ARCHÉOLOGIE DE LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS D’AQUIN

LA NOTION D’ANALOGIE D’ARISTOTE À SAINT THOMAS 61
l’univers, ainsi que son unité : tout provient de la même origine, à savoir l’un ; le
rapport qui relie l’un à ses inférieurs, du moins aux plus proches qui reçoivent sa
forme dégradée est donc bien un rapport à une commune origine, soit le rapport
‚I
xQ²M. De même, les premiers de chaque série, communiquant leur forme à
leurs inférieurs créent un rapport ‚I
xQ²M :
110. Parmi les membres de chaque série, les premiers et ceux qui sont unis à leur
propre monade ont le pouvoir de participer aux êtres établis dans la série
immédiatement supérieure en vertu de leur correspondance, au lieu que les moins
parfaits et ceux qui s’écartent de leur principe propre ne peuvent jouir de cette
participation.
Parce que les premiers sont en étroite affinité avec leurs analogues plus élevés, du
fait qu’ils sont pourvus dans leur ordre d’un rang supérieur et plus divin, tandis que
les suivants procèdent plus avant, c’est-à-dire que la procession qui leur est
départie est seconde et subordonnée, mais ni originelle ni souveraine au sein de
l’ensemble sériel, il est nécessaire que ces premiers soient joints selon leur
communauté originelle aux êtres de l’ordre supérieur, alors que les suivants ne
peuvent s’y unir. Car les êtres ne sont pas tous de même degré, même s’ils appartiennent
au même ordre. Ils ne relèvent pas, en effet, d’une seule définition, mais
ils ont une unité d’origine et de référence, puisque tous procèdent de leur monade
propre. Si bien qu’ils n’ont pas reçu une puissance identique, mais les uns sont
capables d’accueillir les participations des êtres immédiatement supérieurs, tandis
que les autres, rendus dissemblables par des processions qui les écartent à l’excès
de leurs principes, sont privés d’un tel pouvoir 79.
L’analogie, quant à elle, permet essentiellement d’ordonner les membres des
séries entre eux, et les séries entre elles ; c’est donc elle qui permet de créer l’ordre
hiérarchique de l’univers, de conserver l’unité que lui donne le rapport ‚I
xQ²M à
partir du premier, et de créer cette unité dans et entre les séries. En effet, le rapport
‚I
xQ²M n’indiquant que la commune origine, et laissant donc le problème de la
hiérarchisation des subordonnés de côté, c’est l’analogie qui le prend en charge.
Elle est en quelque sorte à la fois la capacité de réception de chaque inférieur de la
forme provenant du premier, ce qui permet d’établir l’ordre dégressif de la série, et
le rapport qui règne entre les ensembles sériels et qui hiérarchise les séries entre
elles, créant l’ordre de l’univers. C’est cette double structure de l’analogie qui sera
développée et menée à son sommet par le Pseudo-Denys. On peut encore remarquer
que pour Proclus, le rapport ‚I
xQ²M est antérieur à l’unité NDW
‚QDORJeDQ.
En effet, la procession de la commune origine est première, et vient avant
l’établissement d’une proportion entre les membres des séries et entre les séries
elles-mêmes. L’unité NDW
‚QDORJeDQ se greffe toujours sur le rapport ‚I
xQ²M
qui est non seulement antérieur selon le temps, mais surtout plus profond au sens
ontologique. Etant donné l’intérêt ontologique et épistémologique que présente
une telle théorie, il est évident que les auteurs postérieurs à Proclus ne pourront pas
l’ignorer, et revenir à un Aristote pur, ni même à la simple participation « floue »
(79) PROCLUS, El. theol., p. 125-126 ; cf. aussi n° 100, p. 119-120.
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L’odre Metaphisique dans la republique de Platon et les implication politique

Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloque

L’ORDRE METAPHYSIQUE DANS LA REPUBLIQUE DE
PLATON ET SES IMPLICATIONS POLITIQUESde
l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://zetesis.fr
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1. INTRODUCTION
Le but de cette présentation est de décrire l’émergence d’un ordre
métaphysique dans la République. Par ordre métaphysique, nous faisons
référence à la structure des principes explicatifs de l’être dans la philosophie
de Platon. S’il est vrai que, dans l’antiquité et plus particulièrement chez
Platon, l’étude des principes fondamentaux qui permettent d’expliquer la
réalité est toujours liée à l’éthique et à la politique, la République ne
contredit pas cette idée puisque l’exposition de l’hypothèse métaphysique
des Formes apparaît au centre d’une enquête sur les conditions de possibilité
non seulement d’une cité, mais aussi d’un homme, juste. Il y a, dans la
République, la recherche des fondations de la justice dans la polis, recherche
qui ne pourra aboutir que si elle est associée à une métaphysique garante de
la possibilité même de cette cité. Ainsi, la recherche d’une cité juste, définie
par Platon comme cité harmonieuse et ordonnée (435a-d) est inhérente à
l’exposition de la métaphysique des Formes, introduite comme hypothèse
dont l’étude devra permettre au législateur d’établir les principes rendant
possible l’émergence de cette cité juste1.
D’une façon générale, la philosophie de Platon peut dans son ensemble être
appelée une philosophie de l’ordre. Cela peut se comprendre ainsi: a)
d’abord, il s’agit de rechercher l’ordre dans le monde. La possibilité de la
connaissance que Platon veut assurer ne signifie pas autre chose que la
nécessité d’admettre que derrière l’instabilité du devenir existe régularité,
harmonie et ordre. L’ordre est un fait premier au même titre que la
connaissance et Platon ne semble jamais, au final, en douter. Ce qui est
connaissable, c’est un ordre qui est présent tout autour de nous dans la
nature et dont les mouvements réguliers des planètes en sont peut-être le
signe le plus merveilleux (529a-e) ; b) ensuite, il faut aussi constater le
désordre qui s’y oppose principalement dans la cité, au sein de l’homme et
aussi dans la nature. Le chaos peut régner, l’injustice et le mal existent.
Mais Platon ne s’attaque jamais à ce problème de cette façon : ce qu’il
1 Que cette cité soit un idéal irréalisable ou une possibilité réellement envisagée (voir
540d) n’enlève en rien la nécessité d’un lien entre métaphysique et éthique/politique.
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affirme en premier lieu, c’est que nous ne pouvons pas nier que la justice
est quelque chose2. Ainsi, face au donné de l’existence de la justice et du
bien, s’impose le deuxième aspect important de la philosophie de Platon : la
mise-en-ordre. La mission de l’homme en général, et du philosophe en
particulier, est de mettre de l’ordre dans son âme et dans la cité à laquelle il
appartient. Ces deux notions sont bien entendue liées : c’est parce qu’il
existe un ordre objectif dans le monde, que l’homme doit essayer de
reproduire cette ordre au sein des réalités sur lesquelles il peut exercer une
certaine influence, à savoir l’âme et la cité. L’ordre est donc chez Platon une
réalité qui traverse l’ensemble de ses réflexions philosophiques et qui peut
être trouvé dans les domaines suivants :
● L’ordre dans l’âme : la justice est définie dans la République comme
l’ordre qui règne dans l’âme lorsque que la raison gouverne les
passions (440d et suivants). L’ordre des parties de l’âme est donc
synonyme de justice individuelle. Ordre ici signifie harmonie, ou
plutôt symphonia. Il existe ainsi pour l’âme une taxis3 de ses parties
dans laquelle chacune remplit la fonction à laquelle elle est
naturellement associée.
● Au niveau politique, une cité juste est une cité ordonnée. Cela
signifie que chaque corps social doit occuper la fonction qui lui
appartient selon le principe de division du travail (433a). Comme
pour l’âme, l’ordre des parties de la cité, dans la République,
manifeste la dikaiosúnē.
● Il existe également un ordre physique qui, au sein de la République,
est mis en évidence dans le cursus philosophique au moment de
l’apprentissage des mathématiques et de l’astronomie. D’une façon
générale, les mathématiques doivent révéler l’harmonie chiffrée qui
existe dans la nature et que Pythagore a permis de comprendre
(530d) et l’astronomie, comme nous le verrons, en étudiant les
mouvements des planètes, doit permettre de rendre compte de la
régularité4 et de l’ordre qui existe au sein du ciel5.
2 Comme en 331c.
3 Voir République, livre X, 618b3, en ce qui concerne l’arrangement de l’âme.
4 C’est parce qu’il existe un ordre dans le mouvement des planètes qu’une régularité en
découle.
5 La République ne fait qu’évoquer ces sujets qui seront repris et développés dans le
Timée au travers de l’image de la mise en ordre du monde par le démiurge, facteur
explicatif garant de la régularité dans toutes les sphères du sensible.
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Il semble donc qu’il y ait différentes façons d’envisager la problématique de
l’ordre chez Platon, physique, politique et éthique6 et que la source et le
fondement commun de ces trois niveaux est à rechercher dans la
métaphysique des Formes dont l’exposition est faite dans la République au
moyen des trois analogies qui précèdent les considérations à propos de
l’éducation des gardiens, qui sont les garants de l’ordre de la cité. Pour
Platon, le lien entre les ordres que nous pourrions qualifier de factuels
(naturel, politique et éthique) et l’ordre métaphysique est affirmé de deux
manières complémentaires que nous aimerions examiner dans cette
présentation. D’abord, la division du réel en deux domaines, le sensible et
l’intelligible, permet d’affirmer que tout ce qui appartient au sensible, ce
qui correspond donc à la sphère de l’ordre concret, est l’image de l’ordre
qui règne dans la sphère intelligible. De plus, le but de l’éducation des
gardiens est de reproduire cet ordre intelligible au niveau sensible, d’abord
dans leur âme, puis dans la cité, et cela ne pourra être atteint qu’au moyen
de leur instruction grâce aux sciences de l’ordre (gymnastique, harmonie
musicale, mathématiques, astronomie et dialectique). Nous aimerions donc
examiner comment l’ordre métaphysique est exprimé dans la République. Il
semble en effet qu’il s’agisse d’un ordre complexe puisqu’il est établi à
deux niveaux différents. D’abord, il y a une distinction entre deux types de
réalités, le sensible et l’intelligible. Or, s’il est vrai que le sensible est une
zone de multiplicité, l’intelligible, lui, est composé de réalités pures, qui,
n’admettant pas la contrariété, jouissent d’une unité particulière. Mais
l’ensemble de cette zone est composé de multiples objets dont les rapports
les uns avec les autres impliquent une hiérarchie que la dialectique est, en
dernière analyse, capable de cerner. L’ordre métaphysique est pyramidal
puisqu’il s’opère sur deux niveaux : a) horizontal d’abord puisqu’il met en
parallèle l’intelligible comme modèle direct du sensible et b) vertical
puisqu’il instaure une structure ordonnée au sein de l’intelligible avec à son
sommet la Forme du bien. Cette structure complexe représente l’ordre
métaphysique platonicien tel qu’il apparaît pour la première fois dans un
dialogue qui exprime de façon classique l’hypothèse des Formes. Il nous
faut maintenant brièvement rappeler les textes en question.
6 A chacun des niveaux d’ordre, il existe un désordre qui s’y oppose comme contraire
direct. Dans l’âme, dans la cité et dans le monde, le chaos peut régner lorsque la réalité
corporelle l’emporte sur l’intelligible et le raisonnable.
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2. UN ARGUMENT EN FAVEUR DE L’EXISTENCE DES FORMES
Tout d’abord, les analogies des livres VI et VII ne constituent pas la
première incursion dans la République de l’hypothèse des Formes. Le livre
V se termine, en effet, par l’affirmation de la reconnaissance de l’existence
des Formes morales comme le beau, le juste et le bien. Leur existence va de
pair avec une distinction radicale entre deux niveaux de réalité qui ne
doivent pas être confondus l’un avec l’autre :
Celui par conséquent qui reconnaît l’existence de belles choses, mais qui ne
reconnaît pas l’existence de la beauté elle-même et qui ne se montre pas capable
de suivre, si quelqu’un le guide, vers la connaissance de la beauté, celui-là, à ton
avis, vit-il en songe ou éveillé ? Examine ce point. Rêver, n’est-ce pas la chose
suivante : que ce soit dans l’état de sommeil ou éveillé, croire que ce qui est
semblable à quelque chose ne lui est pas semblable, mais constitue la chose même
à quoi cela ressemble. (476c-d)7
S’ensuit une distinction entre connaissance et opinion fondée sur la
différenciation entre les deux niveaux de réalité8. Si la première porte sur ce
qui est (477a1 : Ὄν) la seconde ne peut porter sur ce qui n’est pas (477a1 :
μὴ ὄν)9 et doit donc porter sur un intermédiaire entre ce qui est et ce qui
n’est pas. La discussion se termine sur ce qui pourrait être considéré
comme une preuve de l’existence des Formes (479a-c) :
a. Tout ce qui est beau est aussi laid ; tout ce qui est juste est aussi
injuste, tout ce qui est pieux est aussi non-pieux10.
b. Cette coprésence de contraires est aussi valable pour des propriétés
comme « être deux fois plus grand que » (τὰ πολλὰ διπλάσια), « être
plus grand, plus petit, plus lourd, plus léger que » (μεγάλα δὴ καὶ
σμικρὰ καὶ κοῦφα καὶ βαρέα).
c. Ainsi, ces réalités ont un caractère ambigu : « il n’est guerre possible
de penser de manière stable qu’aucune d’elles ou bien est ou bien
n’est pas, ni que ce soit les deux à la fois ni aucun des deux. »11
7 Toutes les traductions sont tirées de l’édition de G. Leroux (2004). 476c2-6 : « ̔Ο οὖν
καλὰ μὲν πράγματα νομίζων, αὐτὸ δὲ κάλλος μήτε νομίζων μήτε, ἄν τις ἡγῆται ἐπὶ τὴν
γνῶσιν αὐτοῦ, δυνάμενος ἕπεσθαι, ὄναρ ἢ ὕπαρ δοκεῖ σοι ζῆν; σκόπει δέ. τὸ ὀνειρώττειν
ἆρα οὐ τόδε ἐστίν, ἐάντε ἐν ὕπνῳ τις ἐάντ’ ἐγρηγορὼς τὸ ὅμοιόν τῳ μὴ ὅμοιον ἀλλ’ αὐτὸ
ἡγῆται εἶναι ᾧ ἔοικεν. »
8 478a-b.
9 Le contraire de la connaissance, l’ignorance, se déduit de la contrariété entre être et
non-être.
10 479a5-8 : « φήσομεν, τῶν πολλῶν καλῶν μῶν τι ἔστιν ὃ οὐκ αἰσχρὸν φανήσεται; καὶ
τῶν δικαίων, ὃ οὐκ ἄδικον; καὶ τῶν ὁσίων, ὃ οὐκ ἀνόσιον;»
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d. Ces objets qui sont donc difficiles à classer et qui sont comme des
énigmes pour les enfants12 sont objets d’opinions. Ils se situent
entre l’être et le non-être.
Il faut immédiatement noter que les objets en question sont ceux considérés
par les personnes qui rejettent l’existence de Formes comme la beauté en soi
et qui se contentent d’affirmer celle des belles choses sensibles. Les
habitants de leur ontologie ont un statut ambigu car ils ne peuvent pas être
mis en rapport avec un autre type de réalité qui permettrait d’éclaircir et de
contraster l’ambigüité de ce statut. Autrement dit, en insistant sur la
difficulté de la position induite en cas de la non-existence des Formes
intelligibles, Platon évoque un état de confusion ontologique qui ne peut
être résolu qu’au moyen de la distinction entre deux niveaux de réalité. En
effet, dès lors que les Formes sont postulées et dès lors qu’il est nécessaire
de les associer directement avec les notions d’être et de connaissance, il
s’ensuit que le statut des objets sensibles, caractérisé par la coprésence de
contraires, prend sens et devient plus clair. La première composante de
l’ordre métaphysique platonicien est la division de la réalité en deux
niveaux, irréductibles l’un à l’autre, et la mise en relation de ces deux
niveaux en termes d’être et de non-être. L’ « excellent homme » (479a1 : ὁ
χρηστὸς) qui ne postule pas le domaine de l’être et la sphère de la
connaissance, est forcé de rester dans l’ambigüité qui découle de l’absence
d’une structure ontologique déterminée. Ainsi, sans les Formes, il n’y a pas
de structure de la réalité et sans structure, c’est le désordre qui règne dans
l’explication et l’appréhension du monde. Reconnaître de l’ordre dans la
pensée du monde commence par admettre une structure à l’être au sens
large, c’est-à-dire à distinguer ce qui est réellement et ce qui est
relativement, l’être et le devenir
Même si cette preuve peut sembler insuffisante puisqu’elle affirme la
nécessité des Formes plus qu’elle ne la prouve, d’autres enseignements
intéressants peuvent en être tirés. Les Formes que Platon mentionnent pour
la première fois dans la République appartiennent à la catégorie des
propriétés qui admettent un contraire direct comme le beau, le juste, le petit
etc., Formes que nous pouvons regrouper en deux catégories, i) les
propriétés relatives comme « être plus grand que », « être plus lourd que »,
propriétés qui sont relatives puisqu’elles sont mises en relation avec un
11 479 c3-5 : « καὶ οὔτ’ εἶναι οὔτε μὴ εἶναι οὐδὲν αὐτῶν δυνατὸν παγίως νοῆσαι, οὔτε
ἀμφότερα οὔτε οὐδέτερον». Voir l’analyse d’Allen (1959) sur ce point.
12 479c1 : « τῷ τῶν παίδων αἰνίγματι. »
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contraire direct, dans ce cas, « être plus petit que », « être plus léger que » et
ii) des propriétés évaluatives comme « être beau » qui sont considérées aussi
comme des propriétés relationnelles13. En effet, « être beau » s’oppose à
« être laid » et cela rend possible le contraste qu’il y a entre deux objets x et
y, avec, par exemple, x est plus beau que y. Les Formes qui sont
découvertes dans la République sont donc celles des prédicats relatifs14.
Cela ne signifie pas que les Formes soient identifiables aux prédicats relatifs
mais que, pour l’instant, lorsqu’il les introduit, que ce soit dans la
République, mais aussi dans d’autres dialogues comme le Phèdre, le
Banquet et le Phédon, c’est à la catégorie de prédicats relatifs que les
Formes appartiennent15.
Cette preuve qui distingue deux niveaux de réalité ne fait pas mention de la
relation qui existe entre ces deux degrés. Or, si mettre de l’ordre dans la
compréhension du monde implique pour Platon, la division de la réalité en
deux niveaux, il est tout aussi important d’ordonner ces deux niveaux de
réalités entre eux, c’est-à-dire de les positionner l’un par rapport à l’autre ou
d’en donner la structure. Cela ne peut être fait qu’au moyen de la
description de la relation qu’ils entretiennent l’un envers l’autre et que
Platon évoquait déjà, de façon peu certaine, dans du Phédon16. Si nous
savons que cette relation a été évoquée sous l’appellation de participation
(methexis), Platon va essayer dans les livres VI et VII d’expliciter de quoi il
s’agit. C’est, selon nous, un des buts principaux des analogies du soleil et de
la caverne.
3. LE SOLEIL, LA LIGNE ET LA CAVERNE
Si les analogies du soleil, de la ligne et de la caverne apparaissent dans la
République dans le but avant tout de fonder l’éducation des philosophes qui
13 Voir Allen (1961) sur ce point page 327.
14 Cela sera confirmé au livre VII (523 et ss.) lors de l’analyse de l’impression que
provoque un objet sensible (un doigt) s’il peut être qualifié relativement à un autre.
15 Même si la Forme du lit fera notablement son apparition dans le livre X, comme celle
de la navette dans le Cratyle, il faut se demander dans quelle mesure ce sont réellement des
Formes ou des exemples didactiques permettant de mieux faire comprendre, par exemple,
la relation entre une Forme et son instance en termes de modèle et copie. Allen (1961), sur
ce point, pense que l’hypothèse de la Forme du lit « is perhaps no more than a prescription
for philosophical method, not an ontological claim at all. It seems likely that, in the middle
dialogues, there are no Forms of substances. » (p. 329).
16 Voir Phédon 100c5.
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seront amenés à gouverner la cité17, ce qui fait d’elles des images dont la
fonction est principalement pédagogique18, il paraît difficile de nier, qu’en
faisant ainsi, elles expriment une structure métaphysique complexe dont les
implications pour comprendre le lien entre l’hypothèse des Formes et
l’ordre ontologique sont évidentes. En fait, l’importance métaphysique de
ces lignes ne doit pas être sous-évaluée du fait que le contexte est celui de
l’éducation philosophique. Par contre il sera essentiel de garder à l’esprit
qu’il s’agit bien d’analogies dont l’interprétation est forcément limitée par le
caractère représentatif de tels outils. Autrement dit, Platon se sert d’images
afin de rendre compte de l’ordre ontologique. Or, ce processus implique
nécessairement une représentation de l’ordre au moyen d’une imagerie
visuelle et de comparaisons mathématiques. Cela implique que l’analyse de
ces analogies requiert une certaine prudence et que l’ordre qui y est décrit,
l’est d’une façon imagée19 : il s’agit d’un ordre représenté qui est soumis
aux lois de la représentation. Cela dit, les limites de l’analyse d’une
allégorie ne doivent pas nous empêcher d’essayer d’obtenir des
renseignements sur la structure de l’ontologie des Formes.
3.1. Le soleil
Afin d’obtenir de l’ordre dans la cité, il est nécessaire aux gardiens de
connaître le bien :
Ainsi donc, notre constitution politique sera parfaitement ordonnée (kekosmēsetai)
si c’est un tel gardien qui veille sur elle, un gardien qui possède cette
connaissance. (506b)20
Mais devant la difficulté de la tâche d’évoquer le bien tel qu’il est en luimême
(auto 506d8), il faut en donner une description « qui lui ressemble le
plus » (omoiótatos 506e3-5). Socrate parle donc par images et il affirme
17 En précisant la nature de l’objet que les philosophes doivent aspirer à connaître, à
savoir la Forme du bien.
18 D’une façon générale, la distinction entre les images est la suivante : le soleil est une
analogie qui concerne la métaphysique (la valeur ontologique de la Forme du Bien en
particulier), la ligne l’épistémologie et la caverne l’éducation. La finalité d’ensemble de ces
trois images est bien de sécuriser les éléments nécessaires à l’éducation des philosophes
dans la cité.
19 Ainsi, parler de verticalité et d’horizontalité découle de la représentation spatiale des
particuliers, des Formes et du Bien.
20 506a9-b1 : « Οὐκοῦν ἡμῖν ἡ πολιτεία τελέως κεκοσμήσεται, ἐὰν ὁτοιοῦτος αὐτὴν
ἐπισκοπῇ φύλαξ, ὁ τούτων ἐπιστήμων. »
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aussi que le soleil est lui-même le tókon (507a3) du bien. Socrate énonce
ainsi l’analogie suivante en parlant du soleil :
Eh bien, sache-le, dis-je, c’est lui que j’affirme être le rejeton du bien, lui que le
bien a engendré à sa propre ressemblance, de telle façon que ce qu’il est lui [le
bien], dans le lieu intelligible par rapport à l’intellect et aux intelligibles, celui-ci
[le soleil], l’est dans le lieu visible par rapport à la vue et aux choses visibles
(508c).21
Nous obtenons ainsi les équivalences suivantes :
• Le bien est analogue au soleil
• Le noûs est analogue à la vue
• La vérité est analogue à la lumière
• L’intelligible est analogue au sensible
• Le lieu des Formes est analogue au lieu des particuliers visibles
• La connaissance est analogue à la vision22
Les conséquences de cette analogie sont multiples et très importantes en ce
qui concerne l’ontologie des Formes :
a) d’abord l’analogie reprend la distinction des deux niveaux de réalités que
l’argument des contraires mettait en évidence. Il y a ce qui est, « ò éstin», la
réalité intelligible qui est l’objet de connaissance, dont les habitants doivent
chacun être posés (tithéntes) selon la forme unique (kat’idéan mían) et
comme une essence unique (mias oúsēs). Opposé à l’être, il y a le devenir
qui est le domaine du visible (orâsthai) caractérisé par la multiplicité
(pollà).
b) l’analogie décrit un système de liens de nécessité entre ces différentes
variables. Le plus essentiel de ces liens étant bien évidemment le rapport de
dépendance qu’il y a entre la vision et la lumière produite par le soleil d’un
côté et celui entre la connaissance, la vérité et le bien de l’autre. En effet, la
connaissance dépend de la vérité du bien comme la vision dépend de la
lumière du soleil pour être.
21 508b12-c2 : « Τοῦτον τοίνυν, ἦν δ’ ἐγώ, φάναι με λέγειν τὸν τοῦ ἀγαθοῦ ἔκγονον, ὃν
τἀγαθὸν ἐγέννησεν ἀνάλογον ἑαυτῷ, ὅτιπερ αὐτὸ ἐν τῷ νοητῷ τόπῳ πρός τε νοῦν καὶ τὰ
νοούμενα, τοῦτο τοῦτον ἐν τῷ ὁρατῷ πρός τε ὄψιν καὶ τὰ ὁρώμενα. »
22 L’analogie implique aussi les oppositions suivantes : à la lumière du soleil s’oppose
l’obscurité, à la vérité s’oppose l’apparence, à la connaissance s’oppose l’opinion, à l’être
s’oppose le devenir, à la vision s’oppose l’aveuglement.
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c) le lien de dépendance à la Forme du bien peut être décrit comme une
double causalité : i) d’abord, il y a la causalité exercée par le bien sur les
objets de connaissance :
Eh bien, ce qui confère la vérité aux objets connaissables et accorde à celui qui
connaît le pouvoir de connaître, tu peux déclarer que c’est la Forme du bien.
Comme elle est la cause de la connaissance et de la vérité, tu peux la concevoir
comme objet de connaissance (…). (508e)23
Il ne faut donc pas identifier la connaissance et la vérité à la Forme du bien,
mais les distinguer en affirmant le lien de dépendance que les premiers ont
par rapport à la deuxième. Ensuite, ii) la Forme du bien est non seulement la
cause de la connaissance mais aussi de l’être et de l’essence (kaì tò eînaí te
kaì tēn ousían) des réalités connues, c’est-à-dire des Formes, comme le
soleil est la cause non seulement de la visibilité, mais aussi de la croissance
des objets visibles.
d) « le bien n’est pas essence mais quelques chose qui est au-delà de
l’essence, epékeina tēs ousías » (509b)
3.2 La ligne
Socrate développe ensuite l’image de la ligne qui va servir à mettre en
relation les différents degrés d’être avec les différentes facultés cognitives.
Même si la finalité de cette image est épistémologique, comme avec le
soleil, le but de Platon est clairement de mettre en évidence la complexité
d’une structure ontologique qu’il appartient aux gardiens de connaître et de
contempler s’ils veulent insuffler de l’ordre dans la cité. L’analogie est la
suivante:
Sur ce, prends, par exemple, une ligne coupée en deux segments d’inégale
longueur ; coupe de nouveau, suivant la même proportion que la ligne, chacun des
deux segments – celui du genre visible et celui du genre intelligible – et tu
obtiendras ainsi, eu égard à un rapport réciproque de clarté et d’obscurité dans le
monde visible, le second segment, celui des images. J’entends par images d’abord
23 Sur la difficulté de traduction de ce passage voir la note 139 de Leroux (2004),
508e1-4 : « Τοῦτο τοίνυν τὸ τὴν ἀλήθειαν παρέχον τοῖς γιγνωσκομένοις καὶ τῷ
γιγνώσκοντι τὴν δύναμιν ἀποδιδὸν τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν φάθι εἶναι· αἰτίαν δ’ ἐπιστήμης
οὖσαν καὶ ἀληθείας, ὡς γιγνωσκομένης μὲν διανοοῦ.»
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://zetesis.fr
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les ombres, ensuite les reflets qui se produisent sur l’eau ou encore sur les corps
opaques, lisses et brillants, et tous les phénomènes de ce genre. (509d-510a)24
L’un des deux segments est tout d’abord caractérisé par les objets qui y
appartiennent, à savoir les « animaux et tout ce qui est soumis à la
croissance, aussi bien que l’ensemble du genre de ce qui est fabriqué »25 .
Socrate évoque ensuite le principe fondamental de cette analogie, celui du
double rapport vérité/non-vérité ↔ modèle/image :
Principe Image/modèle (P) : La division a été effectuée sous le rapport de la vérité
et de la non-vérité, de telle sorte que l’opinable est au connaissable ce que l’objet
ressemblant est à ce à quoi il ressemble. (510a)26
La section de l’intelligible se divise ainsi :
Dans une partie de cette section, l’âme, traitant comme des images les objets qui,
dans la section précédente, étaient des objets imités, se voit contrainte dans sa
recherche de procéder à partir d’hypothèses ; elle ne chemine pas vers un principe,
mais vers une conclusion. Dans l’autre toutefois, celle où elle s’achemine vers un
principe anhypothétique, l’âme procède à partir de l’hypothèse et sans recourir à
ces images, elle accomplit son parcours à l’aide des seules formes prises en ellesmêmes.
(510b)27
Il semble qu’une des difficultés majeures d’interprétation de cette analogie
est de savoir s’il s’agit d’une distinction de différents objets (ontologique)
ou de différents états de l’âme (épistémologique). Cela est d’autant plus
délicat que Socrate commence par différentier les objets représentés par les
différents segments pour ensuite distinguer quatre facultés dans l’âme. Nous
reviendrons sur ce point plus tard, mais pour l’instant, il suffit de noter qu’il
semble y avoir une différence d’objet entre le visible et l’intelligible,
24 République 509d6-510a3 : « Ὥσπερ τοίνυν γραμμὴν δίχα τετμημένην λαβὼν ἄνισα
τμήματα, πάλιν τέμνε ἑκάτερον τὸ τμῆμα ἀνὰ τὸν αὐτὸν λόγον, τό τε τοῦ ὁρωμένου γένους
καὶ τὸ τοῦ νοουμένου, καί σοι ἔσται σαφηνείᾳ καὶ ἀσαφείᾳ πρὸς ἄλληλα ἐν μὲν τῷ
ὁρωμένῳ τὸ μὲν ἕτερον τμῆμα εἰκόνες–λέγω δὲ τὰς εἰκόνας πρῶτον μὲν τὰς σκιάς, ἔπειτα
τὰ ἐν τοῖς ὕδασι φαντάσματα καὶ ἐν τοῖς ὅσα πυκνά τε καὶ λεῖα καὶ φανὰ συνέστηκεν, καὶ
πᾶν τὸ τοιοῦτον, εἰ κατανοεῖς. »
25 510a5-6 : «τά τε περὶ ἡμᾶς ζῷς καὶ πᾶν τὸ φυτευτὸν καὶ τὸ σκευαστὸν ὅλον γένος . »
26 510a8-10 : «διῃρῆσθαι ἀληθείᾳ τε καὶ μή, ὡς τὸ δοξαστὸν πρὸς τὸ γνωστόν, οὕτω τὸ
ὁμοιωθὲν πρὸς τὸ ᾧ ὡμοιώθη . »
27 510b4-9 : «Ἧι τὸ μὲν αὐτοῦ τοῖς τότε μιμηθεῖσιν ὡς εἰκόσιν χρωμένη ψυχὴ ζητεῖν
ἀναγκάζεται ἐξ ὑποθέσεων, οὐκ ἐπ’ ἀρχὴν πορευομένη ἀλλ’ ἐπὶ τελευτήν, τὸ δ’ αὖ ἕτεροντὸ
ἐπ’ ἀρχὴν ἀνυπόθετον–ἐξ ὑποθέσεως ἰοῦσα καὶ ἄνευ τῶν περὶ ἐκεῖνο εἰκόνων, αὐτοῖς
εἴδεσι δι’ αὐτῶν τὴν μέθοδον ποιουμένη. »
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
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différence clairement établie par l’analogie du soleil et reprise dans les
premières phrases de Socrate à propos de la ligne. Mais ce passage, tout en
admettant deux différents types d’objet, envisage pour la partie intelligible
de la ligne deux différentes attitudes de l’âme par rapport au domaine de
l’intelligible dans son ensemble. En effet, le sujet est bien l’âme qui peut
procéder de deux façons différentes lorsqu’elle regarde la zone intelligible, à
savoir à partir d’hypothèses vers une conclusion ou à partir d’hypothèses
vers le principe anhypothétique. Alors que la différence ontologique entre
les objets imités et les images de ces objets est maintenue, il nous semble
qu’au niveau de l’intelligible, nous aurions plutôt affaire au même objet (les
Formes intelligibles) considéré, étudié, analysé de deux manières
différentes. Les seuls objets d’ailleurs qui sont décrits dans ce passage sont
les Formes (αὐτοῖς εἴδεσι) et le principe anhypothétique. L’emploi du terme
« hypothèse » ne représente pas, selon nous, une référence à des objets en
tant que tels, mais bien la mise en évidence d’une méthode ou d’un parcours
de l’âme (μέθοδον).
Glaucon semble avoir intégré cette idée puisqu’il met lui-même en relief les
deux différentes approches qui sont envisageables par rapport à
l’intelligible en termes de disciplines philosophiques:
Dans ces disciplines, les hypothèses servent de principes, et ceux qui les
contemplent sont contraints pour y parvenir de recourir à la pensée, et non pas au
sens ; comme leur examen cependant ne remonte pas vers le principe, mais se
développe à partir d’hypothèses, ceux-là ne te semblent pas posséder l’intelligence
de ces objets, encore que ces objets seraient intelligibles s’ils étaient contemplés
avec le principe. Tu appelles donc pensée, me semble-t-il, et non intellect,
l’exercice habituel des géomètres et des praticiens de disciplines connexes,
puisque la pensée est quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et l’intellect.
Mais tu me suis parfaitement, repris-je (511d)28
Ce passage est essentiel puisque, en introduisant la quadripartition faite par
Socrate des dunameis de l’âme, il semble bien indiquer qu’il s’agit d’une
division d’approche cognitive et non d’objet car : i) il n’y a qu’une seule
catégorie d’objet et ii) c’est la façon dont ces objets sont considérés comme
ὑποθέσεις qui va déterminer deux manières alternatives de considérer
28 511c6-d6 : « αἷς αἱ ὑποθέσεις ἀρχαὶ καὶ διανοίᾳ μὲν ἀναγκάζονται ἀλλὰ μὴ
αἰσθήσεσιν αὐτὰ θεᾶσθαι οἱ θεώμενοι, διὰ δὲ τὸ μὴ ἐπ’ ἀρχὴν ἀνελθόντες σκοπεῖν ἀλλ’ ἐξ
ὑποθέσεων, νοῦν οὐκ ἴσχειν περὶ αὐτὰ δοκοῦσί σοι, καίτοι νοητῶν ὄντων μετὰ ἀρχῆς.
διάνοιαν δὲ καλεῖν μοι δοκεῖς τὴν τῶν γεωμετρικῶν τε καὶ τὴν τῶν τοιούτων ἕξιν ἀλλ’ οὐ
νοῦν, ὡς μεταξύ τι δόξης τε καὶ νοῦ τὴν διάνοιαν οὖσαν. Ἱκανώτατα, ἦν δ’ ἐγώ,
ἀπεδέξω. »
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l’intelligible. C’est cette idée qu’exprime sans ambiguïté Glaucon dans cette
phrase : νοῦν οὐκ ἴσχειν περὶ αὐτὰ δοκοῦσί σοι, καίτοι νοητῶν ὄντων μετὰ
ἀρχῆς.
Platon distingue deux niveaux d’être le sensible et l’intelligible, mais ne
semble pas distinguer au niveau de l’intelligible deux degrés d’intelligible.
