Vladimir Lossky et la théologie de l’Occident médiéval

Vladimir Lossky et la théologie de l’Occident médiéval
Il semble nécessaire de commencer par évoquer comment Vladimir Lossky en est venu à s’attacher à l’Occident en général et ensuite à l’Occident chrétien. Tout d’abord, il faut rappeler que dès l’enfance, il avait une sorte de passion pour la chevalerie médiévale (en lien avec ses origines polono-germaniques, les chevaliers teutoniques). Cet amour pour la chevalerie était quelque peu romantique, comme on peut facilement le comprendre chez un adolescent. Il en est resté des traces dans son appartenance à la Confrérie de saint Photius et dans sa manière d’éduquer ses enfants. Ce goût pour la chevalerie, la Table Ronde, la queste du Saint Graal, a été encouragé par un ami de la famille Dimitri Vassilievitch Boldyrev, spécialiste de ces questions. D’autre part, très tôt s’est développé chez lui un attachement profond pour la France, ceci grâce à la gouvernante française de la famille que tout le monde adorait.
Enfant très doué, il termine tôt ses études secondaires et à l’âge de dix-sept ans, en 1920, s’inscrit à l’Université de Saint-Pétersbourg (« Petrograd » à l’époque). Pendant deux ans, jusqu’à l’expulsion de la famille à bord du fameux « navire philosophique » en 1922, il étudie en particulier le Moyen Age français avec madame Olga Antonovna Dobiach-Rojdestvenskaïa, disciple du grand médiéviste Ferdinand Lot qui enseignait à la Sorbonne et dont Vladimir Lossky deviendra lui-même disciple et ami lorsqu’en 1924 il réalisera son rêve de toujours : aller étudier à Paris. A Saint-Pétersbourg, il suivra également les cours du professeur Ivan Mikhaïlovitch Grevs qui le premier lui fera connaître les Pères de l’Eglise de l’Occident chrétien et en particulier, le grand mystique
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rhénan Meister Eckhart à qui Vladimir Lossky consacrera toute sa vie de chercheur, littéralement jusqu’à sa mort le 7 février 1958 (jour de saint Grégoire le Théologien à l’ancien style).
Parallèlement à ces études médiévales occidentales, Vladimir Lossky suivait aussi les cours d’un autre très cher ami de la famille, Lev Platonovitch Karsavine qui le poussa à s’intéresser aussi aux Pères de l’Eglise de l’Orient chrétien. Après l’expulsion, à Prague, de 1922 à 1924, cet intérêt s’est approfondi au sein du célèbre séminaire de Nikodim Pavlovitch Kondakov, grand byzantinologue qui a formé plus d’un membre éminent de l’émigration parisienne. C’est à Prague que se situe l’épisode mémorable de la conférence en plein air que fit le jeune Vladimir Lossky sur saint François d’Assise : quand il eut fini, un oiseau est descendu d’un arbre et s’est posé à côté du conférencier.
Arrivé à Paris grâce à une bourse d’études, il fait à la Sorbonne une licence d’histoire sous la direction de Ferdinand Lot (dont la femme, Myrrha Ivanovna Lot-Borodine était russe, orthodoxe et théologienne. Elle est l’une des premières à avoir écrit en français un important article sur la déification). Arrivé à Paris, Vladimir Lossky fut tout naturellement lié à tous ceux qui ont fondé l’Institut Saint Serge où beaucoup de ses amis, notamment de la Confrérie de saint Photius, étudiaient. Mais lui, c’est à la Sorbonne et au CNRS qu’il est resté toute sa vie pour les études et la recherche. Très vite son intérêt pour le Moyen Age s’est orienté vers l’histoire de la pensée, philosophique et théologique de l’Occident médiéval. Il est devenu le disciple et l’ami d’Etienne Gilson dont il a suivi les cours au Collège de France jusqu’à sa mort. Pour se rendre compte de l’amitié et de l’estime réciproque de ces deux hommes, il suffit de lire la Préface qu’Etienne Gilson écrivit pour la thèse posthume de Vladimir Lossky Théologie
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négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart (Paris, Vrin, 1960, réimprimé en 1973 et en 1998).
