Erudit:« Le plan Rueff et l’accroissement des réserves mondiales » par Claude Pichette

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Article
« Le plan Rueff et l’accroissement des réserves mondiales »
Claude Pichette
L’Actualité économique, vol. 44, n° 1, 1968, p. 35-42.
Pour citer cet article, utiliser l’information suivante :
URI: http://id.erudit.org/iderudit/1002997ar
DOI: 10.7202/1002997ar
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Document téléchargé le 7 December 2016 11:48
Le plan Rueff et l’accroissement
des réserves mondiales
De tous les plans de réforme du système monétaire international,
le plan Rueff a sans doute suscité la plus grande polémique.
A tout le moins, il a reçu une extraordinaire publicité étant donné
les controverses qu’il a soulevées.
L’actualité de ce plan est loin d’être dépassée. Les récents événements
dans le domaine monétaire international comme la dévaluation
de la livre sterling et les pressions sur le dollar, nous font
penser qu’à un certain moment, les Américains seront peut-être à
leur tour forcés de dévaluer. D’autre part, le président de Gaulle
souhaite encore le retour à l’étalon-or.
Pour Jacques Rueff, l’abandon de l’étalon-or a entraîné du
même coup la disparition du principal mécanisme de rééquilibre des
balances des paiements. H en résulte l’inflation qui est le produit
du système monétaire international actuel. Selon le raisonnement
quantitativiste de l’auteur, un surplus de balance entraîne une
entrée d’or ou de devises étrangères et l’institut d’émission en achetant
cet or et ces devises accroît le volume de crédit et la demande
effective, ce qui, en fin de compte, provoque une hausse des prix.
Une sortie d’or ou de devises provoquerait l’effet contraire. On a
favorisé l’inflation en faisant disparaître les mécanismes auto-correcteurs
(feed-bacli) que fournissait le système de l’étalon-or. Ce
système, dit-il, obligeait les pays à équilibrer leur balance des paiements
et à annuler les surplus* de demande provenant des déficits.
i. Il y aurait surplus de demande en ce sens que les États-Unis, par exemple,
peuvent acheter et investir à l’étranger plus qu’ils ne pourraient le faire si les autres
pays n’acceptaient pas leurs dollars comme réserves et que les premiers devaient équilibrer
leur balance comme les autres.
— 35 —
L’ACTUALITÉ ÉCONOMIQUE
On retrouve cette apologie de la théorie classique de l’équilibre
des balances de paiements au chapitre VI de L’Âge de l’Inflation 2
et au chapitre premier du Lancinant problème des balances de
paiements 8.
Il ne s’agit point de reprendre ici la critique de la théorie classique
à savoir si le système fonctionnait vraiment comme les Classiques
l’imaginaient. Des auteurs ont fait la critique de cette théorie
simplifiée pour montrer, d’une part, que le système n’a pas toujours
fonctionné comme certains l’imaginent et, d’autre part, pour montrer
qu’on n’accepte plus de laisser aux automatismes le soin d’assurer
le fonctionnement des politiques de croissance et de pleinemploi.
Sans revenir sur cette question du rééquilibre, nous voulons
nous interroger sur les conséquences qui découleraient en un premier
temps de l’application du plan Rueff.
Pour combattre l’inflation mondiale, supposément créée par les
déficits américains dus à l’absence de mécanismes adéquats de rééquilibre,
J. Rueff suggère un plan dont les modalités d’application,
en adoptant son raisonnement, seraient aussi inflationnistes sinon .
plus que le système qu’il veut remplacer, au moins en courte période.
Après la réévaluation • • • – .’
Selon J. Rueff, il faut rétablir 1 etalon-6r. Mais le retour à l’ancien
système est impossible à cause du manque d’or. Il suffit donc
de réévaluer le prix de l’or et il y aurait création immédiate d’une
valeur d’or suffisante au bon fonctionnement, du système.
Après la réévaluation du prix de l’or, pour J. Rùeff 4, «… les
États-Unis pourraient alors rembourser les créances dollars. Les
Banques centrales dans le monde entier en possèdent environ pour
13 milliards de dollars. Après les avoir remboursées, au nouveau
prix de l’or les États-Unis posséderaient encore pour 13 milliards
i . • Rueff, J., L’Age de l’Inflation, Payot, Paris, 1964.