Mais, un autre problème d’interprétation semble dès lors surgir puisque,
dans la section sensible, Socrate avait distingué les objets sensibles de leurs
images suivant le principe (P). Or, il semble bien qu’entre un objet
quelconque, mettons un furet et son image dans un lac, nous ayons bien
affaire ici à deux catégories d’objets différents. N’y a-t-il pas parallèlement,
si nous suivons l’analogie au pied de la lettre, un rapport d’image à modèle
entre ce que certains appellent les « objets mathématiques » et les Formes
intelligibles ? Pour tenter d’apporter une réponse à cette difficulté, il faut
s’interroger de plus près sur la structure et les limites de l’analogie modèleimage.
3.3. La caverne
L’allégorie de la caverne ne donne pas d’éléments ontologiques nouveaux
par rapport aux deux premières analogies mais en propose une sorte de
synthèse en mettant l’accent sur la mission du philosophe29. Ce qu’il faut
absolument signaler, c’est que la logique de cette allégorie repose sur (P) et
reprend globalement les divisions de la ligne30. Elle est aussi une synthèse
29 Pour J. E. Raven (1953), les trois images ne peuvent pas être dissociées dans
l’interprétation philosophique puisqu’elles mettent en évidence de façon complémentaire
deux thèses importantes de la métaphysique platonicienne : i) l’usage du principe (P) pour
caractériser l’opposition entre le sensible et l’intelligible comme celle entre la copie et son
modèle et ii) l’emploi d’une analogie se servant d’éléments sensibles (le soleil par exemple)
pour les rapprocher. Platon voudrait à la fois rendre l’intelligible analogue au sensible et
plus généralement affirmer une sorte de continuité entre les deux niveaux de réalité, mais
également les opposer au moyen de (P). C’est, pour Raven, uniquement au travers de la
lecture des trois analogies et de leur transition qu’il est possible de comprendre ces deux
thèses complémentaires. Cette idée, très importante, peut aussi, selon nous, être déduite du
caractère même du choix de l’analogie mathématique de la ligne et de ses limites. Cela dit,
la caverne ne semble pas introduire de nouveaux éléments dans l’ontologie des Formes
mais en explicitent certains, tout en en présentant sous un différent aspect d’autres.
30 Certains ont voulu essayer de tracer une correspondance exacte entre les différentes
sections de la ligne et les différents lieux de l’allégorie de la caverne. D’autres ont affirmé
qu’une telle correspondance n’était pas possible. En tous les cas, la caverne reprend de
façon très vive, l’opposition de base entre image et modèle et donc le contraste objectif
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des deux autres analogies puisqu’elle distingue à la fois les deux niveaux de
réalités, sensible et intelligible, et situe la Forme du bien comme objet
ultime de recherche pour le philosophe. Si l’allégorie de la caverne illustre
surtout le parcours de celui qui sera amené à diriger la cité, ce parcours
s’effectue au travers des réalités décrites dans les images précédentes, à
savoir du sensible à l’intelligible, pour finalement porter sur la connaissance
du bien lui-même. Le recours au principe (P) se voit réaffirmé de la façon
suivante :
1) dans la caverne, il y a les statues et leur ombre projetée contre les murs
qui entretiennent une relation d’image à modèle (RIM) (514b-c).
2) hors de la caverne, entre les reflets sur l’eau des objets réels et ces objets,
il y a le même type de relation (RIM) (515d)
3) Entre les statues dans la caverne et les vrais objets extérieurs, il s’agit
encore de la même relation.
1 et 2 se distinguent de 3 par le fait quand dans ce dernier cas, il s’agit une
relation artificielle et non naturelle puisque les statues ont été fabriquées par
des hommes, alors qu’une relation de type objet-reflet est produite
naturellement. Cette relation, suivant (P), implique que le modèle recèle
plus de clarté que l’image. Or, le paradoxe exprimé dans l’allégorie de la
caverne est que, en ce qui concerne la démarche du philosophe, il doit
comprendre que les statues qu’il a auparavant prises pour les modèles, et
donc pour des réalités vraies et claires, sont en fait des images, moins réelles
et claires que les réalités intelligibles, même si, dans un premier temps, le
fait que son regard se soit habitué aux images et à leur environnement
d’obscurité, faussait sa compréhension de ce qui est réel et de ce qui ne l’est
pas, de ce qui est clair et de ce qui est obscur, et enfin de ce qui est le
modèle et de ce qui est l’image (515e-516a). L’allégorie met donc en
évidence la difficulté du philosophe d’obtenir la connaissance du réel et sa
responsabilité si cette connaissance est atteinte avec, comme point d’orgue
de ce parcours, l’accès à la Forme du bien, après s’être habitué à la
contempler au moyen des reflets et, de nuit, des réalités du ciel:
entre le sensible et l’intelligible, tout en garantissant une communication entre ces deux
degrés au moyen d’un cheminement impliquant des états/lieux intermédiaires.
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Alors, je pense que c’est seulement au terme de cela qu’il sera capable de discerner
le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux ou dans un lieu qui lui est
étranger, mais lui-même, dans son espace propre, et de le contempler tel qu’il est.
Nécessairement, dit-il.
Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c’est lui qui produit les
saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est
cause d’une certaine manière de tout ce qu’ils voyaient là-bas. (516b-c)31
Puis quelques lignes plus loin :
Dans le connaissable ce qui se trouve au terme, c’est la Forme du bien, et on ne la
voit qu’avec peine, mais une fois qu’on l’a vue, on doit en conclure que c’est elle
qui constitue en fait pour toutes choses la cause de tout ce qui est droit et beau,
elle qui dans le visible a engendré la lumière et le seigneur de la lumière, elle qui
dans l’intelligible, étant elle-même souveraine, procure vérité et intellect ; et que
c’est elle que doit voir celui qui désire agir de manière sensée, soit dans sa vie
privée, soit dans sa vie publique (517c)32
Les difficultés d’interprétations sont multiples et il n’est pas question ici de
les soulever toutes. Par contre, il semble que Platon veuille insister tout
particulièrement sur les points suivants : i) la Forme du bien est la cause
(αἰτία) de l’ordre qui existe aussi bien au niveau intelligible que sensible
(πᾶσι πάντων). En effet, ce qui est affirmé fondamentalement dans ce
passage est bien le rapport de causalité entre la Forme du bien et tout ce qui
est droit et beau (ὀρθῶν τε καὶ καλῶν). Platon ne dit pas clairement de quel
type de causalité il s’agit, mais il est clair que la beauté du monde, qui est
exprimée ici en associant les notions de « beau » et « droit » est dépendante
de la Forme du bien. Par beau et droit, Platon ne fait pas ici référence
directement à des Formes intelligibles mais bien à la beauté qui se trouve
dans la structure du monde dans son ensemble. Il ne semble pas absurde de
vouloir comprendre par ces deux notions, l’ordre ou l’harmonie qui règne
dans les niveaux du sensible et de l’intelligible33 ; ii) (P) est un principe qui
31 516b4-c2 : « Τελευταῖον δὴ οἶμαι τὸν ἥλιον, οὐκ ἐν ὕδασιν οὐδ’ ἐν ἀλλοτρίᾳ ἕδρᾳ
φαντάσματα αὐτοῦ, ἀλλ’ αὐτὸν καθ’ αὑτὸν ἐν τῇ αὑτοῦ χώρᾳ δύναιτ’ ἂν κατιδεῖν καὶ
θεάσασθαι οἷός ἐστιν. Ἀναγκαῖον, ἔφη. Καὶ μετὰ ταῦτ’ ἂν ἤδη συλλογίζοιτο περὶ αὐτοῦ ὅτι
οὗτος ὁ τάς τε ὥρας παρέχων καὶ ἐνιαυτοὺς καὶ πάντα ἐπιτρο πεύων τὰ ἐν τῷ ὁρωμένῳ
τόπῳ, καὶ ἐκείνων ὧν σφεῖς ἑώρων τρόπον τινὰ πάντων αἴτιος. »
32 517b8-c5 : « ἐν τῷ γνωστῷ τελευταία ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα καὶ μόγις ὁρᾶσθαι, ὀφθεῖσα
δὲ συλλογιστέα εἶναι ὡς ἄρα πᾶσι πάντων αὕτη ὀρθῶν τε καὶ καλῶν αἰτία, ἔν τε ὁρατῷ
φῶς καὶ τὸν τούτου κύριον τεκοῦσα, ἔν τε νοητῷ αὐτὴ κυρία ἀλήθειαν καὶ νοῦν
παρασχομένη, καὶ ὅτι δεῖ ταύτην ἰδεῖν τὸν μέλλοντα ἐμφρόνως πράξειν ἢ ἰδίᾳ ἢ δημοσίᾳ.»
33 Nous reviendrons sur ce point plus tard, mais, si le sensible est l’image de
l’intelligible, alors l’ordre sensible le sera aussi.
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recèle une certaine ambiguïté : en ce qui concerne le couple clarté-obscurité,
la ligne et la caverne indiquent que nous avons affaire à une échelle
progressive à mesure que nous parcourons les différents « lieux » de ces
analogies (les segments ou les lieux physiques de la caverne). Par contre, en
ce qui concerne la relation modèle-image, elle a un double emploi, ce qui
implique une certaine difficulté pour l’interprétation. En effet, les analogies
de la ligne et de la caverne cherchent à illustrer l’idée que le rapport entre le
sensible et l’intelligible est semblable à celui entre une image et son modèle.
En même temps, au sein de ces analogies, et à différents niveaux, ce rapport
est utilisé directement pour qualifier a) le lien entre les différents soussegments
que comportent chacun des segments du sensible et de
l’intelligible, d’une part le rapport entre les images des objets sensibles
(image) et les objets sensible (modèle) et d’autre part celui entre les
« objets intermédiaires »34 (image) et les Formes intelligibles (modèle) et b)
les liens, dans l’analogie de la caverne, entre les statues (modèle) et leur
projection (image), entre les objets de l’extérieur (modèle) et les statues
(image), entre les objets de l’extérieur reflétés dans l’eau (image) et les
objets eux-mêmes (modèle). Nous avons affaire ici à un système
complexifié qui, en affirmant un rapport global image-modèle entre
l’intelligible et le sensible, reprend de façons multiples ce même rapport au
sein des analogies censées exprimer cette relation. Il faut, à notre avis,
différencier ce rapport global, servant à illustrer les deux niveaux d’être, de
ses ramifications qui se trouvent au coeur des allégories. Par là, nous
voulons dire que la fonction même de l’analogie n’implique pas forcément
une correspondance étroite entre le rapport global et ses exemplifications
concrètes au sein des analogies. Ainsi, si au niveau général ce rapport sert à
différencier au moyen de son usage dans les analogies deux niveaux d’être,
cet usage concret ne doit pas forcément indiquer qu’il existe des
ramifications quant aux niveaux d’être. En effet, comme nous l’avons vu, le
rapport entre les deux segments de l’intelligible, les « objets
intermédiaires » et les Formes intelligibles est illustré au moyen du rapport
image-modèle, mais cela n’implique pas nécessairement une division entre
deux catégories d’objet. En fait, au sein même de l’analogie de la ligne, le
rapport image-modèle peut être compris à trois niveaux différents : a) au
sens concret : un objet sensible et son image. Il s’agit ici de l’expression
même du rapport ; b) au sens analogique : le sensible est l’image de
l’intelligible. Il s’agit de l’emploi de ce rapport ; c) au sens dérivé qui se
retrouve entre les deux segments de l’intelligible. Or, ce dernier sens est
34 Nous avons argumenté qu’ils n’étaient pas à proprement parler des objets.
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particulier puisqu’il ne décrit pas le rapport entre deux objets peuplant
l’intelligible mais bien deux attitudes de l’âme face au même objet :
l’intelligible. Pourquoi donc employer ce sens dérivé ? Il est possible de
donner ici deux raisons potentielles : d’abord pour la complétude de l’image
mathématique, la proportion doit être affirmée entre tous les différents
niveaux de la ligne, même si cela entraîne des conséquences délicates quant
à l’interprétation, et ensuite parce que Platon veut, dans le cadre de l’usage
d’une image décrivant le bien, mettre en évidence une continuité entre le
sensible et l’intelligible. Or, s’il n’affirmait pas ce rapport dans toute sa
multiplicité, le lecteur pourrait se poser la question de l’accès aux réalités
intelligibles et de l’éventuelle difficulté de cet accès. En fait, nous l’avons
vu, la ligne et la caverne reposent sur l’idée d’une progression continue où
le niveau supérieur est lui-même le niveau inférieur par rapport à un autre
niveau supérieur. Cela implique nécessairement l’utilisation du rapport
image-modèle à chacun des niveaux afin de permettre le parcours des
échelons successifs dans cette progression au moyen d’un principe commun.
En fait, Platon reconnaît explicitement, la difficulté à comprendre son
procédé analogique lorsqu’il concerne les niveaux d’être :
Il nous plaira donc, dis-je, comme auparavant, de nommer la première section
science, et la deuxième pensée, la troisième croyance, et la quatrième,
représentation. Il suffira aussi de nommer ces deux dernières prises ensemble
opinion, et les deux premières ensemble, intellection. On dira alors que l’opinion
concerne le devenir, alors que l’intellection vise l’être : ce que l’être est par rapport
au devenir, l’intellection l’est par rapport à l’opinion, et ce que l’intellection est
par rapport à l’opinion, la science l’est par rapport à la croyance, et la pensée par
rapport à la représentation. Quant à l’analogie entre les choses auxquelles ces
fonctions se rapportent, et à la division en deux de chacune des sections –
celles de ce qui est objet d’opinion et celle de l’intelligible, laissons cela de
côté, Glaucon, afin de ne pas nous empêtrer dans des arguments autrement
plus complexes que nous avons traversés. (534a)35
Cette affirmation peut sembler paradoxale puisque le lien qui existe entre les
puissances de l’âme et les niveaux d’être doit être tel que, si nous parvenons
à comprendre les rapports entre les unes, alors ceux qui existent entre les
35 533e7-534b2 : « ̓Αρκέσει οὖν, ἦν δ’ ἐγώ, ὥσπερ τὸ πρότερον, τὴν μὲν πρώτην μοῖραν
ἐπιστήμην καλεῖν, δευτέραν δὲ διάνοιαν, τρίτην δὲ πίστιν καὶ εἰκασίαν τετάρτην· καὶ
συναμφότερα μὲν ταῦτα δόξαν, συναμφότερα δ’ ἐκεῖνα νόησιν· καὶ δόξαν μὲν περὶ γένεσιν,
νόησιν δὲ περὶ οὐσίαν· καὶ ὅτι οὐσία πρὸς γένεσιν, νόησιν πρὸς δόξαν, καὶ ὅτι νόησις πρὸς
δόξαν, ἐπιστήμην πρὸς πίστιν καὶ διάνοιαν πρὸς εἰκασίαν· τὴν δ’ ἐφ’ οἷς ταῦτα ἀναλογίαν
καὶ διαίρεσιν διχῇ ἑκατέρου, δοξαστοῦ τε καὶ νοητοῦ, ἐῶμεν, ὦ Γλαύκων, ἵνα μὴ ἡμᾶς
πολλαπλασίων λόγων ἐμπλήσῃ ἢ ὅσων οἱ παρεληλυθότες.Ἀλλὰ μὴν ἔμοιγ’, ἔφη, τά γε
ἄλλα, καθ’ ὅσον δύναμαι ἕπεσθαι, συνδοκεῖ. »
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autres devraient être clairs. Platon affirme pourtant ici que cela ne va pas de
soi et qu’au contraire, en ce qui concerne le domaine des niveaux d’être,
l’analyse est complexe, surtout lorsqu’il s’agit de les comprendre dans le
strict cadre des rapports mathématiques entre les segments de la ligne. Il est
fort intéressant de noter que Platon ne nie pas l’existence de tels rapports
mais simplement que leur compréhension devient délicate surtout
lorsqu’elle concerne les divisions en deux des sections de l’intelligible et du
sensible. Les rapports affirmés dans ce passage sont les suivants :
ETRE / DEVENIR ; INTELLECTION / OPINION ; SCIENCE / CROYANCE ; PENSEE /
REPRESENTATION
Nous voyons ici qu’en rajoutant le couple MODELE/IMAGE36, le tableau
dans son ensemble devient complexe si nous essayons d’appliquer ce
rapport aux couples SCIENCE et CROYANCE, ainsi que PENSEE et
REPRESENTATION et plus encore, en ne suivant pas les conseils de
Platon, à leurs objets. Les objets du sensible seraient les images des Formes
intelligibles et les images des objets sensibles seraient les images des
images des Formes intelligibles. Cela dit, ces deux rapports sont
compréhensibles puisqu’ils affirment i) que les Formes intelligibles sont les
modèles des objets sensibles (ce qui reprend la division de base) ce
qu’affirmait la proportion initiale appliquée aux objets de l’être et du
devenir et ii) les « objets intermédiaires » sont les modèles des images des
objets sensibles. Cette dernière relation est affirmée si nous appliquons la
proportion géométrique à l’ensemble des composantes de la ligne. Mais
nous pourrions nous demander ce qu’elle apporte réellement à la
compréhension de l’analogie. C’est sûrement à cela que s’adressent les
mises en garde de Platon ici. Ainsi, si nous réunissons les proportions
précédentes nous obtenons :
1) Les objets intermédiaires sont les images des Formes intelligibles et les
modèles des images des réalités sensibles.
2) Les Formes intelligibles sont les modèles des objets sensibles et les
modèles des objets intermédiaires
Ces deux affirmations entraînent les difficultés suivantes : il y a une
asymétrie dans la relation modèle-image entre les Formes et les « objets
36 Rapport qui établissait dans l’analogie de la ligne les proportions suivantes : Les
Formes sont aux « objets intermédiaires » ce que les objets sensibles sont à leurs reflets
sensibles et ce que l’intelligible est au sensible.
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intermédiaires », et entre les Formes et les réalités sensibles. Et pourquoi
mettre en rapport les « objets intermédiaires » avec les images des objets
sensibles puisque la nécessité de continuité impliquerait plutôt de les relier
directement avec les objets sensibles eux-mêmes, proportion qui n’est pas
affirmée dans l’analogie de la ligne. Le point commun entre ces deux
difficultés est que c’est le statut des « objets intermédiaires » qui pose
problème. En effet, une continuité entre l’intelligible et le sensible ne
pourrait être garantie que si les « objets intermédiaires » et les réalités
sensibles se trouvaient directement dans un rapport de proportion. De plus,
si les Formes intelligibles sont les modèles des réalités sensibles et des
« objets intermédiaires », le sont-elles sous le même rapport, ce qui
impliquerait la désastreuse conséquence que les « objets intermédiaires »
participeraient aux Formes comme les réalités sensibles y participent,
compte tenu du fait que le rapport image-modèle entraîne une relation de
participation. Plusieurs commentateurs37 ont noté, par ailleurs, qu’une
construction de la ligne implique l’égalité des segments représentants les
réalités sensibles et les « objets intermédiaires ». Il faut se demander
maintenant ce que cela entraîne en particulier dans le cadre du principe de
ressemblance entre un modèle et son image.
4. LE RAPPORT MODÈLE-IMAGE
Le but de la démarche analogique semble être de représenter le rapport entre
les Formes et les particuliers au moyen de ce qui est le seul outil conceptuel
que Platon nous offre pour comprendre cette relation particulière, à savoir le
lien qui existe entre un paradeigma et son (ses) eídōlon/eikōn38. Il s’agit
donc d’une distinction de deux catégories d’être (sensible-intelligible) qui
se fait au moyen d’une division du domaine sensible en deux types d’objet.
Nous nous retrouvons donc dans une situation avec trois réalités différentes
avec, comme intermédiaire, le sensible jouant le rôle de médiateur dans la
relation qui existe entre les trois. Cela donne la représentation suivante :
A : les images/reflets/représentations des réalités sensibles
B : les réalités sensibles
C : les Formes intelligibles
37 Voir Lafrance (1994), p 274-278, pour une synthèse des différentes opinions à ce
sujet.
38 Rapport exprimé dans (P) par le contraste entre τὸ ὁμοιωθὲν πρὸς τὸ ᾧ ὡμοιώθη. Le
terme eídōlon peut comporter un aspect plus négatif que eikōn et s’approche de la notion de
phantasma. Il peut ainsi signifier illusion.
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://zetesis.fr
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Avec comme rapport : A est à B ce que B est à C et inversement.
C’est en nous interrogeant sur le rapport de A envers B que nous pouvons
comprendre le rapport de B envers C. Pour comprendre ce que sont les
Formes intelligibles, Platon semble nous dire qu’il faut les considérer dans
leur rapport aux particuliers au moyen d’une analogie, celle du couple
image-sensible/objet-sensible. Or le statut de ce dernier couple est ambigu.
En effet, il est possible de comprendre le rapport entre une image et son
modèle dans, au moins, deux sens différents : première possibilité, si nous
considérons le rapport entre le mètre étalon39 et les différents mètres
exemplifiés dans le sensible, il faut remarquer que le modèle possède luimême
les propriétés des images (le mètre étalon mesure, de façon
exemplaire, un mètre) et que le modèle et ses images appartiennent au
même type de réalités (dans ce cas, les deux sont des réalités sensibles) avec
un rapport de perfection ou plutôt de référence arbitraire du modèle envers
les images40. Il y a différence de perfection (le mètre étalon = mètre modèle
= mètre parfait) mais non différence de catégorie d’être41. Mais cette
différence de perfection est toute relative car, d’une certaine façon, il ne
peut y avoir différence de perfection, au sens où Platon l’entend42, que s’il y
a différence ontologique. Deuxième possibilité, et c’est ce que Platon
39 Nous faisons référence ici à la distance entre deux points sur une barre d’un alliage de
platine et d’iridium qui se trouve au Bureau international des poids et des mesures et non à
la définition du mètre comme la distance parcourue par la lumière dans le vide en
1⁄299 792 458 seconde, car cette deuxième définition demanderait une modification de notre
argument. En effet, cette deuxième définition permet d’obtenir un mètre certes parfait mais
toujours fondé sur l’arbitraire. Cela dit, la vraie différence est qu’il s’agit de l’utilisation
d’une loi physique et non d’une instance sensible.
40 Encore qu’une imitation du mètre étalon peut-être parfaite de façon à avoir, par
exemple, deux mètres étalons tout à fait identiques, comme si dédoublions Cratyle, les deux
entités seraient indifférentiables. Nous aurions ainsi deux mètres étalons tout court. En
dernière analyse, c’est par convention que le mètre étalon reçoit sa valeur de paradigme.
41 Cette alternative pour comprendre l’intelligible, tout en prenant un compte l’idée de
perfection du modèle sur les images, ce qui n’est pas évident dans le cas du mètre étalon,
puisque son exemplarité est arbitraire, mais qui est parfaitement en accord avec ce que
Platon semble dire des Formes intelligibles par rapport aux particuliers, entraîne des
difficultés très connues : si une Forme F et les particuliers qui y participent se trouvent dans
un rapport de ressemblance en ce qui concerne la propriété F, cela signifie que F possède
en commun avec ses instances la propriété F d’une manière similaire au fait que le mètre
étalon et ses images possèdent une ressemblance quant à cette propriété. Sur ce point, voir
Patterson (1985), chap. 3, « Image and Reality », p. 25 sq.
42 Il ne s’agirait pas, par exemple, d’une différence entre deux objets plus ou moins
parfaits, dont l’un est plus parfait que l’autre.
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semble indiquer au moyen du choix de ses exemples, si nous considérons le
rapport modèle-image comme celui entre un objet et son reflet dans l’eau ou
sa représentation en peinture, il est clair que le modèle et ses images ne
partagent pas une ressemblance quant aux propriétés qui sont exhibées par
le modèle. En effet, le furet et son image dans l’eau, même s’ils
appartiennent tous deux à la réalité du sensible, semblent être
ontologiquement plus éloignés que le sont, par exemple le mètre étalon et
ses instances. Peut-être ne s’agit-il pas d’un éloignement ontologique,
puisque les deux appartiennent à la même catégorie d’être (le sensible), ce
qui est rendu nécessaire à Platon pour que l’analogie produise son effet.
Mais en tout cas il est clair que l’image, dans cette alternative, ne possède
pas le même type de propriétés que celles du modèle, et pourtant les deux se
ressemblent d’une façon telle que notre furet pourrait se mettre à manifester
un comportement agressif en voyant sa propre image dans l’eau s’il ne se
rendait pas compte qu’il s’agit d’une illusion. L’intérêt de cette alternative
est qu’elle tend à montrer que les deux catégories appartiennent à des
niveaux différents et qu’il n’est pas possible de les réduire l’une à l’autre en
termes de propriétés43. Il faut faire ici cette distinction : d’un point de vue
ontologique le furet et son reflet appartiennent à la même catégorie d’être,
mais exemplifient une différence, en termes de propriétés, qui, du point de
vue de l’usage du procédé analogique, symbolise une différence, cette fois
ontologique, entre les Formes et les particuliers. Notons aussi que a) entre
une image et un modèle, il existe des propriétés communes (taille, étendue
etc.), mais il ne peut s’agir des propriétés essentielles de l’objet (par
exemple la propriété d’être un furet) et b) si l’image est considérée comme
une illusion par rapport au modèle, nous nous retrouvons dans le cas de la
notion de différence de perfection.
Or, si c’est cela que l’analogie tend à montrer, alors il faut revenir à notre
difficulté précédente : pourquoi postuler un niveau d’être différent dans
l’analogie entre les Formes et les « objets intermédiaires » ? Sans vouloir
résoudre ici ce problème, nous pourrions renvoyer aux analyses de R. S.
43 Le fait que, dans cette interprétation, les Formes ne puissent pas être réduites aux
particuliers en termes de propriétés, ce qui résout les difficultés mentionnées dans la note
précédente, et en même temps soient mises en relation directe avec la réalité sensible
permet d’accentuer deux éléments essentiels dans la saisie conceptuelle de l’hypothèse
platonicienne : les Formes sont essentiellement différentes des particuliers, et ne leur
ressemblent pas quant à leurs propriétés, mais sont pourtant reliées à ces derniers dans un
rapport de ressemblance qu’est celui qui s’approche de l’idée de l’illusion, ce que Platon
affirme à plusieurs reprise lorsqu’il s’agit de décrire l’infériorité et la fausseté que
représentent les réalités sensibles.
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Brumbaugh44 en ce qui concerne la difficulté de l’emploi d’une métaphore
géométrique pour évoquer non seulement la non-réductibilité entre les
Formes et les particuliers, mais aussi la continuité cognitive possible entre
les deux niveaux de réalité. Il faut remarquer que cette double exigence est
principalement exprimée dans l’usage de l’analogie image-modèle en ce
sens que, comme nous venons de le voir, l’image ressemble au modèle et
pourtant elle lui est fondamentalement différente.
Le fait que certains ce soient demandés s’il fallait se représenter la ligne de
façon verticale ou horizontale ou si le segment de l’intelligible devait être
plus long ou plus court que celui du sensible45, indique les difficultés et les
limites de la représentation spatiale d’une distinction ontologique.
Brumbaugh affirme que la ligne représente deux types de propriétés qui ne
sont pas conciliables au sein d’une même analogie. Les deux propriétés
sont, d’une part la différence de clarté qui existe entre les puissances de
l’âme, représentée par l’inégalité dans les segments et d’autre part, la
continuité qui est possible, et que suppose l’enseignement philosophique,
entre lesdites puissances, représentée par la proportionnalité des segments. Il
faudrait donc considérer à la fois la longueur des segments et leur position
afin de pouvoir dégager l’analyse la plus adéquate possible de cette
analogie. Si nous nous plaçons au niveau ontologique, nous pourrions aussi
dire que cette analogie veut exprimer à la fois la différence et la
ressemblance entre les Formes intelligibles et le sensible. Or, au sein de la
même représentation analogique, cela apparaît comme impossible puisque
ces deux propriétés sont antinomiques.
Nous avons montré que l’analogie de base que propose Platon dans
la République fonctionne aisément avec trois variables A, B et C, or la ligne
en propose une quatrième, D, les « objets intermédiaires ». Faut-il en
conclure que Platon, dans son objectif de mise en ordre de ses principes
métaphysiques, postule une classe supplémentaire d’objets ? Nous l’avons
44 Voir Brumbaugh (1952) et (1977).
45 Voir Lafrance (1994), pages 271-274 et surtout Smith (1996), page 26. Platon
mentionne expressément le fait qu’il faut se représenter la ligne de façon verticale (voir upó
en 511a6 et anōtátō en 511d8), ce qui correspond d’ailleurs de façon globale avec la
représentation qu’il propose des Formes, par exemple, dans le mythe du Phèdre. Quant à la
question de la longueur des deux segments principaux, si leur inégalité semble faire
concensus (ánisa en 509d6), le choix de cette longueur dépendra du rapport qui sera assumé
entre longueur et clarté. Si les commentateurs ont argumenté de façons si diverses, c’est
bien la preuve que la représentation imagée d’un concept est délicate et sûrement arbitraire.
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vu, supposer cette classe entraîne des difficultés d’interprétation que Platon
reconnaît lui-même. Pourquoi ne s’en tient-il pas aux trois catégories
nécessaires, à savoir les Formes intelligibles, les sensibles et les images des
sensibles qui permettent de représenter de façon adéquate la non
réductibilité des Formes aux particuliers ? En fait, Platon semble s’y tenir, si
nous regardons la dernière apparition que fait l’hypothèse des Formes dans
la République au livre X. Platon veut argumenter que les peintres et les
représentants des arts d’imitation fabriquent de l’illusion et non de l’être et
prend ainsi l’exemple du lit qu’il différencie en trois catégories :
-Eh bien, ces lits constitueront trois lits distincts. Le premier est celui qui existe
par nature, celui que, selon ma pensée, nous dirons l’oeuvre d’un dieu. De qui
pourrait-il s’agir d’autre ? – Personne, je pense. – Le deuxième lit est celui que le
menuisier a fabriqué. – Oui, dit-il. – Le troisième lit est celui que le peintre a
fabriqué, n’est-ce pas ? – Oui. – Ainsi donc, peintre, fabriquant de lits, dieu, voilà
les trois qui veillent aux trois espèces de lit. (597b)46
Platon distingue ici trois catégories de lit : (C) La forme du lit, le (B) lit
sensible et (A) l’image du lit sensible. Il y a d’abord la Forme unique (596
a6 : εἶδος τι ἓν), ses instanciations concrètes et ses copies faites en peinture
ou encore au moyen d’un miroir (596e). Que le but de Platon soit ici de
distinguer trois types d’artisan qui produisent des objets différents sur
l’échelle de la réalité, allant du réel (ónta) aux phénomènes (phainómena)47
ne doit pas nous faire perdre de vue qu’est affirmée, dans ce passage, la
même correspondance que dans notre version simplifiée de la ligne entre A,
B et C. Encore une fois, c’est au moyen de la distinction entre l’image et le
modèle que Platon nous fait comprendre l’altérité entre les Formes et les
particuliers, affirmant que proportionnellement la semi-réalité des sensibles
par rapport aux Formes doit être mise en rapport à celle encore moindre,
puisqu’il s’agit d’illusions, des « reflets » du lit par rapport aux lits
sensibles. Nous nous retrouvons ici avec la même affirmation de nonréduction
d’une entité par rapport à l’autre quant à leur être et leur
perfection. Puisque le lit sensible ne peut aucunement être réduit, rapproché
en termes de propriétés ou même assimilé au reflet de ce dernier, alors
pareillement, la Forme du lit ne doit pas être assimilée au lit sensible. Il y a
46 597b5-14 : « Οὐκοῦν τριτταί τινες κλῖναι αὗται γίγνονται· μία μὲν ἡ ἐν τῇ φύσει
οὖσα, ἣν φαῖμεν ἄν, ὡς ἐγᾦμαι, θεὸν ἐργάσασθαι. ἢ τίν’ ἄλλον; Οὐδένα, οἶμαι. Μία δέ γε
ἣν ὁ τέκτων. Ναί, ἔφη. Μία δὲ ἣν ὁ ζωγράφος. ἦ γάρ; Ἔστω. Ζωγράφος δή, κλινοποιός,
θεός, τρεῖς οὗτοι ἐπιστάται τρισὶν εἴδεσι κλινῶν. »
47 C’est la correspondance des trois catégories d’objet qui nécessite trois artisans
différents et donc le dieu « créateur » de la Forme intelligible du lit.
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bien ici une distinction de deux catégories (B et C) au moyen d’une
troisième (A), en se servant d’une catégorie intermédiaire comme moyen
terme. Nulle nécessité ici de postuler un intermédiaire entre le lit sensible et
la Forme du lit comme c’est le cas dans de la ligne. Pourquoi donc Platon le
fait-il dans cette analogie?
Si nous pensons que le but de Platon est de fournir une analogie entre le
sensible et l’intelligible au moyen de la relation image-modèle, alors,
comme dans l’analogie du soleil qui portait sur la nature du bien et qui le
mettait en rapport avec un objet sensible, dans le cas de la ligne, c’est l’objet
de l’analogie, qui est la relation image-modèle entre le sensible et
l’intelligible dans son ensemble, que Platon va comparer à la relation imagemodèle
dans le sensible. Il distingue ainsi quatre segments dans la ligne
avec pour but de montrer que ce qui est d’un certain point de vue le modèle
(les sensibles), est en même temps l’image de l’intelligible d’un autre point
de vue. Ainsi, la partie comprenant les objets sensibles et les « objets
intermédiaires » dans sa totalité pourrait représenter ce domaine
intermédiaire. Dans le cas du livre X, Platon reprend cette division sans
supposer une réalité intermédiaire entre les particuliers les Formes. En fait,
il y a trois réalités, l’image du lit, le lit et la Forme du lit. Le problème que
se pose Platon dans le cas de la ligne est le suivant : comment est-il possible
de passer, dans un processus de connaissance dans le cadre de l’éducation
du philosophe, du sensible à l’intelligible. Sa réponse semble être qu’il y a
deux façons de considérer la réalité sensible : 1) en tant que sensiblemodèle,
c’est-à-dire en tant que sensible indépendant dont les reflets
sensibles en sont les images dépendantes 2) en tant que sensible-image,
c’est-à-dire en tant que sensible possédant une intelligibilité propre,
intelligibilité découlant du fait d’être l’image d’une Forme. C’est au moyen
des sciences de l’ordre que cette intelligibilité peut être découverte. Platon
exprime l’idée qu’en considérant le même objet de deux façons différentes,
soit en tant que modèle, soit en tant qu’image, il y a possibilité d’une
transition entre le sensible et l’intelligible48. Les proportions mises en
évidence dans l’analogie de la ligne sont toutes celles entre un modèle et
une image. Nous l’avons vu, les Formes sont les modèles des « objets
intermédiaires » et des réalités sensibles. Or, si ces deux catégories
représentent simultanément le même type d’objet en tant qu’il est considéré
soit comme une image, soit comme un modèle, alors l’interprétation devient
48 Sur ce point voir Smith (1996), p. 42: « What is relevant, then, is not the ontological
identity of these objects, as some have argued, but, rather, the way in which such objects
are conceived at each of the relevant subsections. »
ἀρχὴν πορευομένη ἀλλ’ ἐπὶ τελευτήν . »
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plus cohérente. Car, malgré l’absence de rapport de proportion immédiat
entre ces deux segments, Platon affirme pourtant clairement le statut de
moyen terme des objets sensibles et des « objets intermédiaires » :
Examine aussi comment il faut couper la section de l’intelligible. –De quelle
façon ? – Voici. Dans une partie de cette section, l’âme traitant comme des images
les objets qui, dans la section précédente, étaient les objets imités, se voit
contrainte dans sa recherche de procéder à partir d’hypothèses ; elle ne chemine
pas vers un principe mais vers une conclusion. (510b)49
Platon semble reconnaître ici explicitement que les mêmes objets peuvent
être considérés de deux façons différentes. C’est au moyen, par exemple, de
l’approche géométrique que les objets sensibles cessent d’être considérés
comme des originaux mais comme des images des Formes intelligibles.