C’est aux cours d’Etienne Gilson que Vladimir Lossky s’est lié d’amitié avec les grands théologiens de l’Eglise catholique romaine : Jean Daniélou, Henri de Lubac, Yves Marie Congar, Louis Bouyer et d’autres. Parmi les philosophes, il était l’ami de Jean Wahl et d’autres membres du Collège Philosophique. Il a été, avec Maurice de Gandillac, Louis Massignon, Marcel Moré, Pierre Burgelin, Jean Hyppolite, Pierre Leyris et Gabriel Marcel, fondateur de la revue Dieu vivant qui n’a malheureusement eu que vingt six numéros, mais tous de qualité. C’est là qu’a été publié l’article « Théologie de la lumière chez saint Grégoire de Thessalonique » (on remarquera qu’à l’époque, le nom de « Palamas » était encore inacceptable pour beaucoup de catholiques : « Je me rends très bien compte de ce que le nom de Grégoire Palamas a d’insolite pour la plupart des théologiens occidentaux », Dieu vivant, N°1, 1945).
Le nom de saint Grégoire Palamas nous amène au coeur de notre sujet. Tous ceux qui ont lu ne serait-ce qu’un peu des oeuvres de Vladimir Lossky n’auront pas manqué de remarquer la place importante qu’occupe chez lui l’approche négative, ou apophatique en théologie au sens propre, c’est-à-dire là où l’on parle de Dieu et des mystères relatifs à Dieu. En cela, il est proche de saint Grégoire Palamas qui parlait de « Dieu au-delà de Dieu » pour souligner le caractère totalement inconnaissable de Dieu dans son essence et qui se fait connaître et se rend participable dans ses énergies. La fameuse distinction entre essence et énergies, certes développée par saint Grégoire Palamas, existait bien avant lui, comme le souligne dès 1944 le p. Jean Daniélou dans sa thèse sur saint Grégoire de Nysse (Paris, Aubier, 1944, pp. 147-148).
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Sur la théologie négative ou apophatique, il apparaît dès le début du livre de Vladimir Lossky le plus connu (Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient, Paris, Aubier, 1944) que l’auteur s’inspire des « écrits aréopagitiques » qu’il cite dans l’excellente traduction de Maurice de Gandillac (Paris, Aubier, 1943) qui fut le directeur de thèse sur Maître Eckhart de Vladimir Lossky. Il faut noter que les tout premiers articles de Vladimir Lossky sont consacrés à celui qu’il appelle le « pseudo-Aréopagite ». En 1929 paraît dans le Seminarium Kondakovianum un article en russe « Отрицательное богословие в учении Дионисия Ареопагита» («Théologie négative dans l’enseignement de Denys l’Aréopagite »). Deux ans plus tard, en 1931, paraît en français qui sera la langue habituelle de l’oeuvre théologique de Vladimir Lossky, « La notion des ‘Analogies’ chez Denys le pseudo-Aréopagite » dans les Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen-Age. Puis, en 1939, paraît « La théologie négative dans la doctrine de Denys l’Aréopagite » dans la Revue des sciences philosophiques et théologiques N° 28.
Est-il besoin d’ajouter que les écrits aréopagitiques étaient connus des Occidentaux au Moyen Age, grâce à la traduction latine du grand savant du neuvième siècle Jean Scot Erigène (qui traduisit aussi les Ambigua et les Questiones ad Thalassium de saint Maxime le Confesseur, ainsi que le De Hominis Opificio de saint Grégoire de Nysse ce qui apporte une importante nuance à l’idée reçue selon laquelle les Occidentaux, surtout les scolastiques ne connaissaient rien de la théologie de l’Orient chrétien).