3. Rueff, J., Le lancinant problème des balances de paiements, Payot, Paris,
1965.
4. U.S. Klews and World Report, 17 octobre 1966.
— 36 —
LE PLAN RUEFF
d’or tout comme maintenant. Il n’y aurait ni déflation, ni inflation
».
Une telle affirmation est étonnante et on se demande comment
J. Rueff peut y parvenir aussi facilement. Pour essayer de comprendre
son optique, voyons ce que produirait sur le volume des
liquidités mondiales une réévaluation du prix de l’or.
Supposons des valeurs d’or, de dollars et de livres sterling
semblables à celles qui nous sont fournies par les statistiques de
la Banque des Règlements internationaux et du Fonds monétaire
international pour 1965 sans tenir compte d’éléments de peu d’importance
comme les Bons Roosa, les positions nettes au F.M.I. et
les A.G.E.
Les réserves mondiales officielles en or, en dollars et livres à la
fin de 1965 (en milliards de dollars) :
Ê.-U. G.-B. Autres Tous pays
Or 13.8 2.3 25.1 41.2
Dollars officiels — — — 14.2
Livres officielles — — — 6.7
62.1
Situation instantanée après réévaluation de l’or :
Ê.-U. G.-B. Autres Tous pays
Or 27.6 4.6 50.2 82.4
Dollars officiels — — — 14.2
Livres officielles — — — 6.7
103.3
Situation après remboursement des créances officielles en dollars et
en sterling :
Ê.-U. G.-B. Autres Tous pays
Or 13.4 0 69.0 82.4
Dollars officiels — — — 0
Livres officielles — — — 2.1
84.5
J. Rueff prévoit qu’avec l’accroissement des réserves d’or, certains
pays pourraient consentir un prêt or à la Grande-Bretagne
afin de lui permettre de racheter toutes les créances sterling puisque
même après la multiplication du prix de l’or, les réserves de
ce pays seraient insuffisantes pour le faire.
— 37 —
L’ACTUALITÉ ÉCONOMIQUE
Situation après le prêt or à la G.-B. et le rachat du résidu des
créances sterling :
. . -, j Ê-U. : G.-B. , Autres i; Tottspays
Or UA • ‘ 0 69.0 82.4
Dollars officiels — — — 0
Livres officielles .’ :.. —- ‘•. — ‘• — 0
82.4
Le résultat de cette seule série d’opérations nous montre que
le volume des liquidités internationaies s’accroîtrait instantanément
de 33 p.c.
Mais ce n’est pas tout. La réévaluation du prix de l’or induirait
sans doute une déthésaurisation, un arrêt de thésaurisation et peutêtre
un accroissement de la production d’or. Combien d’or prendrait
le chemin des réserves ? Selon T.P. Stratten 5, la déthésaurisation
et l’arrêt de thésaurisation seulement, ajoutés à la hausse
du prix de l’or, porteraient nos réserves officielles en 1970 à deux
fois et demie leur valeur de 1965.
En supposant le doublement du prix de l’or dans ces conditions,
la valeur des réserves officielles s’établirait comme suit :
Tous pays
Or ‘ :. 103
Dollars officiels 142
Livres officielles •; 6.7 .
. . 123.9
En supposant, toutefois, le remboursement des créances dollars
et sterling, la valeur des réserves officielles serait reportée à un
niveau inférieur, soit 103. ‘
Par rapport aux réserves actuelles, il y aurait donc un accroissement
des réserves officielles d’environ 66 p.c. sur une période de.
cinq ans. Un tel pourcentage d’augmentation, si impressionnant
soit-il, ne nous dit pas tout. On doit encore chercher une réponse
à deux questions : premièrement, que ferait-on du surplus de réserves
produit par la réévaluation du prix.de l’or, et deuxièmement
que représente cet accroissement des réserves par rapport à la situation
actuelle de création des réserves ? . .
5. T.P. Stratten, «What Would Happen if Gold Price Doubled ? », Financial
Post, 24 septembre 1966. ~ »
— 38 —
LE PLAN RUEFF
L’emploi des nouvelles réserves
On peut croire, si déjà le système actuel est inflationniste
comme le suppose J. Rueff, qu’un accroissement aussi rapide et
aussi important des réserves comme il le propose créera un potentiel
inflationniste encore plus grand en permettant aux pays détenteurs
des nouvelles réserves de relâcher leur contrôle des politiques
monétaire et fiscale, assurés qu’ils sont d’être préservés pendant un
bon moment des problèmes de balance des paiements.