C’est ainsi qu’il est possible de distinguer deux puissances dans l’âme, la
pístis et la diánoia, sans nécessairement devoir distinguer deux types
d’objet. En fait, il pourrait suffire d’affirmer qu’il n’y a que deux niveaux
d’être, le sensible et l’intelligible. En effet, le fait que le sensible soit divisé
entre les objets sensibles et leurs images (reflets, ombres) n’implique pas
non plus qu’il faille distinguer deux niveaux ontologiques. Au contraire,
l’usage des images des sensibles est inhérent au fonctionnement du
processus analogique afin de montrer le statut ambigu des réalités sensibles,
entre être et non-être. Entre ombres et objets sensibles, il n’y a pas de
différence ontologique (même si ces objets appartiennent à différentes
catégories du sensible), mais bien l’exemplification sensible d’une
différence ontologique. Pareillement, il n’y a pas de différence ontologique
entre les objets sensibles et les « objets intermédiaires » puisque ces derniers
n’existent pas en tant que tels mais représentent les objets sensibles en tant
qu’ils sont les reflets et les traces de l’être véritable, les Formes intelligibles.
Pour Platon, c’est au moyen de la géométrie que la transition entre sensible
et intelligible est possible, et nous le verrons, la possibilité de cette
transition est essentielle au projet politique de la République.
5. L’ORDRE ET LA FORME DU BIEN
L’exercice auquel se livre Platon au moyen des analogies de la République
peut être considéré comme une mise en ordre de sa métaphysique. La
49 510b2-6 : «Σκόπει δὴ αὖ καὶ τὴν τοῦ νοητοῦ τομὴν ᾗ τμητέον. Πῇ ; Ἧι τὸ μὲν αὐτοῦ
τοῖς τότε μιμηθεῖσιν ὡς εἰκόσιν χρωμένη ψυχὴ ζητεῖν ἀναγκάζεται ἐξ ὑποθέσεων, οὐκ ἐπ’
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difficulté principale est que cette mise en ordre est orchestrée indirectement
au moyen d’images et de métaphores. Cela vaut éminemment pour la Forme
du bien qui, par sa position dans la métaphysique est, selon Platon,
extrêmement difficile à saisir (506e). Par mise en ordre de la métaphysique,
nous aimerions signifier non seulement le fait de rendre clair et
compréhensible les éléments d’une métaphysique, ici l’hypothèse des
Formes, mais surtout de dégager la structure qui règne entre ces éléments50.
Cela s’impose comme essentiel au philosophe car une des conséquences
principales du choix de la caractérisation du rapport particuliers-Formes par
l’analogie image-modèle est que la structure de la réalité intelligible sera
reflétée dans celle du sensible. Autrement dit, s’il y a un ordre
métaphysique, la réalité sensible en est, dans son ensemble, l’image. Or,
nous avons conclu dans la partie précédente qu’il existe une possibilité au
moyen de l’étude des particuliers en tant qu’images des Formes, notamment
par la géométrie, de remonter directement à leur intelligibilité. Si l’ordre du
monde est le reflet de l’ordre de l’intelligible, alors nous comprenons
l’importance de mettre en évidence la structure de cette deuxième
composante de la métaphysique. Nous l’avons suggéré, l’analogie imagemodèle
indique que i) les Formes intelligibles ne peuvent pas être réduites à
leurs exemplifications sensibles, ii) que c’est par l’étude des particuliers
sensibles avec l’aide des sciences de l’ordre (mathématiques, harmonie
musicale, astronomie et dialectique) qu’il est possible de remonter au niveau
de l’intelligible.
L’évolution de la métaphysique de la République par rapport à celle du
Banquet et du Phédon est qu’elle ne considère plus le domaine intelligible
sous l’angle de la participation des sensibles à l’intelligible ou sous celui
d’une Forme en particulier comme celle du Beau, mais qu’elle s’intéresse à
la réalité intelligible dans son ensemble, dans sa structuration générale.
Platon évoque maintenant les rapports des Formes intelligibles au sensible,
et des Formes entre elles. Cela découle du fait qu’il cherche à mettre en
évidence le lien qui existe entre l’homme, la cité et l’intelligible, et la
possibilité que les deux premiers soient ordonnés et harmonieux s’ils imitent
la réalité intelligible. Dans le cadre de la description de l’intelligible dans
son ensemble, Platon introduit une idée de hiérarchisation au moyen d’un
facteur fondamental : la Forme du bien. Il introduit aussi une composante de
dépendance : c’est cette Forme qui garantit à la réalité intelligible son ordre
50 Non seulement le rapport entre les Formes et les particuliers, mais aussi les rapports
entre les Formes elles-mêmes, ainsi que la relation des deux niveaux de réalité à la Forme
du bien.
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et son harmonie et que l’étude dialectique peut permettre de découvrir. La
Forme du bien est ainsi le chainon fondamental de la métaphysique
platonicienne puisqu’il met en ordre les niveaux intelligible et sensible en
les situant dans un rapport avec elle-même.
Comprendre ce qu’est la Forme du bien (idéa tou agathou) n’est pas
possible du moins directement et c’est pour ça que Socrate propose à
Glaucon d’en fournir une analogie, comparant le bien au soleil. Cette image
montre la position fondamentale du bien dans la métaphysique platonicienne
en faisant du bien le principe de la connaissance, de l’être et de l’essence
des Formes intelligibles :
Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur
cognoscibilité que manifestement, ils reçoivent du bien, mais c’est aussi leur être
et leur essence, qu’ils tiennent de lui, même si le bien n’est pas l’essence mais
quelque chose qui est-delà de l’essence dans une surabondance de majesté et de
puissance. Et alors Glaucon, facétieux, s’exclama : Par Apollon, dit-il, quelle
prodigieuse transcendance (ὑπερβολῆς) ! – C’est toi le responsable, repris-je, tu
m’as forcé à exprimer mes opinions à son sujet (509b).51
En exerçant une certaine causalité sur les intelligibles, l’allégorie de la
caverne suggère que la Forme du bien cause également les particuliers. En
effet, au moment où le philosophe parvient à contempler le soleil, Socrate
affirme à propos de ce dernier que :
Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c’est lui qui produit les
saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est
cause d’une certaine manière (τρόπον τινὰ) de tout ce qu’ils voyaient là-bas.
(516b)52
La question du type de causalité de la Forme du bien sur l’ensemble des
réalités est intimement liée à son statut particulier d’entité epékeina tēs
ousías (ETO). Pour notre propos, il suffit peut-être de noter quelques
éléments importants servant à situer la Forme du bien comme élément
51 509b6-c4 : « Καὶ τοῖς γιγνωσκομένοις τοίνυν μὴ μόνον τὸ γιγνώσκεσθαι φάναι ὑπὸ
τοῦ ἀγαθοῦ παρεῖναι, ἀλλὰ καὶ τὸ εἶναί τε καὶ τὴν οὐσίαν ὑπ’ ἐκείνου αὐτοῖς προσεῖναι,
οὐκ οὐσίας ὄντος τοῦ ἀγαθοῦ, ἀλλ’ ἔτι ἐπέκεινα τῆς οὐσίας πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει
ὑπερέχοντος. Καὶ ὁ Γλαύκων μάλα γελοίως, Ἄπολλον, ἔφη, δαιμονίας ὑπερβολῆς. Σὺ
γάρ, ἦν δ’ ἐγώ, αἴτιος, ἀναγκάζων τὰ ἐμοὶ δοκοῦντα περὶ αὐτοῦ λέγειν. »
52 516b9-c2 : «Καὶ μετὰ ταῦτ’ ἂν ἤδη συλλογίζοιτο περὶ αὐτοῦ ὅτι οὗτος ὁ τάς τε ὥρας
παρέχων καὶ ἐνιαυτοὺς καὶ πάντα ἐπιτροπεύων τὰ ἐν τῷ ὁρωμένῳ τόπῳ, καὶ ἐκείνων ὧν
σφεῖς ἑώρων τρόπον τινὰ πάντων αἴτιος. »
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essentiel de l’ordre métaphysique chez Platon. D’abord, la qualification du
bien comme ETO semble entrer en contradiction avec le fait qu’elle est dite
à plusieurs reprises (518c8, 526e3, 532c5) comme partie éminente de l’être
puisqu’elle est caractérisée, par exemple, de tò eudaimonéstaton toù óntos53
et surtout avec la proposition affirmant que la Forme du bien est objet
potentiel de connaissance. Puisqu’au moyen de la dialectique, le philosophe
en saisissant,
ce qu’est le bien lui-même, il parvient au terme de l’intelligible (…). (532b)54
Plusieurs auteurs55 ont argumenté que la Forme du bien pouvait à la fois être
ETO et, en même temps, un objet de connaissance faisant partie du domaine
de l’intelligible. Le bien étant alētheiá te kaì tò ón (508d5), il est aussi
ETO56. D’abord, il faut constater que l’analogie du soleil implique deux
idées qu’il faudrait peut-être appliquer à la Forme du bien : le soleil tout en
étant partiellement57 cause de la génesis fait aussi partie du domaine du
visible et du changeant et ii) il est difficile de contempler directement le
soleil. Platon ne peut pas ignorer les conséquences que ces deux éléments
ont pour son analogie. Si la Forme du Bien est la cause de l’être et de
l’essence des Formes intelligibles (tò eînaí te kaì tēn ousían), cela implique
nécessairement que l’intelligible dans son ensemble dépend de la Forme du
Bien quant à ce qu’il est. La Forme du Bien est donc cause de l’intelligible
et pourtant, il semble qu’elle fasse partie de l’intelligible. Comment cela
peut-il se concilier avec le fait qu’elle soit ETO ? Remarquons, de façon très
générale, que le principe même de la relation de cause à effet, qui met en
évidence un lien de dépendance de l’effet sur la cause, n’implique nullement
que la cause appartienne à une catégorie ontologique différente de celle de
l’effet. Au contraire, la différence entre la cause et l’effet peut résider dans
le fait même du lien de dépendance instauré. Si nous appliquons cette idée
53 Voir sur ce point, les analyses de M. Baltes (1993).
54 532a7-b2 : « καὶ μὴ ἀποστῇ πρὶν ἂν αὐτὸ ὃ ἔστιν ἀγαθὸν αὐτῇ νοήσει λάβῃ, ἐπ’ αὐτῷ
γίγνεται τῷ τοῦ νοητοῦ τέλει. »
55 Voir Baltes (1997), p. 9-13.
56 Il est très difficile de comprendre quelle nuance propose Platon entre τὸ εἶναί et τὴν
οὐσίαν. Qu’est ce que cela peut-il signifier que la Forme du bien soit au-delà de l’essence
mais non au-delà de l’être ? En tous les cas, cela laisse la possibilité au bien de faire partie
du domaine de l’être, donc de l’intelligible.
57 Partiellement puisqu’il n’est pas la cause directe de l’existence des objets particuliers.
Au contraire, il garantit la possibilité de l’existence des objets particuliers dans leur
ensemble en produisant lumière et chaleur, mais à chacun de ces objets il est possible
d’attribuer d’autres causes directes individuelles. Ce n’est pas le Soleil qui cause (produit)
l’arbre, pareillement ce n’est pas le Bien qui crée les Formes.
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://zetesis.fr/actes/spip.php?article20
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au rapport entre la Forme du Bien et les autres Formes, alors dire que la
première est ETO, donc au-delà des autres Formes intelligibles, signifierait
que la Forme du bien possède une supériorité par rapport à l’intelligible. La
Forme du bien est indépendante par rapport aux autres Formes et en ce sens,
elle les dépasse. Platon, en fait, ne dit pas autre chose puisqu’il n’affirme
pas que la Forme du bien est au-delà de l’être tout court mais bien au-delà
de l’être en pouvoir et dignité (πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει ὑπερέχοντος). La
Forme du bien est ainsi cause de l’intelligible tout en étant elle-même
intelligible. Elle se différencie des autres Formes intelligibles par le fait
qu’elle est cause de leur être et de leur essence comme le soleil est cause de
la génesis tout en faisant partie de ce domaine. Autrement dit, c’est en tant
que principe premier qui ne dépend d’aucune Forme intelligible, que la
Forme du Bien peut-être dite anhypóthetos. Dire qu’elle est ETO signifie
que, en tant que principe anhypothétique, elle ne peut pas être réduite aux
autres Formes intelligibles qui, elles, dépendent toutes de la Forme du bien
dans leur être et leur essence. Elle fait partie du niveau de l’intelligible, qui
est identifiable à celui de l’être, mais, en même temps, elle ne peut pas y
être totalement assimilée puisqu’elle est un être singulier, c’est-à-dire
totalement exempt de dépendance par rapport à l’être. En un mot, la Forme
du bien est au-delà des autres Formes intelligibles, mais en est aussi, d’une
certaine façon58, une. Comprendre de quelle façon, c’est identifier quelle
sorte de causalité elle exerce.
Identifier cette causalité est très difficile puisqu’il est périlleux d’avoir un
accès direct à la Forme du bien, par contre il est possible sûrement de
donner certaines caractéristiques de cette dernière, ainsi que d’en mesurer
les effets. De nombreuses hypothèses peuvent-être faites en ce qui concerne
le rôle de la Forme du bien, mais la plus adéquate à ce que Platon suggère
est peut-être de la considérer comme le principe ultime de finalité qui
confère aux autres Formes leur intelligibilité et donc qui en garantit une
connaissance potentielle. Si nous revenons à l’image du lit, il est naturel de
considérer qu’un lit possède une certaine finalité. Or, pour que le lit
remplisse au mieux sa fonction, la personne qui le construit doit suivre un
certain nombre de règles. Platon pense qu’elle le fait en imitant un modèle
qui représente, idéalement, pourrions-nous dire, ces règles. Autrement dit, le
lit, comme la cité d’ailleurs, est une certaine structure. Construire un lit,
c’est mettre en oeuvre la réalisation d’un objet en vue d’une certaine
fonction. Si le lit est construit en suivant les règles que sa structure impose,
58 Voir Baltes (1997), page 12.
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
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alors il pourra être qualifié de « bon » lit. La structure du lit dépendra donc
directement de la réalisation optimale de sa fonctionnalité. Tous les
éléments qui font partie de cette structure sont donc dirigés vers la
réalisation de ce qu’est la bonne fonctionnalité de l’objet en question. Dans
quel but construisons-nous un lit ? Afin, pourrions-nous, que l’homme
puisse dormir. Dans la mesure où le but est fixé, la mise en oeuvre de la
construction de cet objet se trouve nécessairement déterminée. La fin en
question (le sommeil de l’homme) est ce qui détermine dans un rapport de
dépendance la structure du lit59.
Si nous appliquons cette idée à l’intelligible dans son ensemble, nous
obtenons le schéma suivant : les différentes Formes intelligibles sont par
rapport à la Forme du bien, ce que la structure du lit est par rapport à la
finalité de sa fonction. Si nous supprimons la finalité, il n’y a plus de
structure, et de même si nous supprimons la Forme du bien, il n’y a plus de
Formes intelligibles. En ce sens, nous pourrions comprendre comment la
Forme du bien est cause des Formes intelligibles. Cette conception implique
de concevoir les Formes intelligibles comme une structure. Cela a comme
conséquence que i) les Formes doivent être en relation les unes avec les
autres, de même que le catalogue des règles qui constitue la structure du lit
est ordonné en fonction de la finalité que doit remplir l’objet en question et
que ii) l’ordre qui règne entre les Formes dépend de la Forme du bien. Le
niveau de l’intelligible manifeste donc une harmonie : les Formes sont en
relation60 les unes avec les autres, elles ne sont pas isolées, et leur structure,
leur ordre, dépend de la finalité du système dans son ensemble. Dans la
République, il apparaît difficile de vouloir enquêter sur ce que sont les
relations entre les Formes et sur ce qu’est la « finalité du système ». La
Forme du bien n’est en effet pas aisée à saisir. Mais nous pourrions conclure
cette section en rappelant les éléments suivants:
1) D’abord, la Forme du Bien en tant que finalité de ce qui est, est un objet
de désir. Comme la Forme du beau est l’ultime objet de désir de l’homme
dans le Banquet, la Forme du Bien sera l’ultime objet de désir de l’être dans
59 Comme le signale T. Penner (2006), page 246, la fin du lit est fonction du sommeil,
qui est fonction de la vie humaine, qui est fonction de la Forme de bien pour l’homme qui
est fonction du bien en général.
60 Platon va d’ailleurs essayer dans la suite de son oeuvre de découvrir ces relations au
moyen de cette méthode qu’est la dialectique et dont l’analogie de la ligne évoque déjà
cette fonction de science qui, en isolant les Formes, va permettre de les situer par rapport à
la Forme du bien, c’est-à-dire par rapport à leur finalité dans le domaine de l’intelligible en
général.
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politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
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son ensemble et de l’individu aussi61. Toute explication de la Forme du bien
ne peut pas omettre cette caractéristique d’objet de désir et donc de finalité.
2) La structure que sont les Formes intelligibles est mise en rapport, dans la
République, avec une structure mathématique. Cela implique que
l’intelligibilité peut être saisie, lorsqu’elle se fait au moyen d’images, par
exemple par la géométrie et que, plus généralement, la structure intelligible
de l’être doit pouvoir être exprimée de façon mathématique. Il semble y
avoir un lien étroit entre la structure de l’intelligible et les mathématiques.
Ces dernières représentent une forme d’ordre et de beauté parfaite qui est le
reflet de l’ordre et de la beauté de l’intelligible. C’est pour cela qu’il est le
point d’accès privilégié à l’intelligible.
3) Si la Forme du Bien garantit l’ordre qui règne entre les autres Formes,
alors elle agit comme principe ordonnateur non seulement de l’intelligible,
ce qui explique sa noblesse, mais aussi du sensible, puisque ce denier est
l’image du premier. Il y a donc ordre et harmonie dans le monde qui nous
entoure, et cela car le sensible reflète l’harmonie qui règne entre les Formes,
harmonie qui dépend, en dernière analyse, de leur « participation » à la
Forme du bien, c’est-à-dire de leur position dans le système dans son
ensemble, position qui est fonction du bien et de la beauté de ce système.
L’ordre du monde est reflet de celui qui règne dans l’intelligible, et ce
dernier est fonction de la finalité ou du bien, pourrions-nous dire, que
représente l’intelligible lorsqu’il est considéré dans son ensemble.
Deux questions pourraient être soulevées quant à notre analyse : d’abord, y
a-t-il réellement une notion de finalité dans la République en ce qui
concerne la Forme du bien ? Deuxièmement, Platon considère-t-il
réellement l’intelligible dans son ensemble comme un système ordonné et
harmonieux ? En réalité, Platon est assez explicite concernant ces
interrogations. A propos de la finalité, il faut noter que les trois analogies
sont introduites par une brève discussion sur la finalité politique du bien. En
se demandant quelle est la nature du bien, qu’il renonce d’identifier au
plaisir ou à la connaissance, Socrate affirme :
Tu m’as entendu exposer souvent qu’il n’existe pas de savoir plus élevé que la
Forme du bien, et que c’est par cette Forme que les choses justes et les autres
choses vertueuses deviennent utiles et bénéfiques (505a)62.
61 Platon affirme dans le Phédon que les particuliers désirent (boulesthai) les Formes
auxquelles ils participent en 74e.
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Ainsi, dans le contexte politique, le bien est l’objet par excellence vers
lequel le législateur doit tendre s’il veut pouvoir ensuite distinguer si une
chose est juste ou non, bonne ou non. L’utilité du bien en fait un objet se
situant au terme d’une recherche, voir même d’un désir de la part du
philosophe. En politique, c’est vers le bien que tout doit tendre, puisque sans
lui, il n’y a ni avantage, ni connaissance tout court (505b). La finalité du
bien est donc affirmée dès le commencement de la discussion de sa nature.
Concernant la seconde interrogation, il faut aussi revenir à ce que Socrate
affirme à propos du philosophe quelques pages avant d’évoquer les trois
analogies :
Celui-là, en effet, mon cher Adimante, qui garde l’esprit réellement tourné vers les
êtres qui sont n’a pas vraiment le loisir d’abaisser le regard vers les affaires des
hommes, ni de se remplir d’envie et de malveillance en combattant contre eux.
Bien au contraire, en regardant et en contemplant ces êtres bien ordonnés et
éternellement disposés selon cet ordre, ces êtres qui ne commettent pas davantage
l’injustice qu’ils ne la subissent les uns des autres et qui subsistent dans cette
harmonie ordonnée selon la raison, [les philosophes] les imitent et cherchent le
plus possible à leur ressembler. (500c)63
Platon semble bien évoquer ici le système des Formes intelligibles qui
constitue un tout harmonieux et ordonné64. Il est manifeste qu’en tant que
tout harmonieux les Formes entretiennent des relations les unes avec les
autres et forment ainsi un véritable cosmos. Si l’ordre du monde est reflet de
celui de l’intelligible en général, alors celui de la cité en sera un reflet
particulier. Nous aimerions pour terminer cette présentation brièvement
examiner, et en guise de conclusion, comment l’ordre politique est bien un
reflet de l’ordre métaphysique, et quelle en est une des conséquences les
plus significatives.
62 505a2-4 : « ἐπεὶ ὅτι γε ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα μέγιστον μάθημα, πολλάκις ἀκήκοας, ᾗ δὴ
καὶ δίκαια καὶ τἆλλα προσχρησάμενα χρήσιμα καὶ ὠφέλιμα γίγνεται.»
63 500b8-c5 : « Οὐδὲ γάρ που, ὦ Ἀδείμαντε, σχολὴ τῷ γε ὡς ἀληθῶς πρὸς τοῖς οὖσι τὴν
διάνοιαν ἔχοντι κάτω βλέπειν εἰς ἀνθρώπων πραγματείας, καὶ μαχόμενον αὐτοῖς φθόνου τε
καὶ δυσμενείας ἐμπίμπλασθαι, ἀλλ’ εἰς τεταγμένα ἄττα καὶ κατὰ ταὐτὰ ἀεὶ ἔχοντα
ὁρῶντας καὶ θεωμένους οὔτ’ ἀδικοῦντα οὔτ’ ἀδικούμενα ὑπ’ ἀλλήλων, κόσμῳ δὲ πάντα καὶ
κατὰ λόγον ἔχοντα, ταῦτα μιμεῖσθαί τε καὶ ὅτι μάλιστα ἀφομοιοῦσθαι. »
64 Les Formes dans leur totalité représenteraient donc, de façon imagée, une sorte de
catalogue de règles qui permettent la réalisation d’un projet, un peu à la façon des
prescriptions nécessaires à la construction du lit dans le cas de la menuiserie.
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6. UNE CONSÉQUENCE POLITIQUE
Si le projet d’ensemble de la République est d’établir quelles sont les
conditions de possibilité d’une cité juste, les analogies que propose Platon
dans les livres VI et VII déterminent la réalisation même de ce projet. En
fait, la structure métaphysique platonicienne doit servir de base solide à la
constitution d’une cité juste. Cela découle directement du rapport imagemodèle
qu’il y a entre le sensible et l’intelligible. La structure de
l’intelligible est, nous l’avons vu, dans son ensemble, fonction de la
réalisation optimale de l’ensemble du système. Or, si le niveau du sensible,
qui comprend notamment l’homme et la cité, aspire au bien, alors il doit
forcément s’évertuer à être l’image la plus proche possible de
l’intelligible65. Pour Platon, une cité juste et bonne, ne l’est que si elle
parvient à ressembler au mieux à la structure ordonnée de l’intelligible. La
définition de la justice au livre IV comme symphonie de ses différentes
composantes met en évidence l’importance de l’ordre dans la cité. Or cet
ordre doit absolument être fondé sur quelque chose de solide qui permettrait
de le garantir. C’est la structure intelligible des Formes, ordonnée ellemême
en fonction du rapport de ses composantes individuelles à la Formes
du bien, c’est-à-dire à la finalité du système, qui permet d’assurer à la cité
la possibilité d’être bonne si elle reproduit, dans la mesure de ses
possibilités, cet ordre. L’importance de l’ordre dans le domaine du sensible
est clairement soulignée dans ce passage du Gorgias :
Par exemple, regarde, si tu veux, ce que font les peintres, les bâtisseurs de
maisons, les constructeurs de navires, et tous les autres spécialistes ; prends celui
que tu veux, tu verras que chaque élément de son ouvrage est disposé en fonction
d’un certain ordre et qu’il force tous les éléments, avec lesquels il travaille, à
s’adapter les uns aux autres et à s’harmoniser entre eux, jusqu’à ce que leur
totalité constitue une réalité ordonnée et bien disposée. (503e)66
La mise en ordre dans le domaine du sensible est donc le but de chacune des
actions entreprises par les différents démiurges et celle-ci ne peut-être faite
que par l’action de celui qui possède une connaissance quant à son domaine
65 La justification de l’impossibilité d’être une image parfaite vient du support dans
lequel se développe l’image. Le Timée identifie cette composante du désordre à la khôra.
66 503e4-504a1 : « οἷον εἰ βούλει ἰδεῖν τοὺς ζωγράφους, τοὺς οἰκοδόμους, τοὺς
ναυπηγούς, τοὺς ἄλλους πάντας δημιουργούς, ὅντινα βούλει αὐτῶν, ὡς εἰς τάξιν τινὰ
ἕκαστος ἕκαστον τίθησιν ὃ ἂν τιθῇ, καὶ προσαναγκάζει τὸ ἕτερον τῷ ἑτέρῳ πρέπον τε
εἶναι καὶ ἁρμόττειν, ἕως ἂν τὸ ἅπαν συστήσηται τεταγμένον τε καὶ κεκοσμημένον
πρᾶγμα. » Traduction M. Canto-Sperber.
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particulier. La politique n’échappant pas à cette règle, la cité juste est rendue
possible uniquement si elle est mise en ordre par celui qui possède la
connaissance du bien :
Ainsi donc, notre constitution politique sera parfaitement ordonnée, si c’est un tel
gardien qui veille sur elle, un gardien qui possède cette connaissance ! (506b)67
La mise en ordre de la constitution politique entre en relation avec la
connaissance du bien. Selon notre hypothèse, cela signifie une connaissance
du domaine de l’intelligible dans son ensemble, c’est-à-dire de sa
structuration comme entité harmonieuse et ordonnée. C’est en ce sens que
Socrate définit l’éducation des gardiens comme la conversion de leur âme
vers l’intelligible (518b-51c), conversion qui se fait au moyen de l’étude des
sciences de l’ordre (521c-531d). Au terme de ce processus, les gardiens
seront capables de mettre en ordre la cité en essayant d’y imprimer les
caractéristiques du modèle intelligible :
En contemplant le bien lui-même et en ayant recours à lui comme un modèle, ils
ordonneront la cité et les particuliers comme ils se sont ordonnés eux-mêmes,
pendant tout le reste de leur vie, chacun à son tour. (540b)68
Ce passage met clairement en évidence le lien entre la Forme du bien et
l’ordre. De plus, il semble être parfaitement conciliable avec l’idée qui
consiste à faire de la Forme du bien, la structure globale de l’intelligible en
tant que cette structure est ordonnée en vue d’une finalité, d’un bien, qui est
un système complet et fonctionnel. En ce sens, le bien peut être considéré
comme le modèle. C’est ainsi que les gardiens pourront créer les conditions
d’une bonne cité dont la loi est le principe qui permettra à cet ordre de se
manifester :
La loi veut mettre en oeuvre les choses de telle manière que cela se produise dans
la cité toute entière, en mettant les citoyens en harmonie par la persuasion et la
nécessité, en faisant en sorte qu’ils s’offrent les uns aux autres les services dont
chacun est capable de faire bénéficier la communauté. (520a)69
67 506a9-b1 : « Οὐκοῦν ἡμῖν ἡ πολιτεία τελέως κεκοσμήσεται, ἐὰν ὁ τοιοῦτος αὐτὴν
ἐπισκοπῇ φύλαξ, ὁ τούτων ἐπιστήμων. »
68 540a8-540b1 : « καὶ ἰδόντας τὸ ἀγαθὸν αὐτό, παραδείγματι χρωμένους ἐκείνῳ, καὶ
πόλιν καὶ ἰδιώτας καὶ ἑαυτοὺς κοσμεῖν τὸν ἐπίλοιπον βίον ἐν μέρει ἑκάστους. »
69 519e3-520a3 : «ἀλλ’ ἐν ὅλῃ τῇ πόλει τοῦτο μηχανᾶται ἐγγενέσθαι, συναρμόττων
τοὺς πολίτας πειθοῖ τε καὶ ἀνάγκῃ , ποιῶν μεταδιδόναι ἀλλήλοις τῆς ὠφελίας ἣν ἂν
ἕκαστοι τὸ κοινὸν δυνατοὶ ὦσιν ὠφελεῖν καὶ αὐτὸς ἐμποιῶν τοιούτους ἄνδρας ἐν τῇ
πόλει .»
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C’est donc la connaissance des Formes intelligibles qui permet aux gardiens
de mettre en ordre la cité. Or, les commentateurs s’accordent généralement
pour affirmer que cette idée pose le problème suivant : i) connaître les
Formes intelligibles, c’est connaître des réalités qui sont et qui ne changent
pas, ii) les affaires de la cité font partie du domaine du sensible et sont
changeantes, iii) il n’est possible de connaître que ce qui est, c’est-à-dire les
Formes intelligibles, iv) donc il n’est pas possible d’avoir une connaissance
des affaires de la cité70. Autrement dit, si la connaissance n’est possible
qu’en ce qui concerne le domaine de l’être, alors, les affaires de la cité
échappent à cette dernière. Il serait donc possible de savoir ce qu’est la
justice, mais impossible de « savoir » qu’une politique, opérée dans des
circonstances particulières, est juste. Comment déterminer si une telle
décision est juste, si la seule chose qui peut être connue, c’est l’intelligible ?
A quoi peut servir la connaissance de la Forme du bien, si elle ne permet
aucune application à la politique concrète ?
Il est peut-être possible de postuler que c’est afin de répondre à cette
difficulté que Platon livre les trois analogies de la République. En effet, en
affirmant i) le lien réel entre le sensible et l’intelligible, lien représenté au
moyen du rapport image-modèle, et ii) la continuité entre le sensible et
l’intelligible, symbolisé par la section inférieure du segment intelligible de
la ligne, Platon veut garantir un prolongement entre les deux niveaux de
réalité. Comme nous avons essayé de le montrer, chaque objet sensible peut
être considéré soit comme modèle dans le sensible, soit comme image de
l’intelligible. Dans ce deuxième cas, c’est au travers de ses caractéristiques
sensibles qu’il peut nous donner accès à l’intelligible. Si l’intelligible se
trouve dans le sensible, en tant qu’ordre et harmonie, alors il n’y aura pas de
distinction radicale entre les deux niveaux. C’est précisément la
connaissance de l’intelligible, au moyen de sa trace dans le sensible, qu’il
sera possible d’atteindre dans un premier temps, en observant, par exemple
les astres et leurs mouvements, pour ensuite, dans un deuxième temps,
essayer d’insuffler, de la meilleure façon possible, ordre et harmonie dans
l’âme ou dans la cité. C’est précisément ce que Platon affirme en 529c :
Toutes ces décorations qui ornent le ciel, puisqu’elles ont été ouvragées dans le
ciel visible, on jugera certes qu’il s’agit des plus belles et des plus exactes au sein
du visible. Mais au regard des choses véritables, elles sont très inférieures, si on
considère ces mouvements qu’emportent la vitesse réelle et la lenteur réelle, dans
70 Sur ce point voir Sedley (2007).
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leurs relations réciproques au sein du nombre véritable et selon les configurations
véritables, et qui emportent à leur tour tout ce qui réside en elles. (…)
Par conséquent, dis-je, il faut recourir à cette riche décoration du ciel comme à des
modèles en vue de la connaissance des choses supérieures.71
Le projet d’ensemble d’écriture de la République servirait à fournir au
lecteur un exemple imagé de la Forme du juste. En effet, la cité idéale n’est
sûrement pas identifiable avec la Forme du juste72. Platon essaie seulement
de fournir une image sensible d’une telle cité en tant qu’elle est le reflet de
l’intelligible. Enfin, la Forme du bien, représentant l’harmonie de
l’ensemble de l’intelligible, doit être recherchée et, comme la finalité du lit
est la possibilité du sommeil pour l’homme, la finalité de l’intelligible est le
fonctionnement optimal de sa structure, structure dont le reflet est présent
dans le monde sensible. La Forme du bien73 serait donc l’ordre qui règne
dans l’intelligible et qui doit être débusquée par l’observation du sensible en
se servant des sciences de l’ordre. Cette Forme, qui peut être représentée
par, notamment, le langage des mathématiques, puisque la structure de l’être
est atteignable au moyen des sciences de l’ordre, est très difficile à saisir,
apprenons-nous dans la République.74 Cela dit, Platon se montre insistant
sur le fait qu’une telle connaissance est possible, puisqu’elle garantit la
possibilité de l’établissement d’une cité juste. Si cette connaissance était
illusoire, il n’y aurait dès lors aucun moyen de combattre le désordre et le
chaos qui règnent dans le monde qui nous entoure.
Luca Pitteloud
Université de Fribourg (Suisse).
71 529c7-d8 : « ταῦτα μὲν τὰ ἐν τῷ οὐρανῷ ποικίλματα, ἐπείπερ ἐν ὁρατῷ πεποίκιλται,
κάλλιστα μὲν ἡγεῖσθαι καὶ ἀκριβέστατα τῶν τοιούτων ἔχειν, τῶν δὲ ἀληθινῶν πολὺ ἐνδεῖν,
ἃς τὸ ὂν τάχος καὶ ἡ οὖσα βραδυτὴς ἐν τῷ ἀληθινῷ ἀριθμῷ καὶ πᾶσι τοῖς ἀληθέσι σχήμασι
φοράς τε πρὸς ἄλληλα φέρεται καὶ τὰ ἐνόντα φέρει (…) Οὐκοῦν, εἶπον, τῇ περὶ τὸν
οὐρανὸν ποικιλίᾳ παραδείγμασι χρηστέον τῆς πρὸς ἐκεῖνα μαθήσεως ἕνεκα.»
72 Voir Sedley (2007), page 267.
73 Que le Philèbe cherche à caractériser en termes de limite et de mesure, voir en 65a et
suivantes.
74 Dire que la Forme du bien peut être exprimée de façon mathématique n’implique pas
qu’elle soit elle-même et en elle-même une structure mathématique. Ces dernières sont un
langage intermédiaire qui permet de comprendre la structure de l’intelligible.
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G.R.F. Ferrari (ed.), The Cambridge Companion to Plato’s Republic,
Cambridge University Press, New-York, 256-83.
SMITH N.D. (1996), « Plato’s divided line », Ancient Philosophy, 16, 25-45.Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://zetesis.fr
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L’ORDRE METAPHYSIQUE DANS LA REPUBLIQUE DE
PLATON ET SES IMPLICATIONS POLITIQUES
1. INTRODUCTION
Le but de cette présentation est de décrire l’émergence d’un ordre
métaphysique dans la République. Par ordre métaphysique, nous faisons
référence à la structure des principes explicatifs de l’être dans la philosophie
de Platon. S’il est vrai que, dans l’antiquité et plus particulièrement chez
Platon, l’étude des principes fondamentaux qui permettent d’expliquer la
réalité est toujours liée à l’éthique et à la politique, la République ne
contredit pas cette idée puisque l’exposition de l’hypothèse métaphysique
des Formes apparaît au centre d’une enquête sur les conditions de possibilité
non seulement d’une cité, mais aussi d’un homme, juste. Il y a, dans la
République, la recherche des fondations de la justice dans la polis, recherche
qui ne pourra aboutir que si elle est associée à une métaphysique garante de
la possibilité même de cette cité. Ainsi, la recherche d’une cité juste, définie
par Platon comme cité harmonieuse et ordonnée (435a-d) est inhérente à
l’exposition de la métaphysique des Formes, introduite comme hypothèse
dont l’étude devra permettre au législateur d’établir les principes rendant
possible l’émergence de cette cité juste1.