On ne s’étonnera donc pas du fait que Vladimir Lossky ait étudié chez les penseurs et les Pères de l’Eglise occidentaux, les éléments que l’on peut trouver de théologie négative ou apophatique. Ainsi, par exemple, en septembre 1954 à
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Paris s’est tenu un grand « Congrès international augustinien » pour commémorer le seizième centenaire de la naissance de saint Augustin. Vladimir Lossky y présenta une fort intéressante communication, très appréciée, sur « Les éléments de ‘Théologie négative’ dans la pensée de saint Augustin ». Il s’agit d’une très fine analyse du thème de la voie négative ou apophatique chez l’évêque d’Hippone fondée essentiellement sur Exode 3, 14 : « Je suis celui qui est », l’Etre par excellence, inconnaissable par conséquent pour toute créature. Ce congrès a donné lieu à une importante publication des communications et des résumés des discussions, Augustinus Magister en trois volumes, Etudes augustiniennes, supplément à « l’Année théologique augustinienne », 1954.
Vladimir Lossky a étudié également les grands penseurs du Moyen Age en cherchant chez eux ce que l’on pourrait appeler des « traces » d’orthodoxie. Un exemple intéressant à cet égard est celui de saint Bernard, abbé de Clairvaux. Dans l’article intitulé « Etudes sur la terminologie de Saint Bernard » (Archivum Latinitatis Medii Aevi (Bulletin du Cange), Tome XVII, 1942), analysant un certain nombre de termes, Vladimir Lossky suggère avec beaucoup de prudence que probablement, saint Bernard confessait une grâce à caractère incréé. Ce faisant, il prend la liberté d’un léger désaccord avec son maître Etienne Gilson, tout en montrant que celui-ci, avec son extraordinaire honnêteté intellectuelle, nuance sa suggestion que saint Bernard avait peut-être « anticipé » la vision sur ce point de saint Thomas d’Aquin dont Etienne Gilson a été le plus grand spécialiste au vingtième siècle. Ceci explique que Vladimir Lossky, disciple comme on l’a dit d’Etienne Gilson, connaissait très bien la pensée de saint Thomas qu’il admire tout en critiquant tout ce qui chez le « doctor angelicus » s’écarte de l’orthodoxie.
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Ainsi, dans le chapitre deux de l’Essai sur la théologie mystique…, il discute l’usage que fait saint Thomas de la théologie négative de Denys. Il écrit : « Saint Thomas d’Aquin réduit les deux voies de Denys à une seule, en faisant de la théologie négative une correction de la théologie affirmative ». Vladimir Lossky appelle cela une « trouvaille philosophique » qu’il qualifie d’ « ingénieuse », tout en se demandant si elle correspond bien à la pensée de Denys. La voie négative, pour Vladimir Lossky, « constitue le caractère foncier de toute la tradition théologique de l’Eglise d’Orient » (p. 24).
Lorsque l’on discute de façon critique la pensée de quelqu’un, il est courant que l’on soit marqué par la manière de raisonner de celui ou de ceux que l’on combat. L’exemple le plus frappant est sans doute celui de saint Albert le Grand et surtout de son disciple saint Thomas d’Aquin. Critiquant l’ « aristotélisme », traduit et commenté en latin au douzième siècle par les musulmans et les juifs en collaboration en Espagne, à Tolède, les grands scolastiques, et surtout saint Thomas, ont subi l’influence de cet « aristotélisme » dans l’exposé de leur pensée. De la même façon, Vladimir Lossky, bien que critique de saint Thomas d’Aquin, a été influencé dans sa manière d’écrire par le plus grand des scolastiques. Il suffit, pour s’en convaincre, de se tourner vers l’oeuvre posthume À l’image et à la ressemblance de Dieu, Paris, Aubier Montaigne, 1967, où sont rassemblés des articles, des conférences et des études de différentes périodes de la vie de l’auteur. Plus on avance vers 1958, plus on peut déceler l’adoption de la méthode d’exposition de saint Thomas. L’exemple le plus frappant est, à mon avis, l’article sur la catholicité « Du troisième attribut de l’Eglise » (écrit pour Dieu Vivant, N° 10, 1948).