En fait, ce potentiel serait facilement stérilisable. Il suffirait, et
il faudrait comme les États-Unis l’ont fait en 1934, que tous les
pays acceptent de stériliser le surplus gagné en thésaurisant avec
défense de vendre, un pourcentage de 50 p.c. par exemple, de leur
stock d’or. Machlup 6 a exposé certaines, des méthodes disponibles à
cette fin.
Un tel usage des nouvelles réserves ne plairait certes pas à ceux
qui croient que les réserves actuelles sont insuffisantes mais il serait
assez facile de les satisfaire en établissant un calendrier de décontingentement
des réserves stérilisées.
Mais ce n’est pas ce que propose ] . Rueff. H prévoit un usagé
défini en quatre points pour ces surplus et ce n’est pas la stérilisation.
En plus du rachat des créances dollars et sterling et en plus
du prêt à la Grande-Bretagne, une autre partie du gain de la réévaluation
de l’or pourrait constituer des.prêts aux pays sous-développés.
Le restant serait consacré au remboursement des dettes
intérieures, par exemple à la Banque centrale.
Quels seraient les résultats d’une telle démarche? Y aurait-il
annulation du potentiel inflationniste ? La Grande-Bretagne devrait
certes maintenir un comportement très orthodoxe et réservé. La
réévaluation du prix de l’or ne lui aurait accordé aucune aire de
jeu supplémentaire et le rachat des créances sterling lui aurait imposé
une dette dont l’annulation éventuelle impliquerait l’accumulation
de surplus de balance.
Les États-Unis, par contre, pourraient se sentir très à l’aise.
Incapables d’équilibrer leur balance des paiements alors qu’ils sont
6. Machlup, Fritz, Plans for Reform of the International Monetary System,
pp. 63-64, Special Papers in International Economics, No. j , mars 1964, Princeton
University.
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L’ACTUALITÉ ÉCONOMIQUE
menacés d’un manque de liquidité 7, il n’y aurait plus de raison,
avec un solde net d’environ 14 milliards d’or sans créance à couvrir,
de voir à freiner les sorties de dollars de toutes sortes 8. Cette
euphorie pourrait durer assez; longtemps, ce qui, loin de résoudre
le problème inflationniste actuel, devrait l’aggraver si le raisonne-*
ment même de J. Rueff est juste.
Quant aux pays sous-développés, comment imaginer que le
prêt qu’on leur consentirait serait de nature à stériliser une part
de la valeur supplémentaire de l’or ? Ces prêts serviraient immédiatement
à accroître la demande mondiale d’importations.
Enfin, le remboursement des dettes intérieures n’offre aucune
garantie de stérilisation des surplus. Les gouvernements, en accaparant
le gain de la réévaluation pourraient rembourser leur
Banque centrale pour des emprunts antérieurs. Que feraient les
Banques centrales de ce surplus d’or ? Le stériliser en le transférant
au Trésor public ? Tout dépendrait de la discipline des pays. Il y
aurait de fortes chances pour que ces surplus aboutissent aux Fonds
de changes car les pays n’accepteraient pas facilement de stériliser
les surplus. Avec les réserves actuelles, plusieurs pays sont incapables
d’équilibrer leur balancé ou bien ils le font difficilement.
Il suffit de regarder l’évolution des droits de tirages aux F.M.I.
pour s’en convaincre. Avec des réserves supplémentaires, il n’y
aurait plus de raisons dé se priver plus longtemps et il n’existe pas
de raison de croire à priori qu’ils le feraient.
Comparaison avec la, situation présente
En second lieu, il s’agit de se demander si le potentiel inflationniste
selon la logique quantitative, serait plus élevé après la réévaluation
du prix de l’or qu’avec les balances non compensées du
présent système. Pour J. Rueff, il y a déjà déluge de liquidités.