D’une façon générale, la philosophie de Platon peut dans son ensemble être
appelée une philosophie de l’ordre. Cela peut se comprendre ainsi: a)
d’abord, il s’agit de rechercher l’ordre dans le monde. La possibilité de la
connaissance que Platon veut assurer ne signifie pas autre chose que la
nécessité d’admettre que derrière l’instabilité du devenir existe régularité,
harmonie et ordre. L’ordre est un fait premier au même titre que la
connaissance et Platon ne semble jamais, au final, en douter. Ce qui est
connaissable, c’est un ordre qui est présent tout autour de nous dans la
nature et dont les mouvements réguliers des planètes en sont peut-être le
signe le plus merveilleux (529a-e) ; b) ensuite, il faut aussi constater le
désordre qui s’y oppose principalement dans la cité, au sein de l’homme et
aussi dans la nature. Le chaos peut régner, l’injustice et le mal existent.
Mais Platon ne s’attaque jamais à ce problème de cette façon : ce qu’il
1 Que cette cité soit un idéal irréalisable ou une possibilité réellement envisagée (voir
540d) n’enlève en rien la nécessité d’un lien entre métaphysique et éthique/politique.
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affirme en premier lieu, c’est que nous ne pouvons pas nier que la justice
est quelque chose2. Ainsi, face au donné de l’existence de la justice et du
bien, s’impose le deuxième aspect important de la philosophie de Platon : la
mise-en-ordre. La mission de l’homme en général, et du philosophe en
particulier, est de mettre de l’ordre dans son âme et dans la cité à laquelle il
appartient. Ces deux notions sont bien entendue liées : c’est parce qu’il
existe un ordre objectif dans le monde, que l’homme doit essayer de
reproduire cette ordre au sein des réalités sur lesquelles il peut exercer une
certaine influence, à savoir l’âme et la cité. L’ordre est donc chez Platon une
réalité qui traverse l’ensemble de ses réflexions philosophiques et qui peut
être trouvé dans les domaines suivants :
● L’ordre dans l’âme : la justice est définie dans la République comme
l’ordre qui règne dans l’âme lorsque que la raison gouverne les
passions (440d et suivants). L’ordre des parties de l’âme est donc
synonyme de justice individuelle. Ordre ici signifie harmonie, ou
plutôt symphonia. Il existe ainsi pour l’âme une taxis3 de ses parties
dans laquelle chacune remplit la fonction à laquelle elle est
naturellement associée.
● Au niveau politique, une cité juste est une cité ordonnée. Cela
signifie que chaque corps social doit occuper la fonction qui lui
appartient selon le principe de division du travail (433a). Comme
pour l’âme, l’ordre des parties de la cité, dans la République,
manifeste la dikaiosúnē.
● Il existe également un ordre physique qui, au sein de la République,
est mis en évidence dans le cursus philosophique au moment de
l’apprentissage des mathématiques et de l’astronomie. D’une façon
générale, les mathématiques doivent révéler l’harmonie chiffrée qui
existe dans la nature et que Pythagore a permis de comprendre
(530d) et l’astronomie, comme nous le verrons, en étudiant les
mouvements des planètes, doit permettre de rendre compte de la
régularité4 et de l’ordre qui existe au sein du ciel5.
2 Comme en 331c.
3 Voir République, livre X, 618b3, en ce qui concerne l’arrangement de l’âme.
4 C’est parce qu’il existe un ordre dans le mouvement des planètes qu’une régularité en
découle.
5 La République ne fait qu’évoquer ces sujets qui seront repris et développés dans le
Timée au travers de l’image de la mise en ordre du monde par le démiurge, facteur
explicatif garant de la régularité dans toutes les sphères du sensible.
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Il semble donc qu’il y ait différentes façons d’envisager la problématique de
l’ordre chez Platon, physique, politique et éthique6 et que la source et le
fondement commun de ces trois niveaux est à rechercher dans la
métaphysique des Formes dont l’exposition est faite dans la République au
moyen des trois analogies qui précèdent les considérations à propos de
l’éducation des gardiens, qui sont les garants de l’ordre de la cité. Pour
Platon, le lien entre les ordres que nous pourrions qualifier de factuels
(naturel, politique et éthique) et l’ordre métaphysique est affirmé de deux
manières complémentaires que nous aimerions examiner dans cette
présentation. D’abord, la division du réel en deux domaines, le sensible et
l’intelligible, permet d’affirmer que tout ce qui appartient au sensible, ce
qui correspond donc à la sphère de l’ordre concret, est l’image de l’ordre
qui règne dans la sphère intelligible. De plus, le but de l’éducation des
gardiens est de reproduire cet ordre intelligible au niveau sensible, d’abord
dans leur âme, puis dans la cité, et cela ne pourra être atteint qu’au moyen
de leur instruction grâce aux sciences de l’ordre (gymnastique, harmonie
musicale, mathématiques, astronomie et dialectique). Nous aimerions donc
examiner comment l’ordre métaphysique est exprimé dans la République. Il
semble en effet qu’il s’agisse d’un ordre complexe puisqu’il est établi à
deux niveaux différents. D’abord, il y a une distinction entre deux types de
réalités, le sensible et l’intelligible. Or, s’il est vrai que le sensible est une
zone de multiplicité, l’intelligible, lui, est composé de réalités pures, qui,
n’admettant pas la contrariété, jouissent d’une unité particulière. Mais
l’ensemble de cette zone est composé de multiples objets dont les rapports
les uns avec les autres impliquent une hiérarchie que la dialectique est, en
dernière analyse, capable de cerner. L’ordre métaphysique est pyramidal
puisqu’il s’opère sur deux niveaux : a) horizontal d’abord puisqu’il met en
parallèle l’intelligible comme modèle direct du sensible et b) vertical
puisqu’il instaure une structure ordonnée au sein de l’intelligible avec à son
sommet la Forme du bien. Cette structure complexe représente l’ordre
métaphysique platonicien tel qu’il apparaît pour la première fois dans un
dialogue qui exprime de façon classique l’hypothèse des Formes. Il nous
faut maintenant brièvement rappeler les textes en question.
6 A chacun des niveaux d’ordre, il existe un désordre qui s’y oppose comme contraire
direct. Dans l’âme, dans la cité et dans le monde, le chaos peut régner lorsque la réalité
corporelle l’emporte sur l’intelligible et le raisonnable.
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2. UN ARGUMENT EN FAVEUR DE L’EXISTENCE DES FORMES
Tout d’abord, les analogies des livres VI et VII ne constituent pas la
première incursion dans la République de l’hypothèse des Formes. Le livre
V se termine, en effet, par l’affirmation de la reconnaissance de l’existence
des Formes morales comme le beau, le juste et le bien. Leur existence va de
pair avec une distinction radicale entre deux niveaux de réalité qui ne
doivent pas être confondus l’un avec l’autre :
Celui par conséquent qui reconnaît l’existence de belles choses, mais qui ne
reconnaît pas l’existence de la beauté elle-même et qui ne se montre pas capable
de suivre, si quelqu’un le guide, vers la connaissance de la beauté, celui-là, à ton
avis, vit-il en songe ou éveillé ? Examine ce point. Rêver, n’est-ce pas la chose
suivante : que ce soit dans l’état de sommeil ou éveillé, croire que ce qui est
semblable à quelque chose ne lui est pas semblable, mais constitue la chose même
à quoi cela ressemble. (476c-d)7
S’ensuit une distinction entre connaissance et opinion fondée sur la
différenciation entre les deux niveaux de réalité8. Si la première porte sur ce
qui est (477a1 : Ὄν) la seconde ne peut porter sur ce qui n’est pas (477a1 :
μὴ ὄν)9 et doit donc porter sur un intermédiaire entre ce qui est et ce qui
n’est pas. La discussion se termine sur ce qui pourrait être considéré
comme une preuve de l’existence des Formes (479a-c) :
a. Tout ce qui est beau est aussi laid ; tout ce qui est juste est aussi
injuste, tout ce qui est pieux est aussi non-pieux10.
b. Cette coprésence de contraires est aussi valable pour des propriétés
comme « être deux fois plus grand que » (τὰ πολλὰ διπλάσια), « être
plus grand, plus petit, plus lourd, plus léger que » (μεγάλα δὴ καὶ
σμικρὰ καὶ κοῦφα καὶ βαρέα).
c. Ainsi, ces réalités ont un caractère ambigu : « il n’est guerre possible
de penser de manière stable qu’aucune d’elles ou bien est ou bien
n’est pas, ni que ce soit les deux à la fois ni aucun des deux. »11
7 Toutes les traductions sont tirées de l’édition de G. Leroux (2004). 476c2-6 : « ̔Ο οὖν
καλὰ μὲν πράγματα νομίζων, αὐτὸ δὲ κάλλος μήτε νομίζων μήτε, ἄν τις ἡγῆται ἐπὶ τὴν
γνῶσιν αὐτοῦ, δυνάμενος ἕπεσθαι, ὄναρ ἢ ὕπαρ δοκεῖ σοι ζῆν; σκόπει δέ. τὸ ὀνειρώττειν
ἆρα οὐ τόδε ἐστίν, ἐάντε ἐν ὕπνῳ τις ἐάντ’ ἐγρηγορὼς τὸ ὅμοιόν τῳ μὴ ὅμοιον ἀλλ’ αὐτὸ
ἡγῆται εἶναι ᾧ ἔοικεν. »
8 478a-b.
9 Le contraire de la connaissance, l’ignorance, se déduit de la contrariété entre être et
non-être.
10 479a5-8 : « φήσομεν, τῶν πολλῶν καλῶν μῶν τι ἔστιν ὃ οὐκ αἰσχρὸν φανήσεται; καὶ
τῶν δικαίων, ὃ οὐκ ἄδικον; καὶ τῶν ὁσίων, ὃ οὐκ ἀνόσιον;»
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d. Ces objets qui sont donc difficiles à classer et qui sont comme des
énigmes pour les enfants12 sont objets d’opinions. Ils se situent
entre l’être et le non-être.
Il faut immédiatement noter que les objets en question sont ceux considérés
par les personnes qui rejettent l’existence de Formes comme la beauté en soi
et qui se contentent d’affirmer celle des belles choses sensibles. Les
habitants de leur ontologie ont un statut ambigu car ils ne peuvent pas être
mis en rapport avec un autre type de réalité qui permettrait d’éclaircir et de
contraster l’ambigüité de ce statut. Autrement dit, en insistant sur la
difficulté de la position induite en cas de la non-existence des Formes
intelligibles, Platon évoque un état de confusion ontologique qui ne peut
être résolu qu’au moyen de la distinction entre deux niveaux de réalité. En
effet, dès lors que les Formes sont postulées et dès lors qu’il est nécessaire
de les associer directement avec les notions d’être et de connaissance, il
s’ensuit que le statut des objets sensibles, caractérisé par la coprésence de
contraires, prend sens et devient plus clair. La première composante de
l’ordre métaphysique platonicien est la division de la réalité en deux
niveaux, irréductibles l’un à l’autre, et la mise en relation de ces deux
niveaux en termes d’être et de non-être. L’ « excellent homme » (479a1 : ὁ
χρηστὸς) qui ne postule pas le domaine de l’être et la sphère de la
connaissance, est forcé de rester dans l’ambigüité qui découle de l’absence
d’une structure ontologique déterminée. Ainsi, sans les Formes, il n’y a pas
de structure de la réalité et sans structure, c’est le désordre qui règne dans
l’explication et l’appréhension du monde. Reconnaître de l’ordre dans la
pensée du monde commence par admettre une structure à l’être au sens
large, c’est-à-dire à distinguer ce qui est réellement et ce qui est
relativement, l’être et le devenir
Même si cette preuve peut sembler insuffisante puisqu’elle affirme la
nécessité des Formes plus qu’elle ne la prouve, d’autres enseignements
intéressants peuvent en être tirés. Les Formes que Platon mentionnent pour
la première fois dans la République appartiennent à la catégorie des
propriétés qui admettent un contraire direct comme le beau, le juste, le petit
etc., Formes que nous pouvons regrouper en deux catégories, i) les
propriétés relatives comme « être plus grand que », « être plus lourd que »,
propriétés qui sont relatives puisqu’elles sont mises en relation avec un
11 479 c3-5 : « καὶ οὔτ’ εἶναι οὔτε μὴ εἶναι οὐδὲν αὐτῶν δυνατὸν παγίως νοῆσαι, οὔτε
ἀμφότερα οὔτε οὐδέτερον». Voir l’analyse d’Allen (1959) sur ce point.
12 479c1 : « τῷ τῶν παίδων αἰνίγματι. »
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contraire direct, dans ce cas, « être plus petit que », « être plus léger que » et
ii) des propriétés évaluatives comme « être beau » qui sont considérées aussi
comme des propriétés relationnelles13. En effet, « être beau » s’oppose à
« être laid » et cela rend possible le contraste qu’il y a entre deux objets x et
y, avec, par exemple, x est plus beau que y. Les Formes qui sont
découvertes dans la République sont donc celles des prédicats relatifs14.
Cela ne signifie pas que les Formes soient identifiables aux prédicats relatifs
mais que, pour l’instant, lorsqu’il les introduit, que ce soit dans la
République, mais aussi dans d’autres dialogues comme le Phèdre, le
Banquet et le Phédon, c’est à la catégorie de prédicats relatifs que les
Formes appartiennent15.
Cette preuve qui distingue deux niveaux de réalité ne fait pas mention de la
relation qui existe entre ces deux degrés. Or, si mettre de l’ordre dans la
compréhension du monde implique pour Platon, la division de la réalité en
deux niveaux, il est tout aussi important d’ordonner ces deux niveaux de
réalités entre eux, c’est-à-dire de les positionner l’un par rapport à l’autre ou
d’en donner la structure. Cela ne peut être fait qu’au moyen de la
description de la relation qu’ils entretiennent l’un envers l’autre et que
Platon évoquait déjà, de façon peu certaine, dans du Phédon16. Si nous
savons que cette relation a été évoquée sous l’appellation de participation
(methexis), Platon va essayer dans les livres VI et VII d’expliciter de quoi il
s’agit. C’est, selon nous, un des buts principaux des analogies du soleil et de
la caverne.
3. LE SOLEIL, LA LIGNE ET LA CAVERNE
Si les analogies du soleil, de la ligne et de la caverne apparaissent dans la
République dans le but avant tout de fonder l’éducation des philosophes qui
13 Voir Allen (1961) sur ce point page 327.
14 Cela sera confirmé au livre VII (523 et ss.) lors de l’analyse de l’impression que
provoque un objet sensible (un doigt) s’il peut être qualifié relativement à un autre.
15 Même si la Forme du lit fera notablement son apparition dans le livre X, comme celle
de la navette dans le Cratyle, il faut se demander dans quelle mesure ce sont réellement des
Formes ou des exemples didactiques permettant de mieux faire comprendre, par exemple,
la relation entre une Forme et son instance en termes de modèle et copie. Allen (1961), sur
ce point, pense que l’hypothèse de la Forme du lit « is perhaps no more than a prescription
for philosophical method, not an ontological claim at all. It seems likely that, in the middle
dialogues, there are no Forms of substances. » (p. 329).
16 Voir Phédon 100c5.
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seront amenés à gouverner la cité17, ce qui fait d’elles des images dont la
fonction est principalement pédagogique18, il paraît difficile de nier, qu’en
faisant ainsi, elles expriment une structure métaphysique complexe dont les
implications pour comprendre le lien entre l’hypothèse des Formes et
l’ordre ontologique sont évidentes. En fait, l’importance métaphysique de
ces lignes ne doit pas être sous-évaluée du fait que le contexte est celui de
l’éducation philosophique. Par contre il sera essentiel de garder à l’esprit
qu’il s’agit bien d’analogies dont l’interprétation est forcément limitée par le
caractère représentatif de tels outils. Autrement dit, Platon se sert d’images
afin de rendre compte de l’ordre ontologique. Or, ce processus implique
nécessairement une représentation de l’ordre au moyen d’une imagerie
visuelle et de comparaisons mathématiques. Cela implique que l’analyse de
ces analogies requiert une certaine prudence et que l’ordre qui y est décrit,
l’est d’une façon imagée19 : il s’agit d’un ordre représenté qui est soumis
aux lois de la représentation. Cela dit, les limites de l’analyse d’une
allégorie ne doivent pas nous empêcher d’essayer d’obtenir des
renseignements sur la structure de l’ontologie des Formes.
3.1. Le soleil
Afin d’obtenir de l’ordre dans la cité, il est nécessaire aux gardiens de
connaître le bien :
Ainsi donc, notre constitution politique sera parfaitement ordonnée (kekosmēsetai)
si c’est un tel gardien qui veille sur elle, un gardien qui possède cette
connaissance. (506b)20
Mais devant la difficulté de la tâche d’évoquer le bien tel qu’il est en luimême
(auto 506d8), il faut en donner une description « qui lui ressemble le
plus » (omoiótatos 506e3-5). Socrate parle donc par images et il affirme
17 En précisant la nature de l’objet que les philosophes doivent aspirer à connaître, à
savoir la Forme du bien.
18 D’une façon générale, la distinction entre les images est la suivante : le soleil est une
analogie qui concerne la métaphysique (la valeur ontologique de la Forme du Bien en
particulier), la ligne l’épistémologie et la caverne l’éducation. La finalité d’ensemble de ces
trois images est bien de sécuriser les éléments nécessaires à l’éducation des philosophes
dans la cité.
19 Ainsi, parler de verticalité et d’horizontalité découle de la représentation spatiale des
particuliers, des Formes et du Bien.
20 506a9-b1 : « Οὐκοῦν ἡμῖν ἡ πολιτεία τελέως κεκοσμήσεται, ἐὰν ὁτοιοῦτος αὐτὴν
ἐπισκοπῇ φύλαξ, ὁ τούτων ἐπιστήμων. »
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aussi que le soleil est lui-même le tókon (507a3) du bien. Socrate énonce
ainsi l’analogie suivante en parlant du soleil :
Eh bien, sache-le, dis-je, c’est lui que j’affirme être le rejeton du bien, lui que le
bien a engendré à sa propre ressemblance, de telle façon que ce qu’il est lui [le
bien], dans le lieu intelligible par rapport à l’intellect et aux intelligibles, celui-ci
[le soleil], l’est dans le lieu visible par rapport à la vue et aux choses visibles
(508c).21
Nous obtenons ainsi les équivalences suivantes :
• Le bien est analogue au soleil
• Le noûs est analogue à la vue
• La vérité est analogue à la lumière
• L’intelligible est analogue au sensible
• Le lieu des Formes est analogue au lieu des particuliers visibles
• La connaissance est analogue à la vision22
Les conséquences de cette analogie sont multiples et très importantes en ce
qui concerne l’ontologie des Formes :
a) d’abord l’analogie reprend la distinction des deux niveaux de réalités que
l’argument des contraires mettait en évidence. Il y a ce qui est, « ò éstin», la
réalité intelligible qui est l’objet de connaissance, dont les habitants doivent
chacun être posés (tithéntes) selon la forme unique (kat’idéan mían) et
comme une essence unique (mias oúsēs). Opposé à l’être, il y a le devenir
qui est le domaine du visible (orâsthai) caractérisé par la multiplicité
(pollà).
b) l’analogie décrit un système de liens de nécessité entre ces différentes
variables. Le plus essentiel de ces liens étant bien évidemment le rapport de
dépendance qu’il y a entre la vision et la lumière produite par le soleil d’un
côté et celui entre la connaissance, la vérité et le bien de l’autre. En effet, la
connaissance dépend de la vérité du bien comme la vision dépend de la
lumière du soleil pour être.
21 508b12-c2 : « Τοῦτον τοίνυν, ἦν δ’ ἐγώ, φάναι με λέγειν τὸν τοῦ ἀγαθοῦ ἔκγονον, ὃν
τἀγαθὸν ἐγέννησεν ἀνάλογον ἑαυτῷ, ὅτιπερ αὐτὸ ἐν τῷ νοητῷ τόπῳ πρός τε νοῦν καὶ τὰ
νοούμενα, τοῦτο τοῦτον ἐν τῷ ὁρατῷ πρός τε ὄψιν καὶ τὰ ὁρώμενα. »
22 L’analogie implique aussi les oppositions suivantes : à la lumière du soleil s’oppose
l’obscurité, à la vérité s’oppose l’apparence, à la connaissance s’oppose l’opinion, à l’être
s’oppose le devenir, à la vision s’oppose l’aveuglement.
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c) le lien de dépendance à la Forme du bien peut être décrit comme une
double causalité : i) d’abord, il y a la causalité exercée par le bien sur les
objets de connaissance :
Eh bien, ce qui confère la vérité aux objets connaissables et accorde à celui qui
connaît le pouvoir de connaître, tu peux déclarer que c’est la Forme du bien.
Comme elle est la cause de la connaissance et de la vérité, tu peux la concevoir
comme objet de connaissance (…). (508e)23
Il ne faut donc pas identifier la connaissance et la vérité à la Forme du bien,
mais les distinguer en affirmant le lien de dépendance que les premiers ont
par rapport à la deuxième. Ensuite, ii) la Forme du bien est non seulement la
cause de la connaissance mais aussi de l’être et de l’essence (kaì tò eînaí te
kaì tēn ousían) des réalités connues, c’est-à-dire des Formes, comme le
soleil est la cause non seulement de la visibilité, mais aussi de la croissance
des objets visibles.
d) « le bien n’est pas essence mais quelques chose qui est au-delà de
l’essence, epékeina tēs ousías » (509b)
3.2 La ligne
Socrate développe ensuite l’image de la ligne qui va servir à mettre en
relation les différents degrés d’être avec les différentes facultés cognitives.
Même si la finalité de cette image est épistémologique, comme avec le
soleil, le but de Platon est clairement de mettre en évidence la complexité
d’une structure ontologique qu’il appartient aux gardiens de connaître et de
contempler s’ils veulent insuffler de l’ordre dans la cité. L’analogie est la
suivante:
Sur ce, prends, par exemple, une ligne coupée en deux segments d’inégale
longueur ; coupe de nouveau, suivant la même proportion que la ligne, chacun des
deux segments – celui du genre visible et celui du genre intelligible – et tu
obtiendras ainsi, eu égard à un rapport réciproque de clarté et d’obscurité dans le
monde visible, le second segment, celui des images. J’entends par images d’abord
23 Sur la difficulté de traduction de ce passage voir la note 139 de Leroux (2004),
508e1-4 : « Τοῦτο τοίνυν τὸ τὴν ἀλήθειαν παρέχον τοῖς γιγνωσκομένοις καὶ τῷ
γιγνώσκοντι τὴν δύναμιν ἀποδιδὸν τὴν τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέαν φάθι εἶναι· αἰτίαν δ’ ἐπιστήμης
οὖσαν καὶ ἀληθείας, ὡς γιγνωσκομένης μὲν διανοοῦ.»
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les ombres, ensuite les reflets qui se produisent sur l’eau ou encore sur les corps
opaques, lisses et brillants, et tous les phénomènes de ce genre. (509d-510a)24
L’un des deux segments est tout d’abord caractérisé par les objets qui y
appartiennent, à savoir les « animaux et tout ce qui est soumis à la
croissance, aussi bien que l’ensemble du genre de ce qui est fabriqué »25 .
Socrate évoque ensuite le principe fondamental de cette analogie, celui du
double rapport vérité/non-vérité ↔ modèle/image :
Principe Image/modèle (P) : La division a été effectuée sous le rapport de la vérité
et de la non-vérité, de telle sorte que l’opinable est au connaissable ce que l’objet
ressemblant est à ce à quoi il ressemble. (510a)26
La section de l’intelligible se divise ainsi :
Dans une partie de cette section, l’âme, traitant comme des images les objets qui,
dans la section précédente, étaient des objets imités, se voit contrainte dans sa
recherche de procéder à partir d’hypothèses ; elle ne chemine pas vers un principe,
mais vers une conclusion. Dans l’autre toutefois, celle où elle s’achemine vers un
principe anhypothétique, l’âme procède à partir de l’hypothèse et sans recourir à
ces images, elle accomplit son parcours à l’aide des seules formes prises en ellesmêmes.
(510b)27
Il semble qu’une des difficultés majeures d’interprétation de cette analogie
est de savoir s’il s’agit d’une distinction de différents objets (ontologique)
ou de différents états de l’âme (épistémologique). Cela est d’autant plus
délicat que Socrate commence par différentier les objets représentés par les
différents segments pour ensuite distinguer quatre facultés dans l’âme. Nous
reviendrons sur ce point plus tard, mais pour l’instant, il suffit de noter qu’il
semble y avoir une différence d’objet entre le visible et l’intelligible,
24 République 509d6-510a3 : « Ὥσπερ τοίνυν γραμμὴν δίχα τετμημένην λαβὼν ἄνισα
τμήματα, πάλιν τέμνε ἑκάτερον τὸ τμῆμα ἀνὰ τὸν αὐτὸν λόγον, τό τε τοῦ ὁρωμένου γένους
καὶ τὸ τοῦ νοουμένου, καί σοι ἔσται σαφηνείᾳ καὶ ἀσαφείᾳ πρὸς ἄλληλα ἐν μὲν τῷ
ὁρωμένῳ τὸ μὲν ἕτερον τμῆμα εἰκόνες–λέγω δὲ τὰς εἰκόνας πρῶτον μὲν τὰς σκιάς, ἔπειτα
τὰ ἐν τοῖς ὕδασι φαντάσματα καὶ ἐν τοῖς ὅσα πυκνά τε καὶ λεῖα καὶ φανὰ συνέστηκεν, καὶ
πᾶν τὸ τοιοῦτον, εἰ κατανοεῖς. »
25 510a5-6 : «τά τε περὶ ἡμᾶς ζῷς καὶ πᾶν τὸ φυτευτὸν καὶ τὸ σκευαστὸν ὅλον γένος . »
26 510a8-10 : «διῃρῆσθαι ἀληθείᾳ τε καὶ μή, ὡς τὸ δοξαστὸν πρὸς τὸ γνωστόν, οὕτω τὸ
ὁμοιωθὲν πρὸς τὸ ᾧ ὡμοιώθη . »
27 510b4-9 : «Ἧι τὸ μὲν αὐτοῦ τοῖς τότε μιμηθεῖσιν ὡς εἰκόσιν χρωμένη ψυχὴ ζητεῖν
ἀναγκάζεται ἐξ ὑποθέσεων, οὐκ ἐπ’ ἀρχὴν πορευομένη ἀλλ’ ἐπὶ τελευτήν, τὸ δ’ αὖ ἕτεροντὸ
ἐπ’ ἀρχὴν ἀνυπόθετον–ἐξ ὑποθέσεως ἰοῦσα καὶ ἄνευ τῶν περὶ ἐκεῖνο εἰκόνων, αὐτοῖς
εἴδεσι δι’ αὐτῶν τὴν μέθοδον ποιουμένη. »
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://zetesis.fr
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différence clairement établie par l’analogie du soleil et reprise dans les
premières phrases de Socrate à propos de la ligne. Mais ce passage, tout en
admettant deux différents types d’objet, envisage pour la partie intelligible
de la ligne deux différentes attitudes de l’âme par rapport au domaine de
l’intelligible dans son ensemble. En effet, le sujet est bien l’âme qui peut
procéder de deux façons différentes lorsqu’elle regarde la zone intelligible, à
savoir à partir d’hypothèses vers une conclusion ou à partir d’hypothèses
vers le principe anhypothétique. Alors que la différence ontologique entre
les objets imités et les images de ces objets est maintenue, il nous semble
qu’au niveau de l’intelligible, nous aurions plutôt affaire au même objet (les
Formes intelligibles) considéré, étudié, analysé de deux manières
différentes. Les seuls objets d’ailleurs qui sont décrits dans ce passage sont
les Formes (αὐτοῖς εἴδεσι) et le principe anhypothétique. L’emploi du terme
« hypothèse » ne représente pas, selon nous, une référence à des objets en
tant que tels, mais bien la mise en évidence d’une méthode ou d’un parcours
de l’âme (μέθοδον).
Glaucon semble avoir intégré cette idée puisqu’il met lui-même en relief les
deux différentes approches qui sont envisageables par rapport à
l’intelligible en termes de disciplines philosophiques:
Dans ces disciplines, les hypothèses servent de principes, et ceux qui les
contemplent sont contraints pour y parvenir de recourir à la pensée, et non pas au
sens ; comme leur examen cependant ne remonte pas vers le principe, mais se
développe à partir d’hypothèses, ceux-là ne te semblent pas posséder l’intelligence
de ces objets, encore que ces objets seraient intelligibles s’ils étaient contemplés
avec le principe. Tu appelles donc pensée, me semble-t-il, et non intellect,
l’exercice habituel des géomètres et des praticiens de disciplines connexes,
puisque la pensée est quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et l’intellect.
Mais tu me suis parfaitement, repris-je (511d)28
Ce passage est essentiel puisque, en introduisant la quadripartition faite par
Socrate des dunameis de l’âme, il semble bien indiquer qu’il s’agit d’une
division d’approche cognitive et non d’objet car : i) il n’y a qu’une seule
catégorie d’objet et ii) c’est la façon dont ces objets sont considérés comme
ὑποθέσεις qui va déterminer deux manières alternatives de considérer
28 511c6-d6 : « αἷς αἱ ὑποθέσεις ἀρχαὶ καὶ διανοίᾳ μὲν ἀναγκάζονται ἀλλὰ μὴ
αἰσθήσεσιν αὐτὰ θεᾶσθαι οἱ θεώμενοι, διὰ δὲ τὸ μὴ ἐπ’ ἀρχὴν ἀνελθόντες σκοπεῖν ἀλλ’ ἐξ
ὑποθέσεων, νοῦν οὐκ ἴσχειν περὶ αὐτὰ δοκοῦσί σοι, καίτοι νοητῶν ὄντων μετὰ ἀρχῆς.
διάνοιαν δὲ καλεῖν μοι δοκεῖς τὴν τῶν γεωμετρικῶν τε καὶ τὴν τῶν τοιούτων ἕξιν ἀλλ’ οὐ
νοῦν, ὡς μεταξύ τι δόξης τε καὶ νοῦ τὴν διάνοιαν οὖσαν. Ἱκανώτατα, ἦν δ’ ἐγώ,
ἀπεδέξω. »
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
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l’intelligible. C’est cette idée qu’exprime sans ambiguïté Glaucon dans cette
phrase : νοῦν οὐκ ἴσχειν περὶ αὐτὰ δοκοῦσί σοι, καίτοι νοητῶν ὄντων μετὰ
ἀρχῆς.
Platon distingue deux niveaux d’être le sensible et l’intelligible, mais ne
semble pas distinguer au niveau de l’intelligible deux degrés d’intelligible.
Mais, un autre problème d’interprétation semble dès lors surgir puisque,
dans la section sensible, Socrate avait distingué les objets sensibles de leurs
images suivant le principe (P). Or, il semble bien qu’entre un objet
quelconque, mettons un furet et son image dans un lac, nous ayons bien
affaire ici à deux catégories d’objets différents. N’y a-t-il pas parallèlement,
si nous suivons l’analogie au pied de la lettre, un rapport d’image à modèle
entre ce que certains appellent les « objets mathématiques » et les Formes
intelligibles ? Pour tenter d’apporter une réponse à cette difficulté, il faut
s’interroger de plus près sur la structure et les limites de l’analogie modèleimage.
3.3. La caverne
L’allégorie de la caverne ne donne pas d’éléments ontologiques nouveaux
par rapport aux deux premières analogies mais en propose une sorte de
synthèse en mettant l’accent sur la mission du philosophe29. Ce qu’il faut
absolument signaler, c’est que la logique de cette allégorie repose sur (P) et
reprend globalement les divisions de la ligne30. Elle est aussi une synthèse
29 Pour J. E. Raven (1953), les trois images ne peuvent pas être dissociées dans
l’interprétation philosophique puisqu’elles mettent en évidence de façon complémentaire
deux thèses importantes de la métaphysique platonicienne : i) l’usage du principe (P) pour
caractériser l’opposition entre le sensible et l’intelligible comme celle entre la copie et son
modèle et ii) l’emploi d’une analogie se servant d’éléments sensibles (le soleil par exemple)
pour les rapprocher. Platon voudrait à la fois rendre l’intelligible analogue au sensible et
plus généralement affirmer une sorte de continuité entre les deux niveaux de réalité, mais
également les opposer au moyen de (P). C’est, pour Raven, uniquement au travers de la
lecture des trois analogies et de leur transition qu’il est possible de comprendre ces deux
thèses complémentaires. Cette idée, très importante, peut aussi, selon nous, être déduite du
caractère même du choix de l’analogie mathématique de la ligne et de ses limites. Cela dit,
la caverne ne semble pas introduire de nouveaux éléments dans l’ontologie des Formes
mais en explicitent certains, tout en en présentant sous un différent aspect d’autres.
30 Certains ont voulu essayer de tracer une correspondance exacte entre les différentes
sections de la ligne et les différents lieux de l’allégorie de la caverne. D’autres ont affirmé
qu’une telle correspondance n’était pas possible. En tous les cas, la caverne reprend de
façon très vive, l’opposition de base entre image et modèle et donc le contraste objectif
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des deux autres analogies puisqu’elle distingue à la fois les deux niveaux de
réalités, sensible et intelligible, et situe la Forme du bien comme objet
ultime de recherche pour le philosophe. Si l’allégorie de la caverne illustre
surtout le parcours de celui qui sera amené à diriger la cité, ce parcours
s’effectue au travers des réalités décrites dans les images précédentes, à
savoir du sensible à l’intelligible, pour finalement porter sur la connaissance
du bien lui-même. Le recours au principe (P) se voit réaffirmé de la façon
suivante :
1) dans la caverne, il y a les statues et leur ombre projetée contre les murs
qui entretiennent une relation d’image à modèle (RIM) (514b-c).
2) hors de la caverne, entre les reflets sur l’eau des objets réels et ces objets,
il y a le même type de relation (RIM) (515d)
3) Entre les statues dans la caverne et les vrais objets extérieurs, il s’agit
encore de la même relation.
1 et 2 se distinguent de 3 par le fait quand dans ce dernier cas, il s’agit une
relation artificielle et non naturelle puisque les statues ont été fabriquées par
des hommes, alors qu’une relation de type objet-reflet est produite
naturellement. Cette relation, suivant (P), implique que le modèle recèle
plus de clarté que l’image. Or, le paradoxe exprimé dans l’allégorie de la
caverne est que, en ce qui concerne la démarche du philosophe, il doit
comprendre que les statues qu’il a auparavant prises pour les modèles, et
donc pour des réalités vraies et claires, sont en fait des images, moins réelles
et claires que les réalités intelligibles, même si, dans un premier temps, le
fait que son regard se soit habitué aux images et à leur environnement
d’obscurité, faussait sa compréhension de ce qui est réel et de ce qui ne l’est
pas, de ce qui est clair et de ce qui est obscur, et enfin de ce qui est le
modèle et de ce qui est l’image (515e-516a). L’allégorie met donc en
évidence la difficulté du philosophe d’obtenir la connaissance du réel et sa
responsabilité si cette connaissance est atteinte avec, comme point d’orgue
de ce parcours, l’accès à la Forme du bien, après s’être habitué à la
contempler au moyen des reflets et, de nuit, des réalités du ciel:
entre le sensible et l’intelligible, tout en garantissant une communication entre ces deux
degrés au moyen d’un cheminement impliquant des états/lieux intermédiaires.
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Alors, je pense que c’est seulement au terme de cela qu’il sera capable de discerner
le soleil, non pas dans ses manifestations sur les eaux ou dans un lieu qui lui est
étranger, mais lui-même, dans son espace propre, et de le contempler tel qu’il est.