On aura, je l’espère, constaté que dans son étude des penseurs de l’Occident chrétien, surtout du Moyen Age, c’est-à-dire avec le développement progressif
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de la rupture entre ceux que l’on a appelé les « Latins » et les « Grecs » Vladimir Lossky a très souvent recherché des traces de l’orthodoxie sous la forme d’une approche apophatique ou négative de la théologie au sens propre. On peut facilement trouver l’explication de cet attachement à une idée centrale, mais qui n’est pas une idée fixe, si l’on tient compte du fait que Vladimir Lossky considérait que son vrai travail, celui auquel il a consacré le plus clair de sa vie, était sa thèse sur Meister Eckhart. Le titre même, et bien entendu le contenu de cet ouvrage publié en 1960, donc peu de temps après la mort de l’auteur, explique le caractère central de cette recherche que l’on pourrait qualifier de permanente : Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart. La notion de théologie négative était donc au centre de sa réflexion et de son expérience de la théologie dogmatique qu’il a enseignée (de même que l’histoire de l’Eglise) à partir de la fin des années quarante à l’Institut Saint Denys jusqu’en 1953, date à laquelle le Père Evgraph et sa communauté ont quitté l’Eglise de Moscou, puis rue d’Alleray.
Au risque de choquer la plupart d’entre vous, je me dois, en toute honnêteté, de dire que mon père se plaignait souvent du fait que les demandes d’interventions, de conférences, d’articles, (excepté l’enseignement), le « distrayaient » ou l’arrachaient à ce qu’il considérait comme son vrai travail, la recherche et la rédaction de sa thèse. Un bon exemple de ceci est la série de douze conférences que ses amis, surtout catholiques, lui ont demandée, en expliquant que leur connaissance de l’orthodoxie était marquée surtout par ce qu’en avait dit le P. Jugie et qu’ils désiraient qu’un orthodoxe leur dise ce qu’il en est. Mon père, par devoir, s’est exécuté, ainsi que dans d’autres cas, comme les congrès annuels du « Fellowship of saint Alban and saint Sergius ». C’est ainsi que la même année 1944 a vu la parution de l’Essai sur la théologie mystique de l’Eglise d’Orient (qui vient d’être réédité au Cerf avec une
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excellente préface par un dominicain où il explique tout ce que ce livre a apporté à l’Eglise catholique).
Pour Vladimir Lossky lui-même, la voie négative en théologie n’était pas une voie permanente, c’est-à-dire en quelque sorte sans issue. En bon « thomiste » (au sens bien sûr de l’expression intellectuelle), il voulait que ses étudiants manient les concepts. Lorsqu’à la maison je lui posais des questions sur ses cours, il m’obligeait à préciser mes questions, approfondir ce que je voulais dire, jusqu’à ce que je réponde moi-même à mes questions. Il était très sévère avec moi alors qu’il était très indulgent avec mes camarades étudiants. Mais l’importance du maniement de la logique et des concepts dans sa théologie négative précisément, les concepts doivent mener à ce qu’il appelait une « déconceptualisation des concepts » qui ouvre sur la contemplation de l’ineffable, le mystère du Dieu totalement inconnaissable dans son essence et en même temps (si l’on peut employer ce mot tout à fait hors de propos ici) qui se donne et se rend participable dans ses énergies. C’est cette recherche comparative (avec saint Augustin, Denys le pseudo-aréopagite et bien d’autres penseurs surtout occidentaux que l’on trouve dans le difficile ouvrage Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, oeuvre centrale à ses propres yeux du moins de l’auteur, Vladimir Lossky.
Diacre Nicolas Lossky (28 juin 2005)

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