«Les «plans de stabilisation » et les «politiques de revenus»,
dit-il, qui sévissent dans la plupart des pays de l’Occident,, prou-
7. Et non pas de banqueroute.
8. Même en système d’étalon-or, il serait impossible d’empêcher les différents
pays d’accumuler des dollars, comme avant 1914 d’ailleurs, tel que le dit Bloomfield
dans Short-Term Capitol Movements Under the Pre- 1914 Gold Standard, Princeton,
1963. Toute défense d’accumuler des dollars serait à peu près impossible à imposer
aux différents pays qui ont’pratiqué un tel système* depuis 1921 et qui ont
par conséquent l’habitude de ce système.
— 40 —
. LE PLAN RUEFF
vent surabondamment qu’il n’y a pas actuellement insuffisance,
mais excès de liquidités monétaires. Le problème pour ces pays,
où l’inflation reste menaçante, n’est pas de créer, mais de neutraliser
les trop-pleins de monnaie que le déficit de la balance des
paiements des États-Unis a généreusement répandus sur le
monde. » °
Quelle était donc l’importance, au début de 1966, de ce tropplein
dont parle J. Rueff ? * .
On le cherche en vain. Les avoirs officiels 10 en dollars ont
continuellement diminué depuis 1963 en dépit des subterfuges (par
exemple les Bons Roosa) employés pour les faire augmenter. Les
dollars, officiels ou non, sont demeurés stables depuis 1962. Leur
augmentation annuelle moyenne depuis 1960 est à peine de 3 p.c.
et les réserves de toutes sortes, officielles ou non, ont diminué; depuis
1963 alors qu’elles ont à peine augmenté depuis 1960. Ce qui
a augmenté, ce sont les réserves européennes, en particulier celles
de la France. Ces réserves européennes, officielles ou non, de quelque
façon qu’on les calcule, ont augmenté annuellement de 6 à 7
p.c. en moyenne depuis 1960. Les pays européens, sans la France,
ont accru leurs réserves officielles de moins de 5 p.c. par an.
Quant à la France, il suffit de consulter les statistiques de la
balance des paiements.de ce pays 1X pour constater que si ce n’était
de la 2;one franc, de la C.E.E. et de l’A.E.L.E., les montants de
dollars gagnés par elle seraient relativement beaucoup moins importants
qu’ils ne le sont : car ce n’est ni par ses transactions commerciales
avec les États-Unis, ni par les investissements américains
directs ou autres en France, que celle-ci accumule ses dollars.
De toute façon, ces accumulations de réserves représentent en
fait un surplus de demande, qui s’apparente fort bien d’ailleurs à
un taux de croissance qu’on considère comme bien ordinaire.
Il faudrait donc que les économies européennes et celle de la
France entre autres, soient étonnamment rigides pour n’être pas
capables de s’ajuster à un si faible taux de croissance. D’autre part,
il faudrait songer que l’accumulation de ces réserves fournit aux
9. Rueff, J., « Des plans d’irrigation pendant le déluge », Le Monde, 24 septembre
1965.
10. Les pourcentages qui suivent sont calculés d’après les statistiques des Rapports
annuels de la B.R.I.
11. F.M.I., Balance of Payments, Yearbook.
— 41 —
L’ACTUALITÉ ÉCONOMIQUE
différents pays les moyens d’assurer des importations capables de
lever de trop fortes pressions inflationnistes. ‘ ,  » •
Conclusion , ,
Une réévaluation du prix de Tor créerait instantanément un volume
de liquidités nouvelles sans commune mesure avec la croissance
de ces liquidités durant les dernières années. Sur une période
de cinq ans, cette croissance serait encore plus grande.
J. Rueff ne prévoit d’ailleurs pas une stérihsation de ces surplus
nouvellement créés. Au contraire, il leur a déjà prévu un emploi
spécifique.
On n’arrive donc pas à comprendre comment ce qui est inflationniste
aujourd’hui, ne le serait plus après la réévaluation du prix
de l’or. Si l’on croit que le déficit américain est responsable de
l’inflation en Europe, qu’arriverait-il après la réévaluation du prix
de l’or?
Croire que le système monétaire international actuel n’est pas
équitable en permettant aux États-Unis de retirer des avantages
inaccessibles aux autres pays, cela se défend mais affirmer qu’il est
la cause de l’inflation se défend plus difficilement, d’autant plus
que le plan que suggère J. Rueff pour le remplacer serait encore
plus inflationniste, dans un premier temps du moins.
Claude PICHETTE,
‘ Département de Sciences économiques,
• »•- »• Université de Sherbroo\e.
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