Nécessairement, dit-il.
Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c’est lui qui produit les
saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est
cause d’une certaine manière de tout ce qu’ils voyaient là-bas. (516b-c)31
Puis quelques lignes plus loin :
Dans le connaissable ce qui se trouve au terme, c’est la Forme du bien, et on ne la
voit qu’avec peine, mais une fois qu’on l’a vue, on doit en conclure que c’est elle
qui constitue en fait pour toutes choses la cause de tout ce qui est droit et beau,
elle qui dans le visible a engendré la lumière et le seigneur de la lumière, elle qui
dans l’intelligible, étant elle-même souveraine, procure vérité et intellect ; et que
c’est elle que doit voir celui qui désire agir de manière sensée, soit dans sa vie
privée, soit dans sa vie publique (517c)32
Les difficultés d’interprétations sont multiples et il n’est pas question ici de
les soulever toutes. Par contre, il semble que Platon veuille insister tout
particulièrement sur les points suivants : i) la Forme du bien est la cause
(αἰτία) de l’ordre qui existe aussi bien au niveau intelligible que sensible
(πᾶσι πάντων). En effet, ce qui est affirmé fondamentalement dans ce
passage est bien le rapport de causalité entre la Forme du bien et tout ce qui
est droit et beau (ὀρθῶν τε καὶ καλῶν). Platon ne dit pas clairement de quel
type de causalité il s’agit, mais il est clair que la beauté du monde, qui est
exprimée ici en associant les notions de « beau » et « droit » est dépendante
de la Forme du bien. Par beau et droit, Platon ne fait pas ici référence
directement à des Formes intelligibles mais bien à la beauté qui se trouve
dans la structure du monde dans son ensemble. Il ne semble pas absurde de
vouloir comprendre par ces deux notions, l’ordre ou l’harmonie qui règne
dans les niveaux du sensible et de l’intelligible33 ; ii) (P) est un principe qui
31 516b4-c2 : « Τελευταῖον δὴ οἶμαι τὸν ἥλιον, οὐκ ἐν ὕδασιν οὐδ’ ἐν ἀλλοτρίᾳ ἕδρᾳ
φαντάσματα αὐτοῦ, ἀλλ’ αὐτὸν καθ’ αὑτὸν ἐν τῇ αὑτοῦ χώρᾳ δύναιτ’ ἂν κατιδεῖν καὶ
θεάσασθαι οἷός ἐστιν. Ἀναγκαῖον, ἔφη. Καὶ μετὰ ταῦτ’ ἂν ἤδη συλλογίζοιτο περὶ αὐτοῦ ὅτι
οὗτος ὁ τάς τε ὥρας παρέχων καὶ ἐνιαυτοὺς καὶ πάντα ἐπιτρο πεύων τὰ ἐν τῷ ὁρωμένῳ
τόπῳ, καὶ ἐκείνων ὧν σφεῖς ἑώρων τρόπον τινὰ πάντων αἴτιος. »
32 517b8-c5 : « ἐν τῷ γνωστῷ τελευταία ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα καὶ μόγις ὁρᾶσθαι, ὀφθεῖσα
δὲ συλλογιστέα εἶναι ὡς ἄρα πᾶσι πάντων αὕτη ὀρθῶν τε καὶ καλῶν αἰτία, ἔν τε ὁρατῷ
φῶς καὶ τὸν τούτου κύριον τεκοῦσα, ἔν τε νοητῷ αὐτὴ κυρία ἀλήθειαν καὶ νοῦν
παρασχομένη, καὶ ὅτι δεῖ ταύτην ἰδεῖν τὸν μέλλοντα ἐμφρόνως πράξειν ἢ ἰδίᾳ ἢ δημοσίᾳ.»
33 Nous reviendrons sur ce point plus tard, mais, si le sensible est l’image de
l’intelligible, alors l’ordre sensible le sera aussi.
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recèle une certaine ambiguïté : en ce qui concerne le couple clarté-obscurité,
la ligne et la caverne indiquent que nous avons affaire à une échelle
progressive à mesure que nous parcourons les différents « lieux » de ces
analogies (les segments ou les lieux physiques de la caverne). Par contre, en
ce qui concerne la relation modèle-image, elle a un double emploi, ce qui
implique une certaine difficulté pour l’interprétation. En effet, les analogies
de la ligne et de la caverne cherchent à illustrer l’idée que le rapport entre le
sensible et l’intelligible est semblable à celui entre une image et son modèle.
En même temps, au sein de ces analogies, et à différents niveaux, ce rapport
est utilisé directement pour qualifier a) le lien entre les différents soussegments
que comportent chacun des segments du sensible et de
l’intelligible, d’une part le rapport entre les images des objets sensibles
(image) et les objets sensible (modèle) et d’autre part celui entre les
« objets intermédiaires »34 (image) et les Formes intelligibles (modèle) et b)
les liens, dans l’analogie de la caverne, entre les statues (modèle) et leur
projection (image), entre les objets de l’extérieur (modèle) et les statues
(image), entre les objets de l’extérieur reflétés dans l’eau (image) et les
objets eux-mêmes (modèle). Nous avons affaire ici à un système
complexifié qui, en affirmant un rapport global image-modèle entre
l’intelligible et le sensible, reprend de façons multiples ce même rapport au
sein des analogies censées exprimer cette relation. Il faut, à notre avis,
différencier ce rapport global, servant à illustrer les deux niveaux d’être, de
ses ramifications qui se trouvent au coeur des allégories. Par là, nous
voulons dire que la fonction même de l’analogie n’implique pas forcément
une correspondance étroite entre le rapport global et ses exemplifications
concrètes au sein des analogies. Ainsi, si au niveau général ce rapport sert à
différencier au moyen de son usage dans les analogies deux niveaux d’être,
cet usage concret ne doit pas forcément indiquer qu’il existe des
ramifications quant aux niveaux d’être. En effet, comme nous l’avons vu, le
rapport entre les deux segments de l’intelligible, les « objets
intermédiaires » et les Formes intelligibles est illustré au moyen du rapport
image-modèle, mais cela n’implique pas nécessairement une division entre
deux catégories d’objet. En fait, au sein même de l’analogie de la ligne, le
rapport image-modèle peut être compris à trois niveaux différents : a) au
sens concret : un objet sensible et son image. Il s’agit ici de l’expression
même du rapport ; b) au sens analogique : le sensible est l’image de
l’intelligible. Il s’agit de l’emploi de ce rapport ; c) au sens dérivé qui se
retrouve entre les deux segments de l’intelligible. Or, ce dernier sens est
34 Nous avons argumenté qu’ils n’étaient pas à proprement parler des objets.
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particulier puisqu’il ne décrit pas le rapport entre deux objets peuplant
l’intelligible mais bien deux attitudes de l’âme face au même objet :
l’intelligible. Pourquoi donc employer ce sens dérivé ? Il est possible de
donner ici deux raisons potentielles : d’abord pour la complétude de l’image
mathématique, la proportion doit être affirmée entre tous les différents
niveaux de la ligne, même si cela entraîne des conséquences délicates quant
à l’interprétation, et ensuite parce que Platon veut, dans le cadre de l’usage
d’une image décrivant le bien, mettre en évidence une continuité entre le
sensible et l’intelligible. Or, s’il n’affirmait pas ce rapport dans toute sa
multiplicité, le lecteur pourrait se poser la question de l’accès aux réalités
intelligibles et de l’éventuelle difficulté de cet accès. En fait, nous l’avons
vu, la ligne et la caverne reposent sur l’idée d’une progression continue où
le niveau supérieur est lui-même le niveau inférieur par rapport à un autre
niveau supérieur. Cela implique nécessairement l’utilisation du rapport
image-modèle à chacun des niveaux afin de permettre le parcours des
échelons successifs dans cette progression au moyen d’un principe commun.
En fait, Platon reconnaît explicitement, la difficulté à comprendre son
procédé analogique lorsqu’il concerne les niveaux d’être :
Il nous plaira donc, dis-je, comme auparavant, de nommer la première section
science, et la deuxième pensée, la troisième croyance, et la quatrième,
représentation. Il suffira aussi de nommer ces deux dernières prises ensemble
opinion, et les deux premières ensemble, intellection. On dira alors que l’opinion
concerne le devenir, alors que l’intellection vise l’être : ce que l’être est par rapport
au devenir, l’intellection l’est par rapport à l’opinion, et ce que l’intellection est
par rapport à l’opinion, la science l’est par rapport à la croyance, et la pensée par
rapport à la représentation. Quant à l’analogie entre les choses auxquelles ces
fonctions se rapportent, et à la division en deux de chacune des sections –
celles de ce qui est objet d’opinion et celle de l’intelligible, laissons cela de
côté, Glaucon, afin de ne pas nous empêtrer dans des arguments autrement
plus complexes que nous avons traversés. (534a)35
Cette affirmation peut sembler paradoxale puisque le lien qui existe entre les
puissances de l’âme et les niveaux d’être doit être tel que, si nous parvenons
à comprendre les rapports entre les unes, alors ceux qui existent entre les
35 533e7-534b2 : « ̓Αρκέσει οὖν, ἦν δ’ ἐγώ, ὥσπερ τὸ πρότερον, τὴν μὲν πρώτην μοῖραν
ἐπιστήμην καλεῖν, δευτέραν δὲ διάνοιαν, τρίτην δὲ πίστιν καὶ εἰκασίαν τετάρτην· καὶ
συναμφότερα μὲν ταῦτα δόξαν, συναμφότερα δ’ ἐκεῖνα νόησιν· καὶ δόξαν μὲν περὶ γένεσιν,
νόησιν δὲ περὶ οὐσίαν· καὶ ὅτι οὐσία πρὸς γένεσιν, νόησιν πρὸς δόξαν, καὶ ὅτι νόησις πρὸς
δόξαν, ἐπιστήμην πρὸς πίστιν καὶ διάνοιαν πρὸς εἰκασίαν· τὴν δ’ ἐφ’ οἷς ταῦτα ἀναλογίαν
καὶ διαίρεσιν διχῇ ἑκατέρου, δοξαστοῦ τε καὶ νοητοῦ, ἐῶμεν, ὦ Γλαύκων, ἵνα μὴ ἡμᾶς
πολλαπλασίων λόγων ἐμπλήσῃ ἢ ὅσων οἱ παρεληλυθότες.Ἀλλὰ μὴν ἔμοιγ’, ἔφη, τά γε
ἄλλα, καθ’ ὅσον δύναμαι ἕπεσθαι, συνδοκεῖ. »
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autres devraient être clairs. Platon affirme pourtant ici que cela ne va pas de
soi et qu’au contraire, en ce qui concerne le domaine des niveaux d’être,
l’analyse est complexe, surtout lorsqu’il s’agit de les comprendre dans le
strict cadre des rapports mathématiques entre les segments de la ligne. Il est
fort intéressant de noter que Platon ne nie pas l’existence de tels rapports
mais simplement que leur compréhension devient délicate surtout
lorsqu’elle concerne les divisions en deux des sections de l’intelligible et du
sensible. Les rapports affirmés dans ce passage sont les suivants :
ETRE / DEVENIR ; INTELLECTION / OPINION ; SCIENCE / CROYANCE ; PENSEE /
REPRESENTATION
Nous voyons ici qu’en rajoutant le couple MODELE/IMAGE36, le tableau
dans son ensemble devient complexe si nous essayons d’appliquer ce
rapport aux couples SCIENCE et CROYANCE, ainsi que PENSEE et
REPRESENTATION et plus encore, en ne suivant pas les conseils de
Platon, à leurs objets. Les objets du sensible seraient les images des Formes
intelligibles et les images des objets sensibles seraient les images des
images des Formes intelligibles. Cela dit, ces deux rapports sont
compréhensibles puisqu’ils affirment i) que les Formes intelligibles sont les
modèles des objets sensibles (ce qui reprend la division de base) ce
qu’affirmait la proportion initiale appliquée aux objets de l’être et du
devenir et ii) les « objets intermédiaires » sont les modèles des images des
objets sensibles. Cette dernière relation est affirmée si nous appliquons la
proportion géométrique à l’ensemble des composantes de la ligne. Mais
nous pourrions nous demander ce qu’elle apporte réellement à la
compréhension de l’analogie. C’est sûrement à cela que s’adressent les
mises en garde de Platon ici. Ainsi, si nous réunissons les proportions
précédentes nous obtenons :
1) Les objets intermédiaires sont les images des Formes intelligibles et les
modèles des images des réalités sensibles.
2) Les Formes intelligibles sont les modèles des objets sensibles et les
modèles des objets intermédiaires
Ces deux affirmations entraînent les difficultés suivantes : il y a une
asymétrie dans la relation modèle-image entre les Formes et les « objets
36 Rapport qui établissait dans l’analogie de la ligne les proportions suivantes : Les
Formes sont aux « objets intermédiaires » ce que les objets sensibles sont à leurs reflets
sensibles et ce que l’intelligible est au sensible.
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intermédiaires », et entre les Formes et les réalités sensibles. Et pourquoi
mettre en rapport les « objets intermédiaires » avec les images des objets
sensibles puisque la nécessité de continuité impliquerait plutôt de les relier
directement avec les objets sensibles eux-mêmes, proportion qui n’est pas
affirmée dans l’analogie de la ligne. Le point commun entre ces deux
difficultés est que c’est le statut des « objets intermédiaires » qui pose
problème. En effet, une continuité entre l’intelligible et le sensible ne
pourrait être garantie que si les « objets intermédiaires » et les réalités
sensibles se trouvaient directement dans un rapport de proportion. De plus,
si les Formes intelligibles sont les modèles des réalités sensibles et des
« objets intermédiaires », le sont-elles sous le même rapport, ce qui
impliquerait la désastreuse conséquence que les « objets intermédiaires »
participeraient aux Formes comme les réalités sensibles y participent,
compte tenu du fait que le rapport image-modèle entraîne une relation de
participation. Plusieurs commentateurs37 ont noté, par ailleurs, qu’une
construction de la ligne implique l’égalité des segments représentants les
réalités sensibles et les « objets intermédiaires ». Il faut se demander
maintenant ce que cela entraîne en particulier dans le cadre du principe de
ressemblance entre un modèle et son image.
4. LE RAPPORT MODÈLE-IMAGE
Le but de la démarche analogique semble être de représenter le rapport entre
les Formes et les particuliers au moyen de ce qui est le seul outil conceptuel
que Platon nous offre pour comprendre cette relation particulière, à savoir le
lien qui existe entre un paradeigma et son (ses) eídōlon/eikōn38. Il s’agit
donc d’une distinction de deux catégories d’être (sensible-intelligible) qui
se fait au moyen d’une division du domaine sensible en deux types d’objet.
Nous nous retrouvons donc dans une situation avec trois réalités différentes
avec, comme intermédiaire, le sensible jouant le rôle de médiateur dans la
relation qui existe entre les trois. Cela donne la représentation suivante :
A : les images/reflets/représentations des réalités sensibles
B : les réalités sensibles
C : les Formes intelligibles
37 Voir Lafrance (1994), p 274-278, pour une synthèse des différentes opinions à ce
sujet.
38 Rapport exprimé dans (P) par le contraste entre τὸ ὁμοιωθὲν πρὸς τὸ ᾧ ὡμοιώθη. Le
terme eídōlon peut comporter un aspect plus négatif que eikōn et s’approche de la notion de
phantasma. Il peut ainsi signifier illusion.
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Avec comme rapport : A est à B ce que B est à C et inversement.
C’est en nous interrogeant sur le rapport de A envers B que nous pouvons
comprendre le rapport de B envers C. Pour comprendre ce que sont les
Formes intelligibles, Platon semble nous dire qu’il faut les considérer dans
leur rapport aux particuliers au moyen d’une analogie, celle du couple
image-sensible/objet-sensible. Or le statut de ce dernier couple est ambigu.
En effet, il est possible de comprendre le rapport entre une image et son
modèle dans, au moins, deux sens différents : première possibilité, si nous
considérons le rapport entre le mètre étalon39 et les différents mètres
exemplifiés dans le sensible, il faut remarquer que le modèle possède luimême
les propriétés des images (le mètre étalon mesure, de façon
exemplaire, un mètre) et que le modèle et ses images appartiennent au
même type de réalités (dans ce cas, les deux sont des réalités sensibles) avec
un rapport de perfection ou plutôt de référence arbitraire du modèle envers
les images40. Il y a différence de perfection (le mètre étalon = mètre modèle
= mètre parfait) mais non différence de catégorie d’être41. Mais cette
différence de perfection est toute relative car, d’une certaine façon, il ne
peut y avoir différence de perfection, au sens où Platon l’entend42, que s’il y
a différence ontologique. Deuxième possibilité, et c’est ce que Platon
39 Nous faisons référence ici à la distance entre deux points sur une barre d’un alliage de
platine et d’iridium qui se trouve au Bureau international des poids et des mesures et non à
la définition du mètre comme la distance parcourue par la lumière dans le vide en
1⁄299 792 458 seconde, car cette deuxième définition demanderait une modification de notre
argument. En effet, cette deuxième définition permet d’obtenir un mètre certes parfait mais
toujours fondé sur l’arbitraire. Cela dit, la vraie différence est qu’il s’agit de l’utilisation
d’une loi physique et non d’une instance sensible.
40 Encore qu’une imitation du mètre étalon peut-être parfaite de façon à avoir, par
exemple, deux mètres étalons tout à fait identiques, comme si dédoublions Cratyle, les deux
entités seraient indifférentiables. Nous aurions ainsi deux mètres étalons tout court. En
dernière analyse, c’est par convention que le mètre étalon reçoit sa valeur de paradigme.
41 Cette alternative pour comprendre l’intelligible, tout en prenant un compte l’idée de
perfection du modèle sur les images, ce qui n’est pas évident dans le cas du mètre étalon,
puisque son exemplarité est arbitraire, mais qui est parfaitement en accord avec ce que
Platon semble dire des Formes intelligibles par rapport aux particuliers, entraîne des
difficultés très connues : si une Forme F et les particuliers qui y participent se trouvent dans
un rapport de ressemblance en ce qui concerne la propriété F, cela signifie que F possède
en commun avec ses instances la propriété F d’une manière similaire au fait que le mètre
étalon et ses images possèdent une ressemblance quant à cette propriété. Sur ce point, voir
Patterson (1985), chap. 3, « Image and Reality », p. 25 sq.
42 Il ne s’agirait pas, par exemple, d’une différence entre deux objets plus ou moins
parfaits, dont l’un est plus parfait que l’autre.
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
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semble indiquer au moyen du choix de ses exemples, si nous considérons le
rapport modèle-image comme celui entre un objet et son reflet dans l’eau ou
sa représentation en peinture, il est clair que le modèle et ses images ne
partagent pas une ressemblance quant aux propriétés qui sont exhibées par
le modèle. En effet, le furet et son image dans l’eau, même s’ils
appartiennent tous deux à la réalité du sensible, semblent être
ontologiquement plus éloignés que le sont, par exemple le mètre étalon et
ses instances. Peut-être ne s’agit-il pas d’un éloignement ontologique,
puisque les deux appartiennent à la même catégorie d’être (le sensible), ce
qui est rendu nécessaire à Platon pour que l’analogie produise son effet.
Mais en tout cas il est clair que l’image, dans cette alternative, ne possède
pas le même type de propriétés que celles du modèle, et pourtant les deux se
ressemblent d’une façon telle que notre furet pourrait se mettre à manifester
un comportement agressif en voyant sa propre image dans l’eau s’il ne se
rendait pas compte qu’il s’agit d’une illusion. L’intérêt de cette alternative
est qu’elle tend à montrer que les deux catégories appartiennent à des
niveaux différents et qu’il n’est pas possible de les réduire l’une à l’autre en
termes de propriétés43. Il faut faire ici cette distinction : d’un point de vue
ontologique le furet et son reflet appartiennent à la même catégorie d’être,
mais exemplifient une différence, en termes de propriétés, qui, du point de
vue de l’usage du procédé analogique, symbolise une différence, cette fois
ontologique, entre les Formes et les particuliers. Notons aussi que a) entre
une image et un modèle, il existe des propriétés communes (taille, étendue
etc.), mais il ne peut s’agir des propriétés essentielles de l’objet (par
exemple la propriété d’être un furet) et b) si l’image est considérée comme
une illusion par rapport au modèle, nous nous retrouvons dans le cas de la
notion de différence de perfection.
Or, si c’est cela que l’analogie tend à montrer, alors il faut revenir à notre
difficulté précédente : pourquoi postuler un niveau d’être différent dans
l’analogie entre les Formes et les « objets intermédiaires » ? Sans vouloir
résoudre ici ce problème, nous pourrions renvoyer aux analyses de R. S.
43 Le fait que, dans cette interprétation, les Formes ne puissent pas être réduites aux
particuliers en termes de propriétés, ce qui résout les difficultés mentionnées dans la note
précédente, et en même temps soient mises en relation directe avec la réalité sensible
permet d’accentuer deux éléments essentiels dans la saisie conceptuelle de l’hypothèse
platonicienne : les Formes sont essentiellement différentes des particuliers, et ne leur
ressemblent pas quant à leurs propriétés, mais sont pourtant reliées à ces derniers dans un
rapport de ressemblance qu’est celui qui s’approche de l’idée de l’illusion, ce que Platon
affirme à plusieurs reprise lorsqu’il s’agit de décrire l’infériorité et la fausseté que
représentent les réalités sensibles.
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Brumbaugh44 en ce qui concerne la difficulté de l’emploi d’une métaphore
géométrique pour évoquer non seulement la non-réductibilité entre les
Formes et les particuliers, mais aussi la continuité cognitive possible entre
les deux niveaux de réalité. Il faut remarquer que cette double exigence est
principalement exprimée dans l’usage de l’analogie image-modèle en ce
sens que, comme nous venons de le voir, l’image ressemble au modèle et
pourtant elle lui est fondamentalement différente.
Le fait que certains ce soient demandés s’il fallait se représenter la ligne de
façon verticale ou horizontale ou si le segment de l’intelligible devait être
plus long ou plus court que celui du sensible45, indique les difficultés et les
limites de la représentation spatiale d’une distinction ontologique.
Brumbaugh affirme que la ligne représente deux types de propriétés qui ne
sont pas conciliables au sein d’une même analogie. Les deux propriétés
sont, d’une part la différence de clarté qui existe entre les puissances de
l’âme, représentée par l’inégalité dans les segments et d’autre part, la
continuité qui est possible, et que suppose l’enseignement philosophique,
entre lesdites puissances, représentée par la proportionnalité des segments. Il
faudrait donc considérer à la fois la longueur des segments et leur position
afin de pouvoir dégager l’analyse la plus adéquate possible de cette
analogie. Si nous nous plaçons au niveau ontologique, nous pourrions aussi
dire que cette analogie veut exprimer à la fois la différence et la
ressemblance entre les Formes intelligibles et le sensible. Or, au sein de la
même représentation analogique, cela apparaît comme impossible puisque
ces deux propriétés sont antinomiques.
Nous avons montré que l’analogie de base que propose Platon dans
la République fonctionne aisément avec trois variables A, B et C, or la ligne
en propose une quatrième, D, les « objets intermédiaires ». Faut-il en
conclure que Platon, dans son objectif de mise en ordre de ses principes
métaphysiques, postule une classe supplémentaire d’objets ? Nous l’avons
44 Voir Brumbaugh (1952) et (1977).
45 Voir Lafrance (1994), pages 271-274 et surtout Smith (1996), page 26. Platon
mentionne expressément le fait qu’il faut se représenter la ligne de façon verticale (voir upó
en 511a6 et anōtátō en 511d8), ce qui correspond d’ailleurs de façon globale avec la
représentation qu’il propose des Formes, par exemple, dans le mythe du Phèdre. Quant à la
question de la longueur des deux segments principaux, si leur inégalité semble faire
concensus (ánisa en 509d6), le choix de cette longueur dépendra du rapport qui sera assumé
entre longueur et clarté. Si les commentateurs ont argumenté de façons si diverses, c’est
bien la preuve que la représentation imagée d’un concept est délicate et sûrement arbitraire.
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vu, supposer cette classe entraîne des difficultés d’interprétation que Platon
reconnaît lui-même. Pourquoi ne s’en tient-il pas aux trois catégories
nécessaires, à savoir les Formes intelligibles, les sensibles et les images des
sensibles qui permettent de représenter de façon adéquate la non
réductibilité des Formes aux particuliers ? En fait, Platon semble s’y tenir, si
nous regardons la dernière apparition que fait l’hypothèse des Formes dans
la République au livre X. Platon veut argumenter que les peintres et les
représentants des arts d’imitation fabriquent de l’illusion et non de l’être et
prend ainsi l’exemple du lit qu’il différencie en trois catégories :
-Eh bien, ces lits constitueront trois lits distincts. Le premier est celui qui existe
par nature, celui que, selon ma pensée, nous dirons l’oeuvre d’un dieu. De qui
pourrait-il s’agir d’autre ? – Personne, je pense. – Le deuxième lit est celui que le
menuisier a fabriqué. – Oui, dit-il. – Le troisième lit est celui que le peintre a
fabriqué, n’est-ce pas ? – Oui. – Ainsi donc, peintre, fabriquant de lits, dieu, voilà
les trois qui veillent aux trois espèces de lit. (597b)46
Platon distingue ici trois catégories de lit : (C) La forme du lit, le (B) lit
sensible et (A) l’image du lit sensible. Il y a d’abord la Forme unique (596
a6 : εἶδος τι ἓν), ses instanciations concrètes et ses copies faites en peinture
ou encore au moyen d’un miroir (596e). Que le but de Platon soit ici de
distinguer trois types d’artisan qui produisent des objets différents sur
l’échelle de la réalité, allant du réel (ónta) aux phénomènes (phainómena)47
ne doit pas nous faire perdre de vue qu’est affirmée, dans ce passage, la
même correspondance que dans notre version simplifiée de la ligne entre A,
B et C. Encore une fois, c’est au moyen de la distinction entre l’image et le
modèle que Platon nous fait comprendre l’altérité entre les Formes et les
particuliers, affirmant que proportionnellement la semi-réalité des sensibles
par rapport aux Formes doit être mise en rapport à celle encore moindre,
puisqu’il s’agit d’illusions, des « reflets » du lit par rapport aux lits
sensibles. Nous nous retrouvons ici avec la même affirmation de nonréduction
d’une entité par rapport à l’autre quant à leur être et leur
perfection. Puisque le lit sensible ne peut aucunement être réduit, rapproché
en termes de propriétés ou même assimilé au reflet de ce dernier, alors
pareillement, la Forme du lit ne doit pas être assimilée au lit sensible. Il y a
46 597b5-14 : « Οὐκοῦν τριτταί τινες κλῖναι αὗται γίγνονται· μία μὲν ἡ ἐν τῇ φύσει
οὖσα, ἣν φαῖμεν ἄν, ὡς ἐγᾦμαι, θεὸν ἐργάσασθαι. ἢ τίν’ ἄλλον; Οὐδένα, οἶμαι. Μία δέ γε
ἣν ὁ τέκτων. Ναί, ἔφη. Μία δὲ ἣν ὁ ζωγράφος. ἦ γάρ; Ἔστω. Ζωγράφος δή, κλινοποιός,
θεός, τρεῖς οὗτοι ἐπιστάται τρισὶν εἴδεσι κλινῶν. »
47 C’est la correspondance des trois catégories d’objet qui nécessite trois artisans
différents et donc le dieu « créateur » de la Forme intelligible du lit.
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bien ici une distinction de deux catégories (B et C) au moyen d’une
troisième (A), en se servant d’une catégorie intermédiaire comme moyen
terme. Nulle nécessité ici de postuler un intermédiaire entre le lit sensible et
la Forme du lit comme c’est le cas dans de la ligne. Pourquoi donc Platon le
fait-il dans cette analogie?
Si nous pensons que le but de Platon est de fournir une analogie entre le
sensible et l’intelligible au moyen de la relation image-modèle, alors,
comme dans l’analogie du soleil qui portait sur la nature du bien et qui le
mettait en rapport avec un objet sensible, dans le cas de la ligne, c’est l’objet
de l’analogie, qui est la relation image-modèle entre le sensible et
l’intelligible dans son ensemble, que Platon va comparer à la relation imagemodèle
dans le sensible. Il distingue ainsi quatre segments dans la ligne
avec pour but de montrer que ce qui est d’un certain point de vue le modèle
(les sensibles), est en même temps l’image de l’intelligible d’un autre point
de vue. Ainsi, la partie comprenant les objets sensibles et les « objets
intermédiaires » dans sa totalité pourrait représenter ce domaine
intermédiaire. Dans le cas du livre X, Platon reprend cette division sans
supposer une réalité intermédiaire entre les particuliers les Formes. En fait,
il y a trois réalités, l’image du lit, le lit et la Forme du lit. Le problème que
se pose Platon dans le cas de la ligne est le suivant : comment est-il possible
de passer, dans un processus de connaissance dans le cadre de l’éducation
du philosophe, du sensible à l’intelligible. Sa réponse semble être qu’il y a
deux façons de considérer la réalité sensible : 1) en tant que sensiblemodèle,
c’est-à-dire en tant que sensible indépendant dont les reflets
sensibles en sont les images dépendantes 2) en tant que sensible-image,
c’est-à-dire en tant que sensible possédant une intelligibilité propre,
intelligibilité découlant du fait d’être l’image d’une Forme. C’est au moyen
des sciences de l’ordre que cette intelligibilité peut être découverte. Platon
exprime l’idée qu’en considérant le même objet de deux façons différentes,
soit en tant que modèle, soit en tant qu’image, il y a possibilité d’une
transition entre le sensible et l’intelligible48. Les proportions mises en
évidence dans l’analogie de la ligne sont toutes celles entre un modèle et
une image. Nous l’avons vu, les Formes sont les modèles des « objets
intermédiaires » et des réalités sensibles. Or, si ces deux catégories
représentent simultanément le même type d’objet en tant qu’il est considéré
soit comme une image, soit comme un modèle, alors l’interprétation devient
48 Sur ce point voir Smith (1996), p. 42: « What is relevant, then, is not the ontological
identity of these objects, as some have argued, but, rather, the way in which such objects
are conceived at each of the relevant subsections. »
ἀρχὴν πορευομένη ἀλλ’ ἐπὶ τελευτήν . »
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plus cohérente. Car, malgré l’absence de rapport de proportion immédiat
entre ces deux segments, Platon affirme pourtant clairement le statut de
moyen terme des objets sensibles et des « objets intermédiaires » :
Examine aussi comment il faut couper la section de l’intelligible. –De quelle
façon ? – Voici. Dans une partie de cette section, l’âme traitant comme des images
les objets qui, dans la section précédente, étaient les objets imités, se voit
contrainte dans sa recherche de procéder à partir d’hypothèses ; elle ne chemine
pas vers un principe mais vers une conclusion. (510b)49
Platon semble reconnaître ici explicitement que les mêmes objets peuvent
être considérés de deux façons différentes. C’est au moyen, par exemple, de
l’approche géométrique que les objets sensibles cessent d’être considérés
comme des originaux mais comme des images des Formes intelligibles.
C’est ainsi qu’il est possible de distinguer deux puissances dans l’âme, la
pístis et la diánoia, sans nécessairement devoir distinguer deux types
d’objet. En fait, il pourrait suffire d’affirmer qu’il n’y a que deux niveaux
d’être, le sensible et l’intelligible. En effet, le fait que le sensible soit divisé
entre les objets sensibles et leurs images (reflets, ombres) n’implique pas
non plus qu’il faille distinguer deux niveaux ontologiques. Au contraire,
l’usage des images des sensibles est inhérent au fonctionnement du
processus analogique afin de montrer le statut ambigu des réalités sensibles,
entre être et non-être. Entre ombres et objets sensibles, il n’y a pas de
différence ontologique (même si ces objets appartiennent à différentes
catégories du sensible), mais bien l’exemplification sensible d’une
différence ontologique. Pareillement, il n’y a pas de différence ontologique
entre les objets sensibles et les « objets intermédiaires » puisque ces derniers
n’existent pas en tant que tels mais représentent les objets sensibles en tant
qu’ils sont les reflets et les traces de l’être véritable, les Formes intelligibles.
Pour Platon, c’est au moyen de la géométrie que la transition entre sensible
et intelligible est possible, et nous le verrons, la possibilité de cette
transition est essentielle au projet politique de la République.
5. L’ORDRE ET LA FORME DU BIEN
L’exercice auquel se livre Platon au moyen des analogies de la République
peut être considéré comme une mise en ordre de sa métaphysique. La
49 510b2-6 : «Σκόπει δὴ αὖ καὶ τὴν τοῦ νοητοῦ τομὴν ᾗ τμητέον. Πῇ ; Ἧι τὸ μὲν αὐτοῦ
τοῖς τότε μιμηθεῖσιν ὡς εἰκόσιν χρωμένη ψυχὴ ζητεῖν ἀναγκάζεται ἐξ ὑποθέσεων, οὐκ ἐπ’
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difficulté principale est que cette mise en ordre est orchestrée indirectement
au moyen d’images et de métaphores. Cela vaut éminemment pour la Forme
du bien qui, par sa position dans la métaphysique est, selon Platon,
extrêmement difficile à saisir (506e). Par mise en ordre de la métaphysique,
nous aimerions signifier non seulement le fait de rendre clair et
compréhensible les éléments d’une métaphysique, ici l’hypothèse des
Formes, mais surtout de dégager la structure qui règne entre ces éléments50.
Cela s’impose comme essentiel au philosophe car une des conséquences
principales du choix de la caractérisation du rapport particuliers-Formes par
l’analogie image-modèle est que la structure de la réalité intelligible sera
reflétée dans celle du sensible. Autrement dit, s’il y a un ordre
métaphysique, la réalité sensible en est, dans son ensemble, l’image. Or,
nous avons conclu dans la partie précédente qu’il existe une possibilité au
moyen de l’étude des particuliers en tant qu’images des Formes, notamment
par la géométrie, de remonter directement à leur intelligibilité. Si l’ordre du
monde est le reflet de l’ordre de l’intelligible, alors nous comprenons
l’importance de mettre en évidence la structure de cette deuxième
composante de la métaphysique. Nous l’avons suggéré, l’analogie imagemodèle
indique que i) les Formes intelligibles ne peuvent pas être réduites à
leurs exemplifications sensibles, ii) que c’est par l’étude des particuliers
sensibles avec l’aide des sciences de l’ordre (mathématiques, harmonie
musicale, astronomie et dialectique) qu’il est possible de remonter au niveau
de l’intelligible.
L’évolution de la métaphysique de la République par rapport à celle du
Banquet et du Phédon est qu’elle ne considère plus le domaine intelligible
sous l’angle de la participation des sensibles à l’intelligible ou sous celui
d’une Forme en particulier comme celle du Beau, mais qu’elle s’intéresse à
la réalité intelligible dans son ensemble, dans sa structuration générale.
Platon évoque maintenant les rapports des Formes intelligibles au sensible,
et des Formes entre elles. Cela découle du fait qu’il cherche à mettre en
évidence le lien qui existe entre l’homme, la cité et l’intelligible, et la
possibilité que les deux premiers soient ordonnés et harmonieux s’ils imitent
la réalité intelligible. Dans le cadre de la description de l’intelligible dans
son ensemble, Platon introduit une idée de hiérarchisation au moyen d’un
facteur fondamental : la Forme du bien. Il introduit aussi une composante de
dépendance : c’est cette Forme qui garantit à la réalité intelligible son ordre
50 Non seulement le rapport entre les Formes et les particuliers, mais aussi les rapports
entre les Formes elles-mêmes, ainsi que la relation des deux niveaux de réalité à la Forme
du bien.
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et son harmonie et que l’étude dialectique peut permettre de découvrir. La
Forme du bien est ainsi le chainon fondamental de la métaphysique
platonicienne puisqu’il met en ordre les niveaux intelligible et sensible en
les situant dans un rapport avec elle-même.
Comprendre ce qu’est la Forme du bien (idéa tou agathou) n’est pas
possible du moins directement et c’est pour ça que Socrate propose à
Glaucon d’en fournir une analogie, comparant le bien au soleil. Cette image
montre la position fondamentale du bien dans la métaphysique platonicienne
en faisant du bien le principe de la connaissance, de l’être et de l’essence
des Formes intelligibles :
Eh bien maintenant, pour les objets de connaissance, ce n’est pas seulement leur
cognoscibilité que manifestement, ils reçoivent du bien, mais c’est aussi leur être
et leur essence, qu’ils tiennent de lui, même si le bien n’est pas l’essence mais
quelque chose qui est-delà de l’essence dans une surabondance de majesté et de
puissance. Et alors Glaucon, facétieux, s’exclama : Par Apollon, dit-il, quelle
prodigieuse transcendance (ὑπερβολῆς) ! – C’est toi le responsable, repris-je, tu
m’as forcé à exprimer mes opinions à son sujet (509b).51
En exerçant une certaine causalité sur les intelligibles, l’allégorie de la
caverne suggère que la Forme du bien cause également les particuliers. En
effet, au moment où le philosophe parvient à contempler le soleil, Socrate
affirme à propos de ce dernier que :
Et après cela, dès lors, il en inférerait au sujet du soleil que c’est lui qui produit les
saisons et les années, et qui régit tout ce qui se trouve dans le lieu visible, et qui est
cause d’une certaine manière (τρόπον τινὰ) de tout ce qu’ils voyaient là-bas.
(516b)52
La question du type de causalité de la Forme du bien sur l’ensemble des
réalités est intimement liée à son statut particulier d’entité epékeina tēs
ousías (ETO). Pour notre propos, il suffit peut-être de noter quelques
éléments importants servant à situer la Forme du bien comme élément
51 509b6-c4 : « Καὶ τοῖς γιγνωσκομένοις τοίνυν μὴ μόνον τὸ γιγνώσκεσθαι φάναι ὑπὸ
τοῦ ἀγαθοῦ παρεῖναι, ἀλλὰ καὶ τὸ εἶναί τε καὶ τὴν οὐσίαν ὑπ’ ἐκείνου αὐτοῖς προσεῖναι,
οὐκ οὐσίας ὄντος τοῦ ἀγαθοῦ, ἀλλ’ ἔτι ἐπέκεινα τῆς οὐσίας πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει
ὑπερέχοντος. Καὶ ὁ Γλαύκων μάλα γελοίως, Ἄπολλον, ἔφη, δαιμονίας ὑπερβολῆς. Σὺ
γάρ, ἦν δ’ ἐγώ, αἴτιος, ἀναγκάζων τὰ ἐμοὶ δοκοῦντα περὶ αὐτοῦ λέγειν. »
52 516b9-c2 : «Καὶ μετὰ ταῦτ’ ἂν ἤδη συλλογίζοιτο περὶ αὐτοῦ ὅτι οὗτος ὁ τάς τε ὥρας
παρέχων καὶ ἐνιαυτοὺς καὶ πάντα ἐπιτροπεύων τὰ ἐν τῷ ὁρωμένῳ τόπῳ, καὶ ἐκείνων ὧν
σφεῖς ἑώρων τρόπον τινὰ πάντων αἴτιος. »
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essentiel de l’ordre métaphysique chez Platon. D’abord, la qualification du
bien comme ETO semble entrer en contradiction avec le fait qu’elle est dite
à plusieurs reprises (518c8, 526e3, 532c5) comme partie éminente de l’être
puisqu’elle est caractérisée, par exemple, de tò eudaimonéstaton toù óntos53
et surtout avec la proposition affirmant que la Forme du bien est objet
potentiel de connaissance. Puisqu’au moyen de la dialectique, le philosophe
en saisissant,
ce qu’est le bien lui-même, il parvient au terme de l’intelligible (…). (532b)54
Plusieurs auteurs55 ont argumenté que la Forme du bien pouvait à la fois être
ETO et, en même temps, un objet de connaissance faisant partie du domaine
de l’intelligible. Le bien étant alētheiá te kaì tò ón (508d5), il est aussi
ETO56. D’abord, il faut constater que l’analogie du soleil implique deux
idées qu’il faudrait peut-être appliquer à la Forme du bien : le soleil tout en
étant partiellement57 cause de la génesis fait aussi partie du domaine du
visible et du changeant et ii) il est difficile de contempler directement le
soleil. Platon ne peut pas ignorer les conséquences que ces deux éléments
ont pour son analogie. Si la Forme du Bien est la cause de l’être et de
l’essence des Formes intelligibles (tò eînaí te kaì tēn ousían), cela implique
nécessairement que l’intelligible dans son ensemble dépend de la Forme du
Bien quant à ce qu’il est. La Forme du Bien est donc cause de l’intelligible
et pourtant, il semble qu’elle fasse partie de l’intelligible. Comment cela
peut-il se concilier avec le fait qu’elle soit ETO ? Remarquons, de façon très
générale, que le principe même de la relation de cause à effet, qui met en
évidence un lien de dépendance de l’effet sur la cause, n’implique nullement
que la cause appartienne à une catégorie ontologique différente de celle de
l’effet. Au contraire, la différence entre la cause et l’effet peut résider dans
le fait même du lien de dépendance instauré. Si nous appliquons cette idée
53 Voir sur ce point, les analyses de M. Baltes (1993).
54 532a7-b2 : « καὶ μὴ ἀποστῇ πρὶν ἂν αὐτὸ ὃ ἔστιν ἀγαθὸν αὐτῇ νοήσει λάβῃ, ἐπ’ αὐτῷ
γίγνεται τῷ τοῦ νοητοῦ τέλει. »
55 Voir Baltes (1997), p. 9-13.
56 Il est très difficile de comprendre quelle nuance propose Platon entre τὸ εἶναί et τὴν
οὐσίαν. Qu’est ce que cela peut-il signifier que la Forme du bien soit au-delà de l’essence
mais non au-delà de l’être ? En tous les cas, cela laisse la possibilité au bien de faire partie
du domaine de l’être, donc de l’intelligible.
57 Partiellement puisqu’il n’est pas la cause directe de l’existence des objets particuliers.
Au contraire, il garantit la possibilité de l’existence des objets particuliers dans leur
ensemble en produisant lumière et chaleur, mais à chacun de ces objets il est possible
d’attribuer d’autres causes directes individuelles. Ce n’est pas le Soleil qui cause (produit)
l’arbre, pareillement ce n’est pas le Bien qui crée les Formes.
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au rapport entre la Forme du Bien et les autres Formes, alors dire que la
première est ETO, donc au-delà des autres Formes intelligibles, signifierait
que la Forme du bien possède une supériorité par rapport à l’intelligible. La
Forme du bien est indépendante par rapport aux autres Formes et en ce sens,
elle les dépasse. Platon, en fait, ne dit pas autre chose puisqu’il n’affirme
pas que la Forme du bien est au-delà de l’être tout court mais bien au-delà
de l’être en pouvoir et dignité (πρεσβείᾳ καὶ δυνάμει ὑπερέχοντος). La
Forme du bien est ainsi cause de l’intelligible tout en étant elle-même
intelligible. Elle se différencie des autres Formes intelligibles par le fait
qu’elle est cause de leur être et de leur essence comme le soleil est cause de
la génesis tout en faisant partie de ce domaine. Autrement dit, c’est en tant
que principe premier qui ne dépend d’aucune Forme intelligible, que la
Forme du Bien peut-être dite anhypóthetos. Dire qu’elle est ETO signifie
que, en tant que principe anhypothétique, elle ne peut pas être réduite aux
autres Formes intelligibles qui, elles, dépendent toutes de la Forme du bien
dans leur être et leur essence. Elle fait partie du niveau de l’intelligible, qui
est identifiable à celui de l’être, mais, en même temps, elle ne peut pas y
être totalement assimilée puisqu’elle est un être singulier, c’est-à-dire
totalement exempt de dépendance par rapport à l’être. En un mot, la Forme
du bien est au-delà des autres Formes intelligibles, mais en est aussi, d’une
certaine façon58, une. Comprendre de quelle façon, c’est identifier quelle
sorte de causalité elle exerce.
Identifier cette causalité est très difficile puisqu’il est périlleux d’avoir un
accès direct à la Forme du bien, par contre il est possible sûrement de
donner certaines caractéristiques de cette dernière, ainsi que d’en mesurer
les effets. De nombreuses hypothèses peuvent-être faites en ce qui concerne
le rôle de la Forme du bien, mais la plus adéquate à ce que Platon suggère
est peut-être de la considérer comme le principe ultime de finalité qui
confère aux autres Formes leur intelligibilité et donc qui en garantit une
connaissance potentielle. Si nous revenons à l’image du lit, il est naturel de
considérer qu’un lit possède une certaine finalité. Or, pour que le lit
remplisse au mieux sa fonction, la personne qui le construit doit suivre un
certain nombre de règles. Platon pense qu’elle le fait en imitant un modèle
qui représente, idéalement, pourrions-nous dire, ces règles. Autrement dit, le
lit, comme la cité d’ailleurs, est une certaine structure. Construire un lit,
c’est mettre en oeuvre la réalisation d’un objet en vue d’une certaine
fonction. Si le lit est construit en suivant les règles que sa structure impose,
58 Voir Baltes (1997), page 12.
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://zetesis.fr/actes/spip.php?article20
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alors il pourra être qualifié de « bon » lit. La structure du lit dépendra donc
directement de la réalisation optimale de sa fonctionnalité. Tous les
éléments qui font partie de cette structure sont donc dirigés vers la
réalisation de ce qu’est la bonne fonctionnalité de l’objet en question. Dans
quel but construisons-nous un lit ? Afin, pourrions-nous, que l’homme
puisse dormir. Dans la mesure où le but est fixé, la mise en oeuvre de la
construction de cet objet se trouve nécessairement déterminée. La fin en
question (le sommeil de l’homme) est ce qui détermine dans un rapport de
dépendance la structure du lit59.
Si nous appliquons cette idée à l’intelligible dans son ensemble, nous
obtenons le schéma suivant : les différentes Formes intelligibles sont par
rapport à la Forme du bien, ce que la structure du lit est par rapport à la
finalité de sa fonction. Si nous supprimons la finalité, il n’y a plus de
structure, et de même si nous supprimons la Forme du bien, il n’y a plus de
Formes intelligibles. En ce sens, nous pourrions comprendre comment la
Forme du bien est cause des Formes intelligibles. Cette conception implique
de concevoir les Formes intelligibles comme une structure. Cela a comme
conséquence que i) les Formes doivent être en relation les unes avec les
autres, de même que le catalogue des règles qui constitue la structure du lit
est ordonné en fonction de la finalité que doit remplir l’objet en question et
que ii) l’ordre qui règne entre les Formes dépend de la Forme du bien. Le
niveau de l’intelligible manifeste donc une harmonie : les Formes sont en
relation60 les unes avec les autres, elles ne sont pas isolées, et leur structure,
leur ordre, dépend de la finalité du système dans son ensemble. Dans la
République, il apparaît difficile de vouloir enquêter sur ce que sont les
relations entre les Formes et sur ce qu’est la « finalité du système ». La
Forme du bien n’est en effet pas aisée à saisir. Mais nous pourrions conclure
cette section en rappelant les éléments suivants:
1) D’abord, la Forme du Bien en tant que finalité de ce qui est, est un objet
de désir. Comme la Forme du beau est l’ultime objet de désir de l’homme
dans le Banquet, la Forme du Bien sera l’ultime objet de désir de l’être dans
59 Comme le signale T. Penner (2006), page 246, la fin du lit est fonction du sommeil,
qui est fonction de la vie humaine, qui est fonction de la Forme de bien pour l’homme qui
est fonction du bien en général.
60 Platon va d’ailleurs essayer dans la suite de son oeuvre de découvrir ces relations au
moyen de cette méthode qu’est la dialectique et dont l’analogie de la ligne évoque déjà
cette fonction de science qui, en isolant les Formes, va permettre de les situer par rapport à
la Forme du bien, c’est-à-dire par rapport à leur finalité dans le domaine de l’intelligible en
général.
Luca PITTELOUD, « L’ordre métaphysique dans la République de Platon et ses implications
politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
l’association [En ligne], n° 2, 2011, URL : http://zetesis.fr/actes/spip.php?article20
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son ensemble et de l’individu aussi61. Toute explication de la Forme du bien
ne peut pas omettre cette caractéristique d’objet de désir et donc de finalité.
2) La structure que sont les Formes intelligibles est mise en rapport, dans la
République, avec une structure mathématique. Cela implique que
l’intelligibilité peut être saisie, lorsqu’elle se fait au moyen d’images, par
exemple par la géométrie et que, plus généralement, la structure intelligible
de l’être doit pouvoir être exprimée de façon mathématique. Il semble y
avoir un lien étroit entre la structure de l’intelligible et les mathématiques.
Ces dernières représentent une forme d’ordre et de beauté parfaite qui est le
reflet de l’ordre et de la beauté de l’intelligible. C’est pour cela qu’il est le
point d’accès privilégié à l’intelligible.
3) Si la Forme du Bien garantit l’ordre qui règne entre les autres Formes,
alors elle agit comme principe ordonnateur non seulement de l’intelligible,
ce qui explique sa noblesse, mais aussi du sensible, puisque ce denier est
l’image du premier. Il y a donc ordre et harmonie dans le monde qui nous
entoure, et cela car le sensible reflète l’harmonie qui règne entre les Formes,
harmonie qui dépend, en dernière analyse, de leur « participation » à la
Forme du bien, c’est-à-dire de leur position dans le système dans son
ensemble, position qui est fonction du bien et de la beauté de ce système.
L’ordre du monde est reflet de celui qui règne dans l’intelligible, et ce
dernier est fonction de la finalité ou du bien, pourrions-nous dire, que
représente l’intelligible lorsqu’il est considéré dans son ensemble.
Deux questions pourraient être soulevées quant à notre analyse : d’abord, y
a-t-il réellement une notion de finalité dans la République en ce qui
concerne la Forme du bien ? Deuxièmement, Platon considère-t-il
réellement l’intelligible dans son ensemble comme un système ordonné et
harmonieux ? En réalité, Platon est assez explicite concernant ces
interrogations. A propos de la finalité, il faut noter que les trois analogies
sont introduites par une brève discussion sur la finalité politique du bien. En
se demandant quelle est la nature du bien, qu’il renonce d’identifier au
plaisir ou à la connaissance, Socrate affirme :
Tu m’as entendu exposer souvent qu’il n’existe pas de savoir plus élevé que la
Forme du bien, et que c’est par cette Forme que les choses justes et les autres
choses vertueuses deviennent utiles et bénéfiques (505a)62.
61 Platon affirme dans le Phédon que les particuliers désirent (boulesthai) les Formes
auxquelles ils participent en 74e.
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politiques » in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Ordres et désordres, Zetesis – Actes des colloques de
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Ainsi, dans le contexte politique, le bien est l’objet par excellence vers
lequel le législateur doit tendre s’il veut pouvoir ensuite distinguer si une
chose est juste ou non, bonne ou non. L’utilité du bien en fait un objet se
situant au terme d’une recherche, voir même d’un désir de la part du
philosophe. En politique, c’est vers le bien que tout doit tendre, puisque sans
lui, il n’y a ni avantage, ni connaissance tout court (505b). La finalité du
bien est donc affirmée dès le commencement de la discussion de sa nature.
Concernant la seconde interrogation, il faut aussi revenir à ce que Socrate
affirme à propos du philosophe quelques pages avant d’évoquer les trois
analogies :
Celui-là, en effet, mon cher Adimante, qui garde l’esprit réellement tourné vers les
êtres qui sont n’a pas vraiment le loisir d’abaisser le regard vers les affaires des
hommes, ni de se remplir d’envie et de malveillance en combattant contre eux.
Bien au contraire, en regardant et en contemplant ces êtres bien ordonnés et
éternellement disposés selon cet ordre, ces êtres qui ne commettent pas davantage
l’injustice qu’ils ne la subissent les uns des autres et qui subsistent dans cette
harmonie ordonnée selon la raison, [les philosophes] les imitent et cherchent le
plus possible à leur ressembler. (500c)63
Platon semble bien évoquer ici le système des Formes intelligibles qui
constitue un tout harmonieux et ordonné64. Il est manifeste qu’en tant que
tout harmonieux les Formes entretiennent des relations les unes avec les
autres et forment ainsi un véritable cosmos. Si l’ordre du monde est reflet de
celui de l’intelligible en général, alors celui de la cité en sera un reflet
particulier. Nous aimerions pour terminer cette présentation brièvement
examiner, et en guise de conclusion, comment l’ordre politique est bien un
reflet de l’ordre métaphysique, et quelle en est une des conséquences les
plus significatives.
62 505a2-4 : « ἐπεὶ ὅτι γε ἡ τοῦ ἀγαθοῦ ἰδέα μέγιστον μάθημα, πολλάκις ἀκήκοας, ᾗ δὴ
καὶ δίκαια καὶ τἆλλα προσχρησάμενα χρήσιμα καὶ ὠφέλιμα γίγνεται.»
63 500b8-c5 : « Οὐδὲ γάρ που, ὦ Ἀδείμαντε, σχολὴ τῷ γε ὡς ἀληθῶς πρὸς τοῖς οὖσι τὴν
διάνοιαν ἔχοντι κάτω βλέπειν εἰς ἀνθρώπων πραγματείας, καὶ μαχόμενον αὐτοῖς φθόνου τε
καὶ δυσμενείας ἐμπίμπλασθαι, ἀλλ’ εἰς τεταγμένα ἄττα καὶ κατὰ ταὐτὰ ἀεὶ ἔχοντα
ὁρῶντας καὶ θεωμένους οὔτ’ ἀδικοῦντα οὔτ’ ἀδικούμενα ὑπ’ ἀλλήλων, κόσμῳ δὲ πάντα καὶ
κατὰ λόγον ἔχοντα, ταῦτα μιμεῖσθαί τε καὶ ὅτι μάλιστα ἀφομοιοῦσθαι. »
64 Les Formes dans leur totalité représenteraient donc, de façon imagée, une sorte de
catalogue de règles qui permettent la réalisation d’un projet, un peu à la façon des
prescriptions nécessaires à la construction du lit dans le cas de la menuiserie.
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6. UNE CONSÉQUENCE POLITIQUE
Si le projet d’ensemble de la République est d’établir quelles sont les
conditions de possibilité d’une cité juste, les analogies que propose Platon
dans les livres VI et VII déterminent la réalisation même de ce projet. En
fait, la structure métaphysique platonicienne doit servir de base solide à la
constitution d’une cité juste. Cela découle directement du rapport imagemodèle
qu’il y a entre le sensible et l’intelligible. La structure de
l’intelligible est, nous l’avons vu, dans son ensemble, fonction de la
réalisation optimale de l’ensemble du système. Or, si le niveau du sensible,
qui comprend notamment l’homme et la cité, aspire au bien, alors il doit
forcément s’évertuer à être l’image la plus proche possible de
l’intelligible65. Pour Platon, une cité juste et bonne, ne l’est que si elle
parvient à ressembler au mieux à la structure ordonnée de l’intelligible. La
définition de la justice au livre IV comme symphonie de ses différentes
composantes met en évidence l’importance de l’ordre dans la cité. Or cet
ordre doit absolument être fondé sur quelque chose de solide qui permettrait
de le garantir. C’est la structure intelligible des Formes, ordonnée ellemême
en fonction du rapport de ses composantes individuelles à la Formes
du bien, c’est-à-dire à la finalité du système, qui permet d’assurer à la cité
la possibilité d’être bonne si elle reproduit, dans la mesure de ses
possibilités, cet ordre. L’importance de l’ordre dans le domaine du sensible
est clairement soulignée dans ce passage du Gorgias :
Par exemple, regarde, si tu veux, ce que font les peintres, les bâtisseurs de
maisons, les constructeurs de navires, et tous les autres spécialistes ; prends celui
que tu veux, tu verras que chaque élément de son ouvrage est disposé en fonction
d’un certain ordre et qu’il force tous les éléments, avec lesquels il travaille, à
s’adapter les uns aux autres et à s’harmoniser entre eux, jusqu’à ce que leur
totalité constitue une réalité ordonnée et bien disposée. (503e)66
La mise en ordre dans le domaine du sensible est donc le but de chacune des
actions entreprises par les différents démiurges et celle-ci ne peut-être faite
que par l’action de celui qui possède une connaissance quant à son domaine
65 La justification de l’impossibilité d’être une image parfaite vient du support dans
lequel se développe l’image. Le Timée identifie cette composante du désordre à la khôra.
66 503e4-504a1 : « οἷον εἰ βούλει ἰδεῖν τοὺς ζωγράφους, τοὺς οἰκοδόμους, τοὺς
ναυπηγούς, τοὺς ἄλλους πάντας δημιουργούς, ὅντινα βούλει αὐτῶν, ὡς εἰς τάξιν τινὰ
ἕκαστος ἕκαστον τίθησιν ὃ ἂν τιθῇ, καὶ προσαναγκάζει τὸ ἕτερον τῷ ἑτέρῳ πρέπον τε
εἶναι καὶ ἁρμόττειν, ἕως ἂν τὸ ἅπαν συστήσηται τεταγμένον τε καὶ κεκοσμημένον
πρᾶγμα. » Traduction M. Canto-Sperber.
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particulier. La politique n’échappant pas à cette règle, la cité juste est rendue
possible uniquement si elle est mise en ordre par celui qui possède la
connaissance du bien :
Ainsi donc, notre constitution politique sera parfaitement ordonnée, si c’est un tel
gardien qui veille sur elle, un gardien qui possède cette connaissance ! (506b)67
La mise en ordre de la constitution politique entre en relation avec la
connaissance du bien. Selon notre hypothèse, cela signifie une connaissance
du domaine de l’intelligible dans son ensemble, c’est-à-dire de sa
structuration comme entité harmonieuse et ordonnée. C’est en ce sens que
Socrate définit l’éducation des gardiens comme la conversion de leur âme
vers l’intelligible (518b-51c), conversion qui se fait au moyen de l’étude des
sciences de l’ordre (521c-531d). Au terme de ce processus, les gardiens
seront capables de mettre en ordre la cité en essayant d’y imprimer les
caractéristiques du modèle intelligible :
En contemplant le bien lui-même et en ayant recours à lui comme un modèle, ils
ordonneront la cité et les particuliers comme ils se sont ordonnés eux-mêmes,
pendant tout le reste de leur vie, chacun à son tour. (540b)68
Ce passage met clairement en évidence le lien entre la Forme du bien et
l’ordre. De plus, il semble être parfaitement conciliable avec l’idée qui
consiste à faire de la Forme du bien, la structure globale de l’intelligible en
tant que cette structure est ordonnée en vue d’une finalité, d’un bien, qui est
un système complet et fonctionnel. En ce sens, le bien peut être considéré
comme le modèle. C’est ainsi que les gardiens pourront créer les conditions
d’une bonne cité dont la loi est le principe qui permettra à cet ordre de se
manifester :
La loi veut mettre en oeuvre les choses de telle manière que cela se produise dans
la cité toute entière, en mettant les citoyens en harmonie par la persuasion et la
nécessité, en faisant en sorte qu’ils s’offrent les uns aux autres les services dont
chacun est capable de faire bénéficier la communauté. (520a)69
67 506a9-b1 : « Οὐκοῦν ἡμῖν ἡ πολιτεία τελέως κεκοσμήσεται, ἐὰν ὁ τοιοῦτος αὐτὴν
ἐπισκοπῇ φύλαξ, ὁ τούτων ἐπιστήμων. »
68 540a8-540b1 : « καὶ ἰδόντας τὸ ἀγαθὸν αὐτό, παραδείγματι χρωμένους ἐκείνῳ, καὶ
πόλιν καὶ ἰδιώτας καὶ ἑαυτοὺς κοσμεῖν τὸν ἐπίλοιπον βίον ἐν μέρει ἑκάστους. »
69 519e3-520a3 : «ἀλλ’ ἐν ὅλῃ τῇ πόλει τοῦτο μηχανᾶται ἐγγενέσθαι, συναρμόττων
τοὺς πολίτας πειθοῖ τε καὶ ἀνάγκῃ , ποιῶν μεταδιδόναι ἀλλήλοις τῆς ὠφελίας ἣν ἂν
ἕκαστοι τὸ κοινὸν δυνατοὶ ὦσιν ὠφελεῖν καὶ αὐτὸς ἐμποιῶν τοιούτους ἄνδρας ἐν τῇ
πόλει .»
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C’est donc la connaissance des Formes intelligibles qui permet aux gardiens
de mettre en ordre la cité. Or, les commentateurs s’accordent généralement
pour affirmer que cette idée pose le problème suivant : i) connaître les
Formes intelligibles, c’est connaître des réalités qui sont et qui ne changent
pas, ii) les affaires de la cité font partie du domaine du sensible et sont
changeantes, iii) il n’est possible de connaître que ce qui est, c’est-à-dire les
Formes intelligibles, iv) donc il n’est pas possible d’avoir une connaissance
des affaires de la cité70. Autrement dit, si la connaissance n’est possible
qu’en ce qui concerne le domaine de l’être, alors, les affaires de la cité
échappent à cette dernière. Il serait donc possible de savoir ce qu’est la
justice, mais impossible de « savoir » qu’une politique, opérée dans des
circonstances particulières, est juste. Comment déterminer si une telle
décision est juste, si la seule chose qui peut être connue, c’est l’intelligible ?
A quoi peut servir la connaissance de la Forme du bien, si elle ne permet
aucune application à la politique concrète ?
Il est peut-être possible de postuler que c’est afin de répondre à cette
difficulté que Platon livre les trois analogies de la République. En effet, en
affirmant i) le lien réel entre le sensible et l’intelligible, lien représenté au
moyen du rapport image-modèle, et ii) la continuité entre le sensible et
l’intelligible, symbolisé par la section inférieure du segment intelligible de
la ligne, Platon veut garantir un prolongement entre les deux niveaux de
réalité. Comme nous avons essayé de le montrer, chaque objet sensible peut
être considéré soit comme modèle dans le sensible, soit comme image de
l’intelligible. Dans ce deuxième cas, c’est au travers de ses caractéristiques
sensibles qu’il peut nous donner accès à l’intelligible. Si l’intelligible se
trouve dans le sensible, en tant qu’ordre et harmonie, alors il n’y aura pas de
distinction radicale entre les deux niveaux. C’est précisément la
connaissance de l’intelligible, au moyen de sa trace dans le sensible, qu’il
sera possible d’atteindre dans un premier temps, en observant, par exemple
les astres et leurs mouvements, pour ensuite, dans un deuxième temps,
essayer d’insuffler, de la meilleure façon possible, ordre et harmonie dans
l’âme ou dans la cité. C’est précisément ce que Platon affirme en 529c :
Toutes ces décorations qui ornent le ciel, puisqu’elles ont été ouvragées dans le
ciel visible, on jugera certes qu’il s’agit des plus belles et des plus exactes au sein
du visible. Mais au regard des choses véritables, elles sont très inférieures, si on
considère ces mouvements qu’emportent la vitesse réelle et la lenteur réelle, dans
70 Sur ce point voir Sedley (2007).
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leurs relations réciproques au sein du nombre véritable et selon les configurations
véritables, et qui emportent à leur tour tout ce qui réside en elles. (…)
Par conséquent, dis-je, il faut recourir à cette riche décoration du ciel comme à des
modèles en vue de la connaissance des choses supérieures.71
Le projet d’ensemble d’écriture de la République servirait à fournir au
lecteur un exemple imagé de la Forme du juste. En effet, la cité idéale n’est
sûrement pas identifiable avec la Forme du juste72. Platon essaie seulement
de fournir une image sensible d’une telle cité en tant qu’elle est le reflet de
l’intelligible. Enfin, la Forme du bien, représentant l’harmonie de
l’ensemble de l’intelligible, doit être recherchée et, comme la finalité du lit
est la possibilité du sommeil pour l’homme, la finalité de l’intelligible est le
fonctionnement optimal de sa structure, structure dont le reflet est présent
dans le monde sensible. La Forme du bien73 serait donc l’ordre qui règne
dans l’intelligible et qui doit être débusquée par l’observation du sensible en
se servant des sciences de l’ordre. Cette Forme, qui peut être représentée
par, notamment, le langage des mathématiques, puisque la structure de l’être
est atteignable au moyen des sciences de l’ordre, est très difficile à saisir,
apprenons-nous dans la République.74 Cela dit, Platon se montre insistant
sur le fait qu’une telle connaissance est possible, puisqu’elle garantit la
possibilité de l’établissement d’une cité juste. Si cette connaissance était
illusoire, il n’y aurait dès lors aucun moyen de combattre le désordre et le
chaos qui règnent dans le monde qui nous entoure.
Luca Pitteloud
Université de Fribourg (Suisse).
71 529c7-d8 : « ταῦτα μὲν τὰ ἐν τῷ οὐρανῷ ποικίλματα, ἐπείπερ ἐν ὁρατῷ πεποίκιλται,
κάλλιστα μὲν ἡγεῖσθαι καὶ ἀκριβέστατα τῶν τοιούτων ἔχειν, τῶν δὲ ἀληθινῶν πολὺ ἐνδεῖν,
ἃς τὸ ὂν τάχος καὶ ἡ οὖσα βραδυτὴς ἐν τῷ ἀληθινῷ ἀριθμῷ καὶ πᾶσι τοῖς ἀληθέσι σχήμασι
φοράς τε πρὸς ἄλληλα φέρεται καὶ τὰ ἐνόντα φέρει (…) Οὐκοῦν, εἶπον, τῇ περὶ τὸν
οὐρανὸν ποικιλίᾳ παραδείγμασι χρηστέον τῆς πρὸς ἐκεῖνα μαθήσεως ἕνεκα.»
72 Voir Sedley (2007), page 267.
73 Que le Philèbe cherche à caractériser en termes de limite et de mesure, voir en 65a et
suivantes.
74 Dire que la Forme du bien peut être exprimée de façon mathématique n’implique pas
qu’elle soit elle-même et en elle-même une structure mathématique. Ces dernières sont un
langage intermédiaire qui permet de comprendre la structure de l’intelligible.
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Réflexion1 sur l’être-avec-l’autre2 comme possibilité phénoménologique Harold Descheneaux Chercheur indépendant

Collection du Cirp
Volume 3, 2008, pp. 14 à 42
ISBN 978-0-9781738-5-2
© Cercle interdisciplinaire de recherches phénoménologiques
Réflexion1 sur l’être-avec-l’autre2 comme possibilité phénoménologique
Harold Descheneaux
Chercheur indépendant
Résumé
Quel est le véritable phénomène de l’être-avec-autrui depuis que l’être en général, sur
lequel il repose, constitue une illusion ? La particularisation des phénomènes qui a
suivi et qui entraîne un idéal de perfectionnement comme rapport à autrui n’est pas
une solution satisfaisante. L’être-avec-autrui est un être-au-monde, c’est-à-dire que
l’être-avec est un être qu’on est déjà, lequel on a à être. Le compromis en tant que
communication avec autrui n’est-il pas le renoncement à toute véritable
communication avec autrui ? L’être-avec-autrui comme être-au-monde concerne aussi
la question de la transcendance. Or, cette dernière ne consiste pas à se transcender
soi-même (le sujet) vers un objet, mais à se transcender en ayant à être l’être qu’on est
déjà. La transcendance ne consistant plus à sortir de soi, on a un véritable être-l’unavec-
l’autre. L’ipséité se montre alors comme une transcendance. Telle est
l’originalité de l’être-au-monde aussi bien pour chacun de nous que pour la
communication avec autrui.
1. Le rapport à autrui et le monde en général3
L’être-avec-l’autre comme possibilité phénoménologique est le sujet de la présente
communication. Nous avons choisi, dans cet exposé, de discuter du comprendre et de la
connaissance à propos des rapports que les hommes entretiennent entre eux. Nous ne
prenons pas comme une évidence qu’il y ait un tel rapport à autrui. En effet, l’être-avec est
pris comme une évidence lorsque nous le présupposons comme une relation à un autre, à un
autre étant. C’est là l’interprétation habituelle. Nous ne nions cependant pas un tel
1 Ce texte est celui d’une communication, présentée dans le cadre d’un colloque organisé par le Cirp
et tenu à l’UQAR les 24 et 25 novembre 2005, ayant pour thème : « Le projet de comprendre dans
une approche phénoménologique : quelles origines, quels chemins, quels savoirs ? ». Notes et
explications ont été ajoutées.
2 Nous empruntons cette expression, Mitsein mit Anderen, à Heidegger dans Sein und Zeit (§26,
S. 123), pour désigner ce que nous appelons en général « la communication avec autrui ». La
justification de cela se manifestera pleinement dans la suite du texte.
3 Nous commençons notre propos comme si mon existence, à partir de laquelle j’accède au monde
et à autrui, était une évidence. Ce n’est pas le cas s’il est exact qu’il n’y a pas de compréhension du
monde et de l’être sans Dasein. Toutefois, ce n’est pas le sujet de cet exposé d’examiner le rapport
de l’existence au monde.
Descheneaux / Réflexion sur l’être-avec-l’autre comme possibilité phénoménologique
Collection du Cirp
Volume 3, 2008, pp. 14 à 42
ISBN 978-0-9781738-5-2
15
« rapport », mais nous nous demandons : qu’est-ce qui rend possible l’être-avec-autrui ?
Quel est le véritable phénomène de l’être-avec-autrui ?
Remarquons que la question de l’être-avec-autrui est devenue fondamentale depuis que la
phénoménologie, Husserl4 en premier lieu, a rendu clair qu’il n’existe pas de monde
extérieur et qu’un être en général n’existe tout simplement pas. L’existence d’un monde
extérieur et sa preuve présupposent qu’il y a un monde5. En effet, la question de sa preuve
est ridicule car le monde extérieur n’est possible que sur le fondement d’un monde ouvert,
et l’absence du monde extérieur (sa preuve possible) présuppose le phénomène du monde
déjà ouvert6. L’être-au-monde qui correspond au monde ouvert dépasse l’opposition
séculaire de l’existence ou non d’un monde extérieur. D’autre part, ce que nous appelons
l’être en général, et qui fait suite au monde extérieur, est plutôt la compréhension vague de
l’être, laquelle suppose cependant l’être comme tel. L’indétermination qu’on attribue à
l’être en général, Heidegger la fonde sur la présupposition de l’être comme tel et, ainsi, le
caractère fondamental de généralité propre à l’être lui-même est une détermination.
L’indétermination et le général ne sont plus confondus7. Or cela n’est possible que si l’être
lui-même est présupposé. La compréhension obscure et vague ne s’éclaire qu’à partir de la
compréhension explicite8. Autrement, aucune connaissance ontologique ne serait possible.
4 Selon Husserl, un monde extérieur ou séparé n’existe pas. « Le monde de la vie est […] pour nous
qui vivons éveillés en lui, toujours déjà là » (Husserl, 1976, p. 162 ; Husserl, 1962, §37, S. 145).
Plus explicitement : « Vivre, c’est continuellement vivre-dans-la-certitude-du-monde. Vivre éveillé,
c’est être éveillé pour le monde, être constamment et actuellement “conscient” du monde et de soimême
en tant que vivant dans le monde, c’est vivre effectivement la certitude d’être du monde,
l’accomplir réellement » (Husserl, 1976, p. 162 ; Husserl, 1962, §37, S. 145). Le monde-de-la-vie
donné d’avance et qui est toujours déjà là en tant que nous en sommes constamment conscients est
inséparable de la subjectivité.
5 « Croire, légitimement ou non, à la réalité du “monde extérieur”, prouver, suffisamment ou non,
cette réalité, la présupposer, expressément ou non, autant de tentatives qui, impuissantes à
s’emparer en toute transparence de leur propre sol, présupposent un sujet de prime abord sans
monde, ou incertain de son monde, et obligé de s’assurer après coup d’un monde » (ÊetT (Être et
Temps), p. 155 ; SuZ (Sein und Zeit), §43a, S. 206). Nous avons un accès au monde en tant que nous
sommes des être-au-monde (nous expliquerons ce terme plus avant dans notre exposé).
6 « Cependant, même du réel n’est découvrable que sur la base d’un monde déjà ouvert, et c’est
seulement sur cette base qu’il peut également rester encore retiré » (ÊetT, p. 154 ; SuZ, §43a,
S. 203). Husserl et Heidegger refusent qu’un monde extérieur existe, c’est-à-dire, respectivement,
qu’il ne peut être séparé d’une subjectivité et que le Dasein est être-au-monde. Cela étant dit, nous
n’abordons pas ce qui distingue nettement ces deux conceptions du monde comme déjà là.
Toutefois, ce que nous dirons de l’ego dans cet article en apporte un indice.
7 Ainsi, « nous nous mouvons toujours déjà dans une compréhension de l’être » (ÊetT, p. 29 ; SuZ,
§2, S. 5).
8 En effet, « nous nous tenons dans une compréhension du “est”, sans que nous puissions fixer
conceptuellement ce que le “est” signifie » (ÊetT, p. 29 ; SuZ, §2, S. 5).
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L’être en général n’existe pas comme tel9. Il n’y a pas d’être en général, et la
particularisation des êtres particuliers à la suite de cette détermination de l’être comme tel
n’est que mode d’être, c’est-à-dire différenciation du tout de l’être comme tel.
Naturellement, l’être comme déterminé ne signifie pas que j’en ai toujours une
compréhension satisfaisante. Au contraire, une compréhension de l’être comme tel et une
compréhension vague de ce même être sont toutes deux possibles.
Traditionnellement, l’être en général complétait toujours l’imperfection des rapports entre
les hommes. Il n’y avait jamais de rapport à autrui si parfait qu’on ne puisse faire appel à
cet être en général, lequel, conséquemment, réalisait tous nos désirs d’humanité et de
communauté humaine. Le rapport à autrui était alors fondé sur l’opposition. On pouvait
opposer la présence de la relation à autrui à son absence du fait que l’être en général
garantissait la possibilité comme telle de cette relation. Cependant, le rejet d’un être en
général, avec lequel plusieurs d’entre nous sommes d’accord, a été interprété comme un
billet de faveur pour la particularisation des phénomènes. Aussi, la question de l’être-avec
est devenue simplement : « Comment j’entre en relation avec autrui ? » Or, depuis que
Husserl a démontré au moyen de l’intentionnalité que le monde extérieur n’existe pas10, et
même que toute objectivité et tout monde objectif se fondent dans une intersubjectivité11 —
en admettant qu’on pose l’intentionnalité comme constitutive du monde, ce qui reste
toutefois à critiquer —, on n’a plus le droit de prétendre qu’on entre en rapport avec autrui
d’une manière tout à fait extérieure. La fin d’un monde en général ne supprime cependant
pas la relation d’essence entre le monde comme un tout et les particularisations. L’homme
9 Quand Heidegger emploie l’expression d’être en général (par exemple, la question du sens de
l’être en général : « Die Frage nach dem Sinn von Sein überhaupt » (SuZ, S. 37), ou encore
simplement celle de l’être en général), c’est pour désigner l’être comme tel et jamais une généralité
vide.
10 Certes, avec le monde de la vie donné d’avance, l’intentionnalité devient inséparable du monde.
« Le monde donné d’avance est l’horizon qui inclut toutes nos fins, passagères ou durables, dans la
constance de son flux, de même qu’une conscience intentionnelle d’horizon les “englobe”
implicitement d’avance » (Husserl, 1976, p. 163 ; Husserl, 1962, §38, S. 147). Le monde qui est
pour nous conscience du monde contient implicitement toutes les intentionnalités possibles. Que
dire alors de la réduction, laquelle conduit cette subjectivité plus profondément.
11 Avec ce monde de la vie donné d’avance, c’est la vie intersubjective qui est déjà donnée et avec
elle toute objectivité. Comme l’affirme Husserl, tout devient simplement une question de « modes
de donnée » subjectifs (Husserl, 1976, p. 164 ; Husserl, 1962, §38, S. 147). Il est clair qu’un monde
extérieur n’existe plus. Ceci est encore plus vrai de la réduction à l’intersubjectivité transcendantale,
laquelle est davantage fondée avec ce monde de la vie donné d’avance. Ce qui fait dire à Husserl
que cette épochè rend possible « la découverte de la corrélation universelle, absolument close en soi
et absolument autonome, du monde lui-même et de la conscience de monde » (Husserl, 1976,
p. 172 ; Husserl, 1962, §41, S. 154).
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n’est pas sans monde12. Notons que la notion de particularisation renferme ici les thèses
habituelles de sujets et de subjectivités empiriques.
2. La particularisation comme opposition, et la possibilité comme possibilité de
réalisation
L’idéal de perfectionnement comme rapport à autrui
La particularisation des phénomènes entraîne l’opposition. En effet, la présence du rapport
à autrui s’oppose à l’absence de rapport à autrui. C’est l’absence qui détermine et fonde
tout rapport à autrui. Un tel rapport devient alors quelque chose à réaliser, et c’est de cette
façon que se distingue la possibilité de la réalisation. La possibilité n’est que ce qui n’est
pas encore présent. La détermination par l’absence, sur fond de présence, a comme
conséquence que le but de la communication avec autrui devient l’obligation de résultat,
c’est-à-dire qu’elle repose sur l’échec ou la réussite. Cela est d’autant plus vrai quand il n’y
a plus de monde en général pour soutenir l’imperfection des hommes, lequel venait
tempérer cette réussite. Toutefois, en ce temps-là, la relation à autrui était aussi fondée sur
la réussite puisque le devoir moral exigeait une telle réussite. Il va sans dire que, dans tous
ces cas, la relation à autrui devient une réalité effective. La présence du rapport à autrui
dépend uniquement de sa réussite. Bref, l’existence de quelque chose dépend uniquement
de sa réalisation, et la possibilité comme telle est vide. Rien n’est plus vrai dans un monde
d’efficacité comme le nôtre.
Or l’être-avec-autrui ne peut se fonder simplement sur l’opposition, c’est-à-dire sur
l’absence d’autrui. Ce qui est purement négatif. L’être-avec-l’autre doit se fonder sur autre
chose que l’absence. L’absence ne détermine pas la possibilité de quelque chose ; elle ne
constitue pas la possibilité, ni ne peut en tenir lieu. Elle ne fait que s’opposer à la présence.
La possibilité du rapport à autrui n’a donc rien à voir avec l’absence d’un tel rapport. On ne
peut définir la possibilité de quelque chose par son absence. Cela est absurde. La possibilité
est possibilité de ce qui est et non pas possibilité de la réalisation. L’absence ne peut fonder
la présence, étant au même niveau d’être. L’être-avec-l’autre est conséquemment plus
originaire que toute présence ou absence d’autrui. C’est pourquoi l’être-avec-l’autre
implique et fonde aussi bien la présence que l’absence de rapport à autrui.
De tout temps et encore de nos jours, le rapport à autrui est vu comme une évidence, c’està-
dire par opposition à son absence, et cette opposition a son origine dans la
particularisation des phénomènes. Cette évidence particularise, et même de manière
empirique, le rapport à autrui, bref, l’être-avec-l’autre.
12 Ce que Heidegger appelle « un sujet sans monde » (ÊetT, p. 97 ; SuZ, §23, S. 110).
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Il y a, en premier lieu, une confusion à relever. Le rapport à autrui désigne en même temps
la particularisation et l’essence (la possibilité). Car l’opposition de la présence et de
l’absence entraîne une identité de la particularisation et de son essence. La présence
d’autrui devient identique à la particularisation de l’essence. Cette présence d’autrui qui
s’oppose à son absence provient du fait qu’on a d’abord vu la particularisation comme celle
d’un sujet. Mais comment un sujet peut-il être un particulier et en même temps fonder cette
particularisation ? Cela n’est possible que si l’on a affaire à un sujet, lequel on a pris en
premier lieu de manière isolée, et qui ainsi peut devenir lui-même le fondement réel d’une
possibilité à réaliser. Comme chacun le sait, là est la volonté et le pouvoir d’un sujet, lequel
est le fondement de ses actions, notamment de l’intention d’entrer en rapport avec autrui.
Par la suite, la possibilité qui ne se réalise pas dans le cas du rapport à autrui devient
strictement l’absence d’autrui (à savoir : l’échec de la communication à autrui), laquelle
s’oppose à sa présence. Il y a identité de la présence et de l’essence.
Ainsi, une confusion se présente qu’on ne voit cependant pas quand on pose au départ le
sujet et, conséquemment, qu’on prend le rapport à autrui comme une évidence. Le sujet
sans être (l’homme sur une île) est celui de la vision commune et aussi de toute philosophie
du sujet. Par contre, ce que la phénoménologie propose est que l’être-homme13 ne peut être
un fondement que s’il est en rapport au monde, que s’il est un être-au-monde. Être-aumonde
signifie être auprès de plutôt qu’être dans le monde, c’est-à-dire être une partie du
monde. Être une partie du monde signifie un être à côté d’un autre être. Il n’est pas vrai
que l’homme est un être à côté du monde. L’être auprès de est un être déjà là. De cette
manière, l’être-homme particulier ne se confond pas avec son essence, à savoir qu’il est un
être-au-monde. La particularisation est alors celle de l’essence. Le sujet dans un monde
n’existe plus. Traduit en termes de l’être-avec, cela veut dire : nous ne communiquons avec
autrui — c’est-à-dire que l’être-homme est le fondement de toute communication — que si
l’être-avec-l’autre est être-au-monde. Bref, la présence d’autrui n’est plus l’essence de
l’être-avec-autrui. L’être-avec-l’autre est ainsi l’expression de la possibilité et du déjà là.
Nous reviendrons plus avant sur l’être-avec-l’autre comme être-au-monde.
Afin de mieux comprendre l’être-au-monde, voyons comment Heidegger le définit14 au
moyen de l’exemple de la chaise à « côté » du mur. On dit que « la chaise est auprès du
mur », que « la chaise est à côté du mur ». Toutefois, le fait qu’ils ne se toucheront jamais,
13 « Être-homme » est un concept que nous employons pour désigner l’homme dans son essence,
lequel ne signifie pas un degré d’être (comme être « de » l’homme), mais un mode d’être.
14 On sait que l’être-au-monde est la constitution fondamentale du Dasein. Pour Heidegger, « l’êtreau-
monde [Das In-der-Welt-sein] est une constitution a priori nécessaire du Dasein » (ÊetT, p. 61 ;
SuZ, §12, S. 53). Voir aussi : « La thématisation de l’étant intramondain a pour présupposition la
constitution fondamentale du Dasein, l’être-au-monde » (ÊetT, p. 252 ; SuZ, §69b, S. 363). L’êtreau-
monde qui constitue le Dasein est un déjà là, c’est-à-dire qu’il est « “l’être-auprès” du monde »
(ÊetT, p. 62) ; « Das »Sein bei« der Welt » (SuZ, §12, S. 54).
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ce n’est pas parce qu’il y aura toujours une distance entre les deux, mais tout simplement
parce que la chaise ne peut fondamentalement toucher le mur, même si l’espace entre les
deux s’annulait. Autrement, on présume que la chaise pourrait rencontrer le mur. L’à côté
est vu alors comme un auprès de… Ainsi, dire que « la chaise est à côté du mur », c’est-àdire
auprès du mur, c’est se fonder sur une présomption, celle que l’espace entre les deux
devrait disparaître, alors qu’il ne disparaîtra jamais15. Un être-au-monde est un être auprès
du monde, et un être dans le monde est un être à côté d’un autre être. L’être-homme est
auprès des choses et du monde, non pas à côté des choses et dans un monde. Il ne suffit
donc pas de poser que l’homme est le seul qui est auprès du monde parmi tous les étants,
mais il faut montrer comment cela est possible, à savoir en tant que l’être-homme est un
être-au-monde. C’est pourquoi un sujet sera toujours à côté du monde, donc sans monde.
Appliquons cela à notre propos sur l’être-avec-l’autre. L’être-au-monde, que constitue le
Dasein, n’étant pas un être dans le monde comme son nom l’indique, l’être-avec ne sera pas
non plus un être à côté des autres. L’être-avec comme deux existants l’un à côté de l’autre
ne peut être un être auprès de…
Terminons cette observation. L’être-au-monde inclut naturellement les modes déficients en
tant que c’est seulement parce que je suis auprès du monde que je peux m’en éloigner.
L’être-au-monde comme être auprès de… est au fondement de toute déficience de la
communication avec autrui. Étant toujours déjà au fondement de tout Dasein, il l’est de
toute subjectivité. Par contre, lorsque ce phénomène est mésinterprété, la subjectivité
domine16.
Il ne s’agit pas, avec cette fondation de l’être-avec-l’autre comme être-au-monde, d’une
meilleure façon d’obtenir un rapport à autrui. Au contraire, la « meilleure façon d’obtenir
15 « Pour cela, en effet, il faudrait que le mur puisse faire encontre “à” la chaise » (ÊetT, p. 62 ; SuZ,
§12, S. 55), et cela est plutôt le propre de l’être-homme. On ne peut parler dans ce cas de la chaise
auprès du mur. L’être-auprès du monde ne concerne que le Dasein comme son mode d’être. « Un
“être-à-côté” d’un étant nommé Dasein et d’un autre étant nommé “monde”, cela n’existe pas »
(ÊetT, p. 62 ; SuZ, §12, S. 55).
16 Ainsi, « ce phénomène [de l’être-au-monde] est toujours déjà “vu” en quelque manière lui-même
en tout Dasein. Et s’il en est ainsi, c’est parce qu’il est une constitution fondamentale du Dasein,
parce qu’il est toujours déjà ouvert avec son être pour sa compréhension d’être » (ÊetT, p. 64 ; SuZ,
§12, S. 58). Il ne pourrait y avoir de subjectivité et de mésinterprétation sans ce phénomène de
l’être-au-monde qui est toujours déjà ouvert. Le sujet connaissant, susceptible de connaître un objet,
a son fondement dans la structure de l’être-au-monde. La connaissance du monde « fonctionne par
conséquent comme le mode primaire de l’être-au-monde sans que celui-ci soit conçu comme tel »
(ÊetT, p. 65 ; SuZ, §12, S. 59). Bref, la connaissance du monde est plutôt l’être-au-monde connu
préphénoménologiquement, mais rendu invisible par une mésinterprétation. « L’être-au-monde,
bien qu’expérimenté et connu préphénoménologiquement, est rendu invisible par une interprétation
ontologiquement inadéquate » (ÊetT, p. 65 ; SuZ, §12, S. 59). C’est ce qui se passe lorsque domine
la subjectivité. Cette dernière ne peut donc être primaire.
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un rapport véritable à autrui » est une vision morale fondée sur la réussite. Toutefois, l’êtreavec-
autrui qui est une essence nous fait éviter des illusions et des faussetés sur nousmêmes.
Être dans le vrai n’est rien d’autre que d’éviter l’illusion. Là est précisément la
compréhension d’un véritable être-l’un-avec-l’autre. Cependant, on remplace le véritable
être-l’un-avec-l’autre par la progression vers un idéal. Plus précisément, à cause de
l’incapacité du sujet à déterminer une véritable relation avec autrui, de l’incapacité du sujet
à déterminer le vrai et le faux, on se rabat sur un perfectionnement du rapport à autrui. Le
vrai pourtant se détermine autrement. Disons simplement que nous ne sommes pas toujours
dans la vérité. D’ailleurs, si nous étions constamment dans le vrai, il n’y aurait pas de
différence entre le vrai et le faux17 et il n’y aurait, par suite, aucune compréhension. La
progression vers un idéal ne peut se substituer au concept de vérité. Par conséquent, il y a
une différence entre une véritable communication avec autrui et une communication qui ne
l’est pas. Il n’est pas nécessaire, pour qu’elle soit visible, de fonder cette différence dans un
sujet qui doit réussir une telle communication sous la forme d’une présence d’autrui. Il ne
s’agit pas de savoir empiriquement ce qu’est une fausse communication avec autrui, mais
de savoir qu’il existe une différence entre une vraie et une « fausse » communication. Cela
ne signifie pas pour autant que nous ayons affaire avec cette différence à un idéal posé en
l’air. Tout simplement, il doit y avoir une différence entre le vrai et le faux qui soit
présupposée pour que nous puissions justement distinguer un vrai qui se produit d’un faux.
Et cette différence est d’ordre ontologique. Il y a ainsi un travail à faire, quelque chose à
conquérir — celui précisément d’une véritable communication avec autrui, laquelle,
naturellement, n’est jamais achevée mais nullement inachevée au sens d’un idéal de
perfectionnement, celui de la meilleure façon d’obtenir un rapport à autrui. La liberté n’est
pas dans un pouvoir de produire des actions mais simplement dans la conquête de la
véritable communication avec autrui sur une illusion de communication — ce qui
s’exprime dans le « devenir soi-même », ainsi que nous le verrons.
Une véritable communication avec autrui peut être illustrée au moyen de ce que Heidegger
affirme à propos de l’authenticité et de l’inauthenticité. Il y a un être-avec-autrui
inauthentique à partir duquel doit être conquis le véritable être-avec-autrui. Cette thèse se
base sur le fait que l’inauthenticité n’est pas partielle mais totale, c’est-à-dire que l’être
inauthentique n’est pas hors du monde ou détaché du monde, mais complètement pris par le
monde18. En d’autres termes, on n’est jamais séparé du monde et c’est pourquoi l’être
17 La différence du vrai et du faux réside dans la vérité, laquelle implique la non-vérité.
18 « L’inauthenticité désigne si peu quelque chose comme un ne-plus-être-au-monde qu’elle
constitue précisément un être-au-monde privilégié qui est complètement pris par le “monde” »
(ÊetT, p. 138 ; SuZ, §38, S. 176). Cela est d’autant moins semblable à la glu dans laquelle l’oiseau
est pris selon Hegel, laquelle souligne le cercle dont on ne peut se déprendre, que le monde est ce
dont on ne peut se déprendre. Heidegger va au fondement du cercle dont on ne peut se déprendre,
au fondement de cette possibilité étante. Il ne se contente pas de son absorption par l’absolu, à la
suite d’une dialectique ; il ne l’ignore pas non plus. Cette totalité de l’être inauthentique, Heidegger
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authentique n’est pas un état d’exception tiré d’un sujet. En effet, l’être inauthentique
comme une partie montre un sujet isolé sur lequel on peut fonder un idéal moral objectif. Il
est facile de voir qu’il y a là pour le sujet un travail à réaliser. L’idée que l’être
inauthentique est une partie est ce qui laisse croire que viser l’être authentique serait viser
un absolu. Or, le Dasein inauthentique est celui qui n’est pas lui-même, et il se fonde dans
la possibilité d’être lui-même. On ne part pas d’un manque dont l’homme souffrirait pour
poser un idéal : il s’agit d’une façon négative de procéder19.
On sait que Heidegger voit le « monde » du on quotidien comme celui de l’inauthentique.
Sans discourir sur ce propos, on peut y relever quelque chose d’important concernant la
vision du Dasein comme être-au-monde qui ne cesse jamais de l’être. Nous nous inspirons
de cette thèse20. Dans le quotidien, dans le bavardage, l’inauthentique est un tout21. Il peut
ainsi être renversé. L’inauthentique est total et non partiel, et c’est pour cela qu’il peut être
renversé, contrairement à ce que l’on croit. En effet, lorsque l’inauthentique veut dire
qu’une partie seulement est affectée, laquelle peut être renversée afin de conserver intacte
une autre partie (le sujet idéal), et qu’ainsi seulement on peut passer à l’authentique, on
oppose toujours dans ce cas une partie à une autre en séparant l’authentique de
l’inauthentique comme s’ils n’étaient pas fondés l’un sur l’autre. Une partie seulement, qui
est affectée en conservant intacte une autre partie, conduit à la stagnation, à l’impossibilité
d’agir, car les deux parties seront toujours en opposition. L’opposition, s’il en est une, est
entre des touts non entre des parties. Lorsque ce n’est pas tout l’être qui est inauthentique
mais seulement une partie, il est impossible d’être authentique puisque celui-ci devient
inatteignable. Un renversement de la situation n’est pas possible puisque l’être authentique
représente un idéal inatteignable. Toute éthique fondée sur un idéal est ainsi perdue
d’avance. Par contre, en fondant l’inauthentique sur l’authentique, c’est-à-dire que l’être
authentique ne disparaît jamais, on n’a plus besoin de les séparer sous forme de parties pour
voir leur différence, et l’agir est possible puisque l’inauthentique comme un tout est lié à
l’exprime de la manière suivante : « Cependant, l’inauthenticité du Dasein ne signifie point […] un
“moins” être ou un degré d’être “plus bas” » (ÊetT, p. 54 ; SuZ, §9, S. 43).
19 « Le ne-pas-être-lui-même fonctionne comme possibilité positive de l’étant » (ÊetT, 138 ; SuZ,
§38, S. 176). Selon cette vision, l’homme se perd littéralement dans le monde et seul un idéal peut
le sauver. Or, « s’être perdu ou ne s’être pas encore gagné, il ne le peut que pour autant que, en son
essence, il est un Dasein authentique possible » (ÊetT, p. 54 ; SuZ, §9, S. 42). Il y a donc là aussi
quelque chose à conquérir. Ainsi, l’inauthentique se fonde sur l’authentique de sorte qu’on ne peut
bâtir sur un manque propre à un sujet pour poser un idéal moral. Le Dasein qui demeure toujours un
être-au-monde ne peut s’accorder avec une subjectivité qui oublie son rapport au monde. Le Dasein
ne se perd pas. Seul un moi qui s’écarte de son identité se perd, suite au moi isolé qu’il est.
20 Nous disons que nous nous inspirons de Heidegger car cette thèse implique à la base une
conception de l’étant et de l’être qu’il faudrait examiner et discuter.
21 « Le bavardage est la possibilité de tout comprendre » (ÊetT, p. 134 ; SuZ, §35, S. 169), sans
avoir besoin de s’enquérir de la chose. Donc, dans le bavardage on est « toujours auprès du
“monde”, avec les autres » (ÊetT, p. 134 ; SuZ, §35, S. 170), on ne cesse pas d’être au monde.
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l’authentique et peut de cette façon être renversé. On n’a pas besoin d’un culte de la
subjectivité et de la réussite morale. C’est parce que le comportement inauthentique est un
tout qu’il peut être renversé. S’il était un comportement partiel, il ne pourrait jamais l’être.
Ainsi, seul un Dasein ou un être-homme qui n’est pas encore lui-même, qui est totalement
sur le mode inauthentique, a la possibilité d’agir22.
En conclusion, on peut maintenant appliquer cette thèse à l’être-avec-autrui. Il ne peut y
avoir de comportement inauthentique que s’il y a à la base un comportement authentique,
c’est-à-dire qu’une communication inauthentique peut être renversée, étant un tout fondé
sur une véritable communication. Elle n’est pas constituée d’une partie intacte (si l’on
considère un existant réel), celle du moi, s’alliant à une autre intacte, celle d’autrui, le tout
aboutissant à un idéal de communication avec autrui. La communication véritable avec
autrui n’existe que si elle est prise comme un tout. L’absence d’autrui se fonde sur la
possibilité de communication avec autrui et il n’y a pas d’idéal de communication faisant
figure de communication avec autrui.
L’être-avec-autrui comme déjà là ne change cependant rien au rapport à autrui « ici et
maintenant23 ». Le fait que l’être-avec-autrui soit déjà là ne signifie pas un absolu qui
détermine d’avance toute relation et il n’est pas, par conséquent, la négation du rapport à
autrui, comme on pourrait le croire. Au contraire, il rend possible une véritable
communication avec autrui, laquelle était jusque-là impossible et qu’on remplaçait par un
idéal jamais atteignable. Le maintenant de la relation à autrui s’accorde très bien avec cet
être-avec-autrui comme déjà là. Toutefois, ce qui change est la possibilité d’une véritable
communication à autrui.
En résumé, l’être-avec-autrui signifie une véritable communication avec autrui, c’est-à-dire
qu’il n’est rien d’autre que la différence entre une telle communication avec autrui et une
illusion de communication, à moins de vouloir bâtir des théories sur ce thème. Croire que
l’être-avec est la relation d’un être particulier avec un autre être particulier est
précisément construire une théorie, puisque l’être-avec-autrui n’y est jamais atteint. Une
véritable relation à autrui dépend alors uniquement du point de vue et de l’opinion de
22 En somme : « L’inauthenticité a une possible authenticité à son fondement. L’inauthenticité
caractérise un mode d’être où le Dasein peut se placer et s’est aussi le plus souvent toujours déjà
placé, mais où il ne doit pas nécessairement et constamment se placer. Parce que le Dasein existe, il
se détermine à chaque fois en tant qu’étant comme il est à partir d’une possibilité qu’il est et
comprend lui-même » (ÊetT, p. 190 ; SuZ, §52, S. 259). L’inauthentique se fondant sur
l’authentique, le Dasein demeure être-au-monde et, par conséquent, c’est toujours à partir d’une
possibilité qu’il est déjà qu’il se détermine.
23 « L’ici et maintenant » n’a plus le sens de la facticité ontique. Ceci, sans parler de l’être-homme
comme être-jeté qui est un être déjà là, lequel n’entre pas en conflit avec l’existence de l’êtrehomme
« ici et maintenant ». Nous n’abordons pas dans cet exposé l’être-homme comme être-jeté
au monde.
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Collection du Cirp
Volume 3, 2008, pp. 14 à 42
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chacun. Il n’y a pas de communication avec autrui à réaliser sous la forme d’un idéal, en
opposition à une absence de communication, puisqu’un idéal de communication est
toujours fondé sur une absence. On ne peut donc se rabattre sur un idéal de communication
avec autrui pour ne pas avoir à distinguer entre un véritable être-avec-autrui (à savoir :
l’essence) et l’être-avec-autrui réel.
À partir du moment où ce n’est plus la présence qui décide de la réalisation ou non de la
relation à autrui, ce qui fait la différence entre une véritable relation à autrui et une relation
qui ne l’est pas doit être déterminé autrement. L’être-homme comme être-au-monde, dans
le cas de la communication à autrui, veut dire qu’on a à être l’être-avec qu’on est déjà,
c’est-à-dire que l’être-avec est une structure de mon être. En effet, l’homme dans le monde
devient ce qu’il se fait lui-même, alors que l’homme-au-monde ne peut devenir que ce qu’il
est déjà. L’être-homme en ayant à être l’être qu’il est déjà signifie que l’être-avec est un
être qu’on est déjà, lequel on a à être. Cet être-avec qu’on est déjà est le fondement sur
lequel repose la possibilité de toute communication avec autrui. L’être-homme que chacun
de nous est, en ayant à être l’être qu’il est déjà, est au fondement de la distinction entre une
véritable communication avec autrui et une autre qui ne l’est pas. Cela est une affirmation
que nous expliquerons plus loin.
3. Le compromis comme idéal de communication et de communauté
Expliquons cet idéal de communication qu’un véritable être-avec-autrui n’est pas.
L’opposition de la présence et de l’absence de rapport à autrui (ou la détermination de ce
rapport par son absence) renferme le rapport à autrui comme un idéal dont on se rapproche
par nos réussites et nos échecs. Lorsqu’on prend l’homme comme un être dans le monde,
l’essence (ou ce qui rend possible) se transforme aussitôt en un idéal à atteindre. La somme
calculée de nos actions, quelle que soit la façon dont elle se fait, ne procure pas l’être-avecautrui.
Celui-ci n’est pas davantage le produit de nos actions que notre existence n’est un
être sans monde. L’être-avec-autrui ne consiste pas en un idéal fait de résultats, mais de
possibilités déjà là qu’on a à être en tant que l’être-avec est une structure de notre mode
d’être comme être-homme. L’absence d’autrui ou le manque d’autrui présuppose certes
l’être-avec, mais seulement comme absence. L’être-homme comme être-au-monde signifie
qu’on a à être ce qu’on est déjà24. L’être qu’on a à être appelle ainsi un devenir. On devient
24 « Être ce qu’on a à être » est l’expression de Heidegger pour désigner le Dasein. Un Dasein, en
tant qu’il est, a à chaque fois à être, ce qui désigne un mode d’être et non pas le pouvoir d’un sujet.
Le Dasein « en tant que l’étant qu’il est, a à chaque fois à être » (ÊetT, p. 181 ; SuZ, §48, S. 244).
Le Dasein a à être l’être qu’il est, c’est-à-dire celui qu’il est déjà. « C’est de son être même que,
pour cet étant, il y va chaque fois » (ÊetT, p. 54 ; SuZ, p. 42). L’être qu’on a à être veut dire qu’il y
va de notre être. Ou encore : « L’“essence” de cet étant réside dans son (avoir) à-être » (ÊetT, p. 54 ;
SuZ, §9, S. 42). « Le Dasein est à chaque fois toujours déjà » (ÊetT, p. 113 ; SuZ, §29, S. 134). Ou
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ce que l’on est. Toutefois, devenir soi-même ne consiste pas dans l’identité d’un soi mais
précisément dans l’être qu’on est déjà25. On a à être l’être qu’on est déjà, à savoir que
l’être-avec-autrui est une possibilité déjà là qu’on a à être, et l’absence de communication
à autrui se fonde sur la possibilité de la communication à autrui. Par contre, lorsqu’on
cherche les possibilités dans un idéal à atteindre, on ne devient jamais véritablement soimême.
Il reste cependant à comprendre ce soi-même qui semble si évident26.
L’expression « avoir à être ce qu’on a à être » ne comporte aucune nécessité pour notre
existence. Cet « avoir à être » n’est pas un devoir, mais le phénomène de la possibilité. Ne
devient que ce qui est. Là est la possibilité. Par contre, il y a un devoir moral dans la
fondation du rapport à autrui sur la réussite, par conséquent une nécessité. D’ailleurs, l’êtreau-
monde ne signifie pas qu’il y a une nécessité à mon existence27.
La question de l’amélioration et du perfectionnement de nos rapports à autrui, à laquelle
veut répondre l’idéal à atteindre, ne se trouve jamais dans des résultats. L’amélioration de
notre propre être concerne l’être qu’on a à être, et pas du tout l’identité du Soi. Le
perfectionnement de nos rapports à autrui ne consiste pas non plus dans une personne ou un
sujet isolé qui doit se joindre à un autre sujet, également sans monde, dans une
transcendance tout à fait extérieure, c’est-à-dire en se dépassant soi-même pour rejoindre
« comme être qu’il a à être en existant » (ÊetT, p. 113 ; SuZ, §29, S. 134), ou encore l’être « “qu’il
est et a à être” » (ÊetT, p. 113 ; SuZ, §29, S. 134). Nous ne citons pas tous les passages nombreux
où Heidegger utilise ces formules pour qualifier le Dasein.
25 C’est en ce sens qu’il faut comprendre la mienneté. « L’être dont il y va pour cet étant en son être
est à chaque fois mien » (ÊetT, p. 54) ; « Das Sein, darum es diesem Seienden in seinem Sein geht,
ist je meines » (SuZ, §9, S. 42). Il est mien seulement en tant qu’il y va pour cet étant en son être.
Comme nous sommes toujours des être-au-monde, même dans la négation de ce rapport, c’est dans
un devenir soi-même, c’est-à-dire devenir l’être qu’on est déjà, et non dans l’identité d’un moi, que
se trouve le Soi. Comme le dit l’auteur, il se pourrait que le Dasein qui est mien ne soit pas luimême
: « Si la constitution du Dasein, selon laquelle il est toujours mien, était la raison même pour
laquelle le Dasein, de prime abord et le plus souvent, n’est pas lui-même ? » (ÊetT, p. 101 ; SuZ,
§25, S. 115-116).
26 Voir ici le paragraphe #6.
27 L’essence du Dasein est dans l’être-au-monde sans présupposer que de tels étants existent ou pas.
« Le Dasein est dans son essence être-au-monde, qu’il existe facticement ou pas » (Trad. libre) ;
« Das Dasein ist seinem Wesen nach In-der-Welt-sein, mag es faktisch existieren oder nicht »
(Heidegger, 1978, S. 217). Ou encore : « Le Dasein qui a sa constitution fondamentale de l’être-aumonde
n’est pas une constatation de son existence factice » (Trad. libre) ; « Dasein ist seiner
Grundverfassung nach In-der-Welt-sein, ist keine Konstatierung seiner Faktischen Existenz »
(Heidegger, 1978, S. 217). Si l’être-au-monde est l’origine de l’existence, et cela peu importe que
de tels étants existent ou pas, alors l’être-au-monde comme essence du Dasein dépasse l’opposition
de l’existence factice et de la non-existence factice et, par là, mon existence n’a aucune nécessité. Il
est question seulement de la possibilité de l’existence. L’éthique n’est pas un absolu, seulement si
on a à être l’être qu’on est déjà. Telle est l’éthique phénoménologique.
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l’autre. On a à être soi-même afin que la communication avec autrui s’accomplisse.
Naturellement, il ne s’agit pas de « rester » soi-même, comme on le dit communément.
Un dernier mot sur l’idéal de communication. La thèse de la particularisation des
phénomènes a de multiples visages. Elle peut consister en des faits particuliers et réels,
mais aussi être un idéal de participation des particuliers ou des membres, et constituer la
communauté comme un idéal. La seule participation d’êtres particuliers constituant un idéal
de communication et de communauté ne suffit pas pour obtenir une véritable
communication avec autrui. La simple participation n’aboutit pas à un accord entre les
membres car il faut que la possibilité d’un accord ait déjà été là. Si nous participons
comme êtres particuliers, nous le faisons en tant que la participation est une possibilité déjà
là, et cela n’a rien à voir avec le fait que la participation puisse échouer, à savoir qu’il y ait
absence de communication avec autrui. La seule participation, en effet, repose sur l’absence
de communication à autrui sur le fondement de la présence. La hantise de l’absence qui
détermine la participation fonde, dans ce cas, l’accord. Or, cette dernière est plutôt fondée
sur une possibilité déjà là. Aller au plus vite vers un « accord », comme c’est le cas de nos
jours, n’est pas ce qui favorise un véritable accord, mais peut au contraire l’empêcher, car
l’obsession des résultats devient rapidement ce qui se substitue à un accord. C’est la hantise
de l’absence qui nous pousse vers le plus vite, c’est elle aussi qui nous fait choisir le
compromis à la place d’un véritable accord.
En croyant que la seule participation des membres aboutit à une communication, on
favorise le compromis. Nous ne disons pas que toute participation est une erreur, mais
qu’elle ne peut se substituer à un accord véritable. On tient l’accord véritable pour
impossible. On le confond constamment avec l’accord parfait et impossible, et on vise des
substituts d’accord dans le cadre d’un idéal de communication. Or, il ne peut y avoir d’idéal
de communication que si la véritable communication est possible. C’est là une vision tout à
fait différente. Le compromis dont on parle tant de nos jours est souvent, pour ne pas dire
toujours, la recherche de compromis à tout prix plutôt que l’impossibilité de parvenir à un
accord. Le compromis ne se fonde pas sur l’impossibilité de parvenir à un accord, comme
on le croit généralement, mais, au contraire, il consiste dans le renoncement absolu à un
accord. En effet, l’accord en est un complet et non partiel, sinon il n’y a pas de compromis
et le mot ne veut rien dire. Ainsi, le compromis se présente comme une communication
véritable et complète. Cependant, il est la conscience d’avoir abandonné toute véritable
communication avec autrui. Il semble que le compromis respecte chacun. Chacun peut
garder intacte son opinion du fait que le compromis se présente en même temps comme un
semblant de communication et une véritable communication avec autrui. Il repose dans ce
cas sur une équivoque. Grâce à l’équivoque, chacun acquiesce au compromis en sachant
qu’il n’est pas un véritable accord. Ainsi, chacun y trouve son compte sans rien y perdre.
Or, le compromis n’est pas fait de parties du fait qu’il y aurait impossibilité de parvenir à
un accord, ce qui a pour conséquence que les parties forment un tout. Il ne consiste pas à
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renoncer en partie à son opinion pour accepter en partie celle d’autrui, comme si un
universel28 était fait de la somme de parties à additionner ; il est plutôt l’abandon pur et
simple de tout véritable accord. Dans ce cas, la participation se transforme en compromis.
Le compromis est le renoncement à toute véritable communication, il ne peut jamais la
remplacer29.
Le compromis, en guise de communication avec autrui, se fonde sur l’équivoque. Voyons
d’abord l’équivoque avant de l’appliquer au compromis. Sans entrer dans le détail,
soulignons que l’équivoque qui se caractérise par le double sens et admet des
interprétations multiples permet à chacun de garder son opinion tout en ayant l’air d’avoir
compris, d’avoir tout compris et non en partie seulement, puisque chacun acquiesce en
sachant très bien qu’il n’y a pas eu du tout compréhension. En effet, l’équivoque permet de
faire comme si l’on avait tout compris en sachant parfaitement que cela est faux. Elle est un
tout comprendre, et pas seulement un comprendre partiel comme on le croit, sinon il n’y a
pas d’équivoque. Il ne peut y avoir d’équivoque que si, précisément, on a l’air d’avoir
complètement compris l’affaire en question de façon consciente. Bref, chacun y trouve son
compte sans rien y perdre. La publicité utilise à outrance le procédé de l’équivoque pour
arriver à ses résultats. Naturellement, le fondement de celle-ci se trouve dans sa possibilité,
à savoir la mêmeté. Il ne peut y avoir d’équivoque que s’il y a mêmeté. Ainsi l’équivoque
ne peut rien faire d’autre que remplacer la mêmeté. Nous ne sommes pas d’avis que
l’équivoque puisse être le fondement de la multiplicité, ou encore qu’elle soit le signe de la
faiblesse humaine. Appliqué à la communication avec autrui, cela veut dire que le
compromis y est une équivoque et nullement une impossibilité de parvenir à un accord,
sinon le compromis n’existe pas. Il existe bel et bien, tout comme l’équivoque, mais
comme elle, qui a un double sens, le compromis se montre comme s’il était un accord.
Une objection tenace se présente. N’y a-t-il pas deux significations au mot compromis ?
D’une part, le compromis remplaçant l’accord comme s’il était un accord et, de l’autre,
celui remplaçant l’accord au sens où celui-ci est impossible à obtenir. Le compromis dont
on parle fait référence aux multiples accords possibles et ne peut jamais remplacer un
accord véritable. Or, les multiples accords possibles ne signifient pas qu’un accord est
toujours partiel, qu’un accord véritable est impossible. Au contraire, les multiples accords
possibles sont toujours des touts, et chacun d’eux est un tout. Il ne faut pas confondre le
compromis avec la multiplicité. Le compromis existe mais seulement en tant qu’il est le
refus de tout accord. En ce sens, ontologiquement parlant, il n’y a pas de compromis mais
28 N’oublions pas que l’universel n’est jamais un absolu. Il n’y a pas d’unité sans multiplicité.
29 Le compromis ne peut remplacer un véritable accord. Il est en effet préjudiciable pour l’humanité
qu’on ne puisse parvenir à un véritable accord, mais seulement à un compromis à propos de la
protection de l’environnement. L’être-homme n’est pas une partie dans le monde mais un être-aumonde.
La question de l’environnement est aussi celle d’un tout.
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seulement de multiples accords possibles. Toutefois, cela n’existe que si un véritable
accord est au fondement et rend possible de multiples accords.
Le compromis en tant que renoncement complet et conscient à tout accord se fonde sur un
tout ou une totalité. C’est pourquoi il peut être renversé à tout moment en faveur d’un
véritable accord. Par contre, si le compromis comme ensemble de parties pouvait se
substituer à un véritable accord, il ne pourrait jamais être renversé par celui-ci. Il n’y
aurait jamais d’espoir de sortir du compromis. La véritable communication n’existerait
pas. Le compromis comme idéal de communication et de communauté humaine est
l’abandon conscient de l’universel, de sorte que c’est sur le fondement d’une totalité qu’il
se présente. On dénie toutefois cette totalité.
La participation est liée au véritable accord. Elle est la conscience que les opinions sont
dépassées par un accord véritable. La participation comme possibilité déjà là est fondée sur
la mêmeté, et c’est pour cela qu’elle aboutit à une véritable communication. Elle n’a rien à
voir avec l’obtention ou l’obligation de résultat. Elle ne concerne pas le résultat mais
présuppose une possibilité comme déjà là. La recherche de résultat au moyen de la
participation qui est fondée sur l’absence et la peur de l’échec court-circuite la véritable
communication avec autrui. Au contraire, la communication avec autrui comme possibilité
déjà là met fin à la hantise du résultat et à la rapidité ; elle exige de la patience et de la
sérénité, puisqu’on sait maintenant qu’une véritable communication avec autrui existe. La
solution précisément est dans cette attitude. Il est donc inutile de présenter un idéal de
communication comme base d’une humanité.
4. L’être-avec-autrui comme connaissance ou comme compréhension
L’être-avec-autrui est-il une relation de connaissance ou une compréhension d’être ? Est-ce
que je connais autrui (ou le reconnais) en vertu d’un pouvoir de connaissance que je
possède, ou bien est-ce que je le « connais » seulement parce que j’en ai la possibilité en
vertu d’un pouvoir-être qui est propre à mon existence, puisque l’être-avec est une structure
de mon être ? Si l’être-avec est une structure de mon mode d’être, il est clair que l’êtreavec-
autrui n’est pas une relation de connaissance.
Un mot sur le comprendre et l’être-homme. L’être-homme comme être-au-monde a la
possibilité de se comprendre comme être-au-monde30. Il ne peut souffrir d’un comprendre
qui soit le pouvoir d’un sujet, celui d’un sujet connaissant31, c’est-à-dire que comprendre
30 « Si le mode d’être de l’être-au-monde échoit essentiellement au Dasein, alors à la réalité
essentielle de sa compréhension de l’être appartient le comprendre de l’être-au-monde » (ÊetT,
p. 82 ; SuZ, §18, S. 86).
31 « Le comprendre est l’être d’un pouvoir-être » (ÊetT, p. 119 ; SuZ, §31, S. 144).
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est un pouvoir-être, un exister32. En d’autres termes, le pouvoir-être de l’être-homme est à
chaque fois un pouvoir-être-au-monde33, c’est-à-dire que c’est en tant qu’exister que ce
pouvoir-être se comprend comme un pouvoir-être-au-monde. Bref, il est un agir-au-monde.
Si le pouvoir-être est un agir, il est un agir au monde et nullement un agir dans le monde,
lequel est celui d’un sujet isolé. Le comprendre n’est pas comprendre quelque chose qui est
là, lequel on aurait compris, dont on dit qu’on l’a compris, mais est toujours un
comprendre du monde lui-même, de l’être et de l’existence eux-mêmes. La compréhension
est compréhension de l’être, c’est-à-dire que nous sommes toujours déjà dans une
compréhension de l’être34. Cela implique que le comprendre est un déjà là alors que la
connaissance ne peut remplir cette tâche. Le pouvoir d’un sujet connaissant, dont le
correspondant est un objet à connaître, se sépare du monde et de l’être au moyen de la
connaissance de quelque chose qui est là, laquelle est appelée la « connaissance du
monde ».
Voici comment Heidegger rend compte du comprendre comme déjà là. Pour ce faire, nous
avons besoin d’éclaircir le rapport entre le comprendre et l’explicitation (Verstehen und
Auslegung). Il ne s’agit pas de poser que l’explicitation explicite le comprendre35, c’est-àdire
explicite ce qui est déjà compris. Il s’agirait, proprement, de connaissance, dont le
mode consiste à expliquer l’objet connu. La connaissance est alors dans un cercle dont elle
se demande comment elle peut en sortir. En fait, la mécompréhension du cercle l’empêche
de voir le sens de tout a priori ou présupposition véritable36. Le comprendre n’est pas flou,
de sorte que nous comprendrions seulement par l’explicitation, laquelle serait la prise de
conscience. Au contraire, on doit avoir déjà compris ce qui est à expliciter37. Malgré les
apparences, il y a ici une différence profonde. Le déjà compris n’est pas un objet qu’on
possède ou qui nous est donné du fait qu’on l’aurait compris ; il est une présupposition,
c’est-à-dire que toute explicitation présuppose le comprendre. Ainsi, un objet donné « en
même temps » qu’on le comprend ne vaut pas mieux et ne peut prétendre être plus qu’une
donation pour un sujet. De même, parce qu’il n’y a pas de coupure entre l’être-homme qui
comprend et l’être qui est compris, de la même façon il n’y a pas de séparation entre ce qui
est compris et son explicitation. Par suite, l’explicitation présuppose le comprendre et nous
avons là un véritable a priori.
32 « C’est l’être comme exister » (ÊetT, p. 119 ; SuZ, §31, S. 143).
33 « En tant que pouvoir-être, l’être-à est à chaque fois pouvoir-être-au-monde » (ÊetT, p. 119 ; SuZ,
§31, S. 144).
34 « Nous nous mouvons toujours déjà dans une compréhension de l’être » (ÊetT, p. 29 ; SuZ, §2,
S. 5).
35 Il ne s’agit pas « d’ajuster le comprendre et l’explicitation à un idéal de connaissance » (ÊetT,
p. 124 ; SuZ, §32, S. 153).
36 « L’explicitation se fonde existentialement dans le comprendre, celui-ci ne naît pas de celui-là »
(ÊetT, p. 122 ; SuZ, §32, S. 148).
37 « Toute explication qui doit contribuer à de la compréhension doit avoir déjà compris ce qui est à
expliciter » (ÊetT, p. 124 ; SuZ, §32, S. 152).
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Le pouvoir-être comme pouvoir-être-au-monde s’applique aussi au pouvoir-être avec les
autres. L’être-avec-l’autre est un pouvoir-être en tant qu’il est une structure de mon être.
L’être-avec-autrui comme pouvoir-être de l’être-homme est à chaque fois un pouvoir-êtreau-
monde. Il est un pouvoir-être compréhensif, un comprendre d’autrui. Autrui n’est pas là
d’abord et, ensuite, compris ou connu. Comme toute explicitation présuppose le
comprendre, et non pas ce que nous connaissons au moyen de celle-ci, le comprendre
d’autrui n’est que l’explicitation du comprendre comme déjà là. Dans le cas contraire, toute
connaissance d’autrui est dans un cercle dont on se demande bien comment elle peut en
sortir. C’est pourquoi l’être-avec-autrui est un déjà là. Toute connaissance d’un sujet est
fondée en lui38. L’être-l’un-avec-l’autre compréhensif (verstehenden Miteinandersein39) est
le comprendre du même monde. On a donc à être l’être-avec-autrui40 en dépassant la thèse
selon laquelle on doit lier des sujets séparés, s’il est exact qu’autrui n’est pas quelque chose
qui est d’abord là et ensuite compris. Il ne s’agit donc pas d’une image qu’on se fait
d’autrui. Le comprendre comme comprendre de l’être montre clairement que l’être-avecautrui
est un déjà là.
5. L’être-avec-l’autre comme être-au-monde
Transcendance et immanence
Discutons maintenant de la transcendance versus l’être-avec-l’autre. En effet, le concept de
transcendance doit être discuté lorsqu’on aborde l’être-avec-autrui. Commençons par
examiner ce concept. Notre mode d’être étant celui d’un être-au-monde, cet être-au-monde
est ainsi la question de la transcendance41. Cette dernière question est : Qu’est-ce qui fait
38 « La compréhension d’être un Dasein inclut d’emblée, puisque l’être du Dasein est être-avec, la
compréhension d’autrui. Ce comprendre, tout comme le comprendre en général, n’est pas une
connaissance acquise, née d’un acte cognitif, mais un mode d’être originairement existential qui
rend tout d’abord possible l’acte de connaître et la connaissance. Le fait de se-connaître
mutuellement se fonde dans l’être-avec originairement compréhensif » (ÊetT, p. 106 ; SuZ, §26,
S. 123-124). Naturellement, cette compréhension se trouve déjà au niveau de l’étant, mais
nullement de telle façon qu’il n’y ait plus de distinction entre le comprendre et l’étant comme
connaissance ontique, à savoir entre l’étant et l’être. C’est en ce sens qu’il y a un comprendre
comme déjà là, lequel fonde toute connaissance ontique, mais que nous commençons par une
connaissance ontique. Le commencement ontique ne signifie pas que le comprendre comme déjà là
élimine les préjugés d’un coup de baguette. Ce serait nier la non-vérité.
39 SuZ, §34, S. 162 ; ÊetT, p. 130.
40 Selon Heidegger, dans l’énoncé de communication, il y a « l’être-l’un-avec-l’autre
compréhensif ».
41 Nous ne discutons ici de l’être-au-monde comme transcendance que dans le but de montrer une
véritable communication avec autrui. La question de la transcendance est : « Qu’est-ce qui rend
ontologiquement possible que de l’étant puisse faire encontre à l’intérieur du monde et être
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que de l’étant puisse être rencontré, s’il est exact qu’il n’y a d’étant que si l’être est ? La
réponse est certes la transcendance de l’être et du monde. C’est d’elle dont il faut rendre
compte. La transcendance signifie : dépassement. Il y a deux sortes de transcendance : celle
de l’être lui-même et celle propre à l’être-homme. D’habitude, on comprend la
transcendance de l’homme comme celle d’un être dans le monde (un sujet sans monde),
c’est-à-dire que chacun de nous faisant partie du monde est un sujet immanent. Ce qui a
pour effet d’opposer la transcendance à l’immanence, bref d’opposer la transcendance de
l’être-homme à la transcendance de l’être lui-même. La première consiste dans un sujet
immanent qui se transcende vers les choses ou vers autrui. La seconde, propre à l’être,
s’oppose à la transcendance du sujet immanent et, pour résoudre le conflit, on qualifie
l’existence des hommes de contingente, d’existence finie. La contingence est une
conséquence de l’immanence, comme on le voit. Ainsi l’homme pourra conserver son
immanence, ce qui en même temps a l’avantage de rendre compte de la non-nécessité de
l’existence humaine. Bref, la transcendance s’oppose à l’immanence dans les deux sortes
de transcendance.
Or, l’une et l’autre transcendances sont erronées, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de
transcendant opposé à de l’immanent, ni de transcendant opposé au contingent42.
Traditionnellement, la transcendance est vue comme ce qui nous dépasse par opposition à
l’immanence qui nous caractérise. L’homme, de son côté, se transcende lui-même vers les
choses ou vers autrui en dépassant son immanence. La transcendance, dans les deux cas, est
dépassement en tant qu’elle dépasse l’immanence de notre sujet. L’homme ne se transcende
qu’en se rapportant aux choses, à cause précisément de l’immanence du sujet. Dans ce cas,
la transcendance désigne l’ensemble des choses dont l’homme fait d’ailleurs partie (être
dans le monde), et tout étant peut transcender, c’est-à-dire que la chose se transcende elleobjectivé
en tant que tel ? » (ÊetT, p. 253 ; SuZ, §69, S. 366). Cette question dépasse l’opposition de
la transcendance objective selon laquelle la transcendance du monde s’oppose à l’immanence du
sujet, puisqu’il s’agit de la possibilité des étants. La transcendance qui dépasse l’opposition propre à
la transcendance objective ne concerne pas la question de savoir s’il y a ou non une finalité au
monde ontique. Elle laisse derrière elle cette question comme seconde.
42 Là est ce que Heidegger appelle le transcendant au sens de ce qui s’oppose au contingent, et le
transcendant au sens de ce qui s’oppose à l’immanent. « 1. das Transzendente im Unterschied zum
Immanenten ; 2. das Transzendente im Unterschied vom Kontingenten » (Heidegger, 1978, S. 204).
Mais ces deux sens du transcendant auxquels correspond le concept de transcendance sont tronqués,
car ils sont respectivement la déformation de la transcendance de l’être lui-même et celle de l’êtrehomme
comme devenir soi-même. Ainsi, il n’y a plus d’immanence et de contingence, c’est-à-dire
qu’ils deviennent des concepts secondaires. Notons que la contingence est ce qui survient ou peut
arriver, et elle concerne les étants.
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Collection du Cirp
Volume 3, 2008, pp. 14 à 42
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même43. Or, la transcendance comme dépassement ne s’oppose pas à notre immanence. Ce
n’est pas nous qui nous dépassons, qui dépassons notre immanence vers la transcendance,
c’est la transcendance elle-même qui est dépassement44. Il n’y a plus de sujet immanent. La
véritable transcendance ne s’ajoute pas au Dasein : le Dasein s’exprime ainsi par la
transcendance45. Par conséquent, la transcendance propre à l’être-homme ne consiste pas à
se transcender vers un objet46, mais à se transcender soi-même, en tant que l’être-homme a
tout ce qu’il faut pour rencontrer les choses (rencontrer veut dire qu’il n’y a plus
d’immanence), c’est-à-dire sans sortir de soi ou entrer en soi. L’être-homme comme êtreau-
monde est le transcendant, celui qui effectue le dépassement. Ce n’est plus la chose qui
transcende, puisque la transcendance ne désigne pas l’ensemble des choses, mais l’être.
L’immanence n’exprime pas du tout le dépassement. Il ne s’agit donc pas de nier la
transcendance — ce qui nierait la différence entre l’être-homme et l’être lui-même —, mais
de voir qu’elle ne s’oppose pas à une immanence pour être ce qu’elle est. La transcendance
est désormais le mot clé de l’être-homme, non plus l’immanence, laquelle coupait l’êtrehomme
du monde, et elle n’a plus besoin d’une immanence pour être ce qu’elle est. Se
transcender n’est pas se dépasser, dépasser son immanence, se transcender est se
dépasser en ayant à être l’être qu’on est déjà.
43 « La transcendance signifierait alors faire partie de tout le reste des choses formant des réalitésdéjà-
données […]. Il faudra bien alors accorder la “transcendance” à tout existant » (Heidegger,
1972, p. 109 ; Heidegger, 1976a, S. 140).
44 Déjà en 1928, Heidegger dit ceci : « Daher bedeutet Transzendenz : der Überschritt, das
Überschreiten, und das transzendente bezeichnet das, wohin der Überschritt gemacht wird »
(Heidegger, 1978, S. 204) ; « Par là la transcendance signifie : le dépassement, le dépasser, et le
transcendant montre ce d’où le dépassement est fait » (Trad. libre). Dans « Vom Wesen des
Grundes », en 1929, Heidegger répète : « Transcendance signifie “dépassement”. Est transcendant,
c’est-à-dire “transcende”, ce qui réalise ce “dépassement” » (Heidegger, 1972, p. 104 ; Heidegger,
1976a, S. 137). Et encore, il affirme dans Die Grundprobleme der Phänomenologie, en 1927, peu
après Sein und Zeit : « Transcendere signifie passer au-delà, le transcendens, le transcendant est ce
qui passe au-delà comme tel, et non pas ce en direction de quoi je passe au-delà » (Heidegger,
1985b, p. 359 ; Heidegger, 1975, S. 425). Dans ce dernier texte, dès 1927, Heidegger spécifie que la
chose n’est pas le transcendant (voir la deuxième note qui suit), que seul le Dasein est transcendant
et que, par conséquent, la transcendance elle-même est le dépassement. En effet, l’être-au-monde
comme constitution fondamentale du Dasein est cette transcendance.
45 Déjà pour le Heidegger de Sein und Zeit, l’être-au-monde n’est pas quelque chose qui s’ajoute au
Dasein, une propriété du Dasein, mais ce qui le constitue fondamentalement. « L’homme n’“est”
pas, en ayant encore et de surcroît un rapport d’être au “monde”, que de temps en temps il
exercerait » (ÊetT, p. 64).
46 « Le “problème de la transcendance” ne peut être réduit à la question : comment un sujet sort-il
vers un objet ? » (ÊetT, p. 253 ; SuZ, §69c, S. 366).
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Expliquons davantage. Ce ne sont pas les choses qui sont transcendantes, comme on le croit
d’habitude, mais l’être-homme qui est le seul transcendant47. Lorsque le monde est
synonyme de transcendance, il est au-delà de tous les objets et l’être-homme, comme êtreau-
monde, devient le seul transcendant48. La transcendance est ainsi une totalité et non une
partie, laquelle serait une propriété d’un sujet. Ce n’est pas une partie du monde mais la
totalité qui se manifeste comme transcendance. En ce sens, toutes les possibilités sont déjà
là et n’ont pas besoin d’être expressément saisies pour que la totalité soit comprise. Par
conséquent, la transcendance est toujours déjà là, elle n’est pas tantôt présente, tantôt
absente49. Elle ne signifie pas « être dans le monde, faire partie de tout le reste de
l’existant50 ». Lorsque la transcendance n’est pas une totalité mais une partie, la porte est
ouverte à une construction selon laquelle l’homme est une transcendance dans le monde,
une partie dans le monde, et surgit alors l’immanence d’un sujet. La transcendance comme
totalité est celle qui se transcende elle-même et en même temps montre l’être-homme
47 Heidegger dira que le Dasein est le transcendant strict. Dès après Sein und Zeit, il affirme que la
transcendance est une constitution fondamentale de l’être-homme comme être-au-monde. « Mais ce
qui est originellement transcendant, c’est-à-dire ce qui transcende, ce ne sont pas les choses par
opposition au Dasein ; le transcendant au sens strict, c’est le Dasein lui-même. La transcendance est
une détermination fondamentale de la structure ontologique du Dasein » (Heidegger, 1985b,
p. 200 ; Heidegger, 1975, S. 230). En fait, c’est comme si le Dasein ne se transcendait qu’en se
rapportant aux choses, à cause de l’immanence du sujet. Or, ce n’est pas le cas. « La chose ne
transcende jamais, et elle n’est pas davantage le transcendant au sens de ce qui est transgressé »
(Heidegger, 1985b, p. 359 ; Heidegger, 1975, S. 424). En effet, seule une chose dans le monde est
dite transcendante.
48 Le monde est ainsi le transcendant et le Dasein est le seul étant qui soit transcendant. « Le monde
est — pour nous régler encore sur le concept vulgaire de transcendance — le transcendant véritable,
ce qui est encore plus loin au-delà que tous les objets ; cet au-delà qui est en même temps, à titre
d’existant, une détermination fondamentale de l’être-au-monde, du Dasein. Si le monde est le
transcendant, le transcendant véritable est le Dasein » (Heidegger, 1985b, p. 359 ; Heidegger, 1975,
S. 424-425). Les choses ne sont pas le monde, ce dernier est au-delà de celles-ci. Déjà dans Sein
und Zeit, Heidegger disait : « Le monde est pour ainsi dire “plus loin dehors” qu’un objet ne peut
jamais l’être » (ÊetT, p. 253 ; SuZ, §69c, S. 366). Pour cette raison, on ne peut réduire le problème
de la transcendance à être celui du sujet et de l’objet ; de plus, « la totalité des objets étant alors
identifiée à l’idée de monde » (ÊetT, p. 253 ; SuZ, §69c, S. 366). Ici la transcendance est aussi la
constitution fondamentale du Dasein, quoique Heidegger ne l’explicite pas dans cette dernière
oeuvre.
49 « La transcendance se produit en totalité ; jamais elle n’est telle que tantôt elle advienne, tantôt
s’abstienne » (Heidegger, 1972, p. 107 ; Heidegger, 1976a, S. 139).
50 « Si le mot “transcendant” ne signifie rien d’autre que “faire partie de tout le reste de l’existant”,
il est alors évidemment impossible d’attribuer la transcendance [au Dasein humain comme ce qui
caractérise sa constitution essentielle] » (Trad. libre) ; « Besagt »transzendent« nichts weiter
als »zum übrigen Seienden gehörig«, dann ist es evident unmöglich, die Transzendenz als
auszeichnende Wesensverfassung dem menschlichen Daseins zuzusprechen » (Heidegger, 1976a,
S. 140).
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comme totalité. En d’autres termes, lorsque la transcendance est une partie, l’être-homme
est une partie et l’immanence apparaît en même temps ; par contre, lorsque la
transcendance est totale, l’être-homme est aussi une totalité. Toute subjectivité, si l’on veut
conserver ce terme, tout soi-même, se fonde dans la transcendance comme être-au-monde.
La transcendance, plutôt que l’immanence, devient le propre du Dasein. Ce qui est
absolument l’inverse de l’intentionnalité, intentionnalité selon laquelle l’intériorité appelle
l’extériorité. Toute immanence d’un sujet perd la transcendance comme totalité, et conduit
inéluctablement à l’opposition entre la transcendance de l’être et la transcendance de l’êtrehomme.
C’est en ce sens que l’intentionnalité réside dans la transcendance51. L’être-au-monde est
être-auprès de… Le vrai sens de l’intentionnalité, selon Heidegger, est l’être-auprès de…
(Schon-Sein bei), c’est-à-dire que si l’être auprès de n’est pas un être à côté d’un autre,
alors l’intentionnalité qui constitue la transcendance ne peut que reposer sur la
transcendance. Tout comportement intentionnel est déjà un être auprès de52… Cet être
auprès de n’élimine pas la compréhension d’être par un Dasein, mais la fonde. Il ne faut
pas subjectiver l’intentionnalité53. L’intentionnalité constituant la transcendance est celle
qui est toujours déjà auprès d’un étant. Telle est l’intentionnalité bien comprise.
Apportons une remarque. Devenir l’être qu’on a à être est agir. L’agir ne s’ajoute pas à
l’être qu’on est. Il ne consiste pas à se transcender vers autrui ou à sortir de soi pour aller
vers autrui. À aucun moment l’être-homme ne perd sa transcendance ou son être-au-monde,
de sorte qu’un être-homme et un autre être-homme ne sont jamais isolés et,
conséquemment, n’ont pas besoin d’être mis ensemble. L’agir n’est pas celui d’un sujet
isolé54. L’être-homme comme transcendance, lequel est déjà dehors puisqu’il est être-aumonde,
n’a pas besoin de sortir de soi pour se transcender. Il se transcende sur fond de la
transcendance de son être-au-monde. L’être-homme qu’est autrui est également déjà
51 « On verra que l’intentionnalité se fonde dans la transcendance du Dasein et qu’elle n’est possible
que sur cette base ; tandis que la transcendance ne saurait en revanche s’expliquer à partir de
l’intentionnalité » (Heidegger, 1985b, p. 200 ; Heidegger, 1975, S. 230). La réponse à cela est la
trancendance comme être-au-monde : « La caractérisation de l’être-au-monde comme structure
fondamentale du Dasein met en évidence le fait que tout comportement par rapport à l’étant
intramondain — ce que nous avons nommé jusqu’ici le comportement intentionnel par rapport à
l’étant — a pour base la constitution fondamentale de l’être-au-monde » (Heidegger, 1985b, p. 215 ;
Heidegger, 1975, S. 249).
52 C’est en ce sens qu’il est apparu à l’auteur que « les comportements intentionnels constituaient
par eux-mêmes la transcendance » (Heidegger, 1985b, p. 89 ; Heidegger, 1975, S. 89).
53 « Les comportements du Dasein sont intentionnels, cela signifie que le mode d’être qui est le
nôtre, celui du Dasein, est en son essence tel que cet étant, dans la mesure où il est, se tient toujours
déjà auprès d’un étant-subsistant » (Heidegger, 1985b, p. 89 ; Heidegger, 1975, S. 90).
54 L’être agit, l’action est l’être qui agit. Nous n’exposons pas ici le rapport de l’être-homme à l’être
lui-même.
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dehors. Ainsi les être-homme n’ont pas besoin d’être mis ensemble. L’être-homme n’est pas
un être immanent. La transcendance exprime mieux l’altérité55 que l’immanence. Toutefois,
en exprimant l’altérité, elle n’a rien à voir avec des êtres particuliers séparés ayant besoin
d’être réunis, mais tout à voir avec l’être-au-monde.
Devenir soi-même en se transcendant est aussi être-avec-l’autre. En effet, s’il y a la
transcendance qui consiste à se dépasser en ayant à être l’être qu’on est déjà, il y a aussi
celle qui concerne autrui. Se transcender est aussi se dépasser en ayant à être l’être-avecautrui,
lequel est un déjà là. L’être-au-monde est transcendance, il met l’être-homme
directement en rapport avec la transcendance de l’être. La contingence de l’homme est
l’être-homme privé de sa transcendance. Au moyen de l’existence finie, on enlève à
l’existence son caractère de transcendance.
Ce qui nous intéresse est la transcendance d’autrui. Que pouvons-nous dire de plus avec
nos acquis sur la transcendance ? Comme elle consiste à se transcender en ayant à être
l’être qu’on est déjà, la communication avec autrui signifie « se transcender sur le
fondement de l’être-avec qu’on est déjà afin que s’accomplisse l’être-avec-l’autre ». La
transcendance comme dépassement en est une véritable, c’est-à-dire comme déjà là. Elle a
cependant à être. La transcendance qui est un dépassement, au lieu d’être un passage,
montre que l’être-avec-l’autre comme déjà là est simplement la possibilité, et l’être-avecl’autre
comme ce qu’on a à être est l’accomplissement. Nous avons, dans
l’accomplissement, l’être-l’un-avec-l’autre.
En résumé, l’être-avec-autrui est un déjà là grâce à la transcendance bien comprise. Avec
l’élucidation de la transcendance comme étant elle-même le dépassement, la transcendance
d’autrui trouve sa réponse, et l’être-avec-l’autre est l’être-l’un-avec-l’autre. En effet, la
transcendance était l’obstacle à la compréhension de l’être-avec-l’autre, s’il est vrai que
l’on se demandait constamment, sans jamais avoir trouvé de réponse satisfaisante, comment
sortir de soi. On confondait passage et dépassement. La transcendance qui a toujours
signifié « dépasser son immanence » ne pouvait sortir d’un dilemme. Qu’elle ne s’oppose
pas à l’immanence d’un sujet, ni qu’elle soit elle-même un extérieur, un en dehors de nous,
nous fait comprendre le rapport aux choses et à autrui. En devenant l’être-avec qu’on a à
être, la véritable communication à autrui se distingue clairement d’une illusion de
communication.
6. Ipséité et mêmeté
On ne devient pas soi-même véritablement lorsqu’on se transcende vers quelque chose,
vers un objet. En effet, le moi est conçu de telle façon qu’il doit sortir de lui-même pour
55 Le véritable sens de l’altérité est abordé au paragraphe #6.
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rejoindre les choses. Cela est l’équivalent de devenir autre que soi-même. Cependant, on
affirme qu’on devient soi-même et non un autre du fait qu’on est un sujet immanent à la
base. On exclut de cette façon la transcendance de ce devenir et on oppose la
transcendance à l’immanence. Or, devenir soi-même56 véritablement est inclure la
transcendance, c’est-à-dire la mêmeté. Croire que l’on puisse devenir soi-même en
excluant la transcendance est précisément devenir autre que soi-même. Devenir soi-même57
est une mêmeté, et n’est possible que si l’on inclut la transcendance, c’est-à-dire qu’on se
transcende vers l’être qu’on a à être. Par conséquent, l’ipséité est habituellement conçue
comme une immanence au lieu d’être une mêmeté.
La mêmeté que désigne l’être qu’on a à être signifie que ce qui est et qui devient est « la
même chose ». Le même est la multiplicité dans l’unité, c’est-à-dire la possibilité, puisque
ne peut s’accomplir que ce qui est déjà58. Avoir à être l’être qu’on est déjà est ainsi la
possibilité d’être. Toutefois, la possibilité ne désigne pas une possibilité singulière et, ainsi,
elle est fondamentalement inséparable de la multiplicité. La possibilité exprime mieux le
multiple que la réalisation ne le fait, puisque le multiple, comme particulier, devra toujours
se constituer en une unité. Devenir soi-même est une possibilité signifiant que le multiple
56 « Le Soi-même qui, comme tel, a à poser le fondement de lui-même, ne peut jamais se rendre
maître de celui-ci, et pourtant, en existant, il a à assumer l’être-fondement » (ÊetT, p. 205 ; SuZ,
§58, S. 284). Le devenir soi-même ne peut jamais être l’oeuvre d’un sujet immanent, mais on a à
être soi-même.
57 Pour mieux saisir ce « devenir soi-même », prenons l’exemple de la thèse de Nietzsche. Le mot
de Nietzsche « Deviens, qui tu es ! » (« Werde, der du bist ! ») (Nietzsche, 1999a, S. 297) doit être
ici évoqué. On ne devient pas un autre que soi-même, c’est-à-dire qu’on devient ce qu’on est. En
parlant de chacun, « qu’ainsi il devienne, ce qu’il est » (Trad. libre) ; « So dass er […] wird, was er
ist » (Nietzsche, 1999b, S. 219). Dans ses derniers écrits, Nietzsche relie le fait qu’on ne puisse
devenir autre que soi-même au fait d’être plusieurs personnes en une. En d’autres termes, devenir ce
que l’on est ne concerne pas un individu mais plusieurs aspects, ainsi plusieurs personnes en une. Il
y a donc une liaison de génération en génération. Bref, l’individu est une fiction s’il y a plusieurs
personnes en une. « Nous ne croyons pas qu’un homme puisse devenir autre s’il ne l’est pas déjà :
c’est-à-dire s’il n’est pas, comme c’est souvent le cas, une multitude de personnes, ou du moins
d’ébauches de personnes » (Nietzsche, 1977, pp. 115-116 ; Nietzsche, Nachlaß, 1887-1889, S. 332).
Ainsi, devenir signifie adopter un aspect qui est déjà là. Le fait d’être plusieurs personnes en une
permet d’être relié au tout. Il ne s’agit pas de l’espèce comme telle puisque, précisément, il y a
plusieurs personnes en une. « Mais l’espèce est quelque chose d’aussi illusoire que l’ego »
(Nietzsche, 1976, p. 171 ; Nietzsche, Nachlaß, 1885-1887, S. 533). Il y a donc ici, avec l’idée de
« plusieurs personnes en une », celle de la mêmeté puisque l’individu et l’espèce sont des fictions.
Toutefois, Nietzsche n’a pas vu que le Dasein n’est ni un individu, ni un être en général. Aussi
Nietzsche résout-il anthropologiquement la question de l’ipséité au moyen de la thèse : « Nous
sommes plusieurs personnes en une. » Nietzsche, par sa solution anthropologique, reste tributaire de
l’opposition entre ipséité et altérité, n’ayant pas vu l’ipséité comme mêmeté.
58 « Ne peut donc être accompli proprement que ce qui est déjà » (Heidegger, 1966, p. 27 ;
Heidegger, 1976b, S. 313).
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est lié à l’unité. Autrement, on aura toujours affaire au multiple en tant que réalisation, et
dans le cas d’autrui, à la transcendance vers autrui, c’est-à-dire que le multiple est le moi et
l’autre. Certes, moi et autrui existent, mais ils ne sont pas le fondement de l’être-l’un-avecl’autre.
Le moi-même est une mêmeté et, par conséquent, l’expression « soi-même » est
préférable à celle de « moi-même », laquelle voit le moi comme une ipséité sans la mêmeté.
Au contraire, il n’y a pas d’ipséité sans mêmeté.
Le même signifie que ce qui devient est déjà là. Il ne désigne pas pour autant un absolu
mais une relation, celle du même avec lui-même. Nous ne devons pas nous représenter le
même comme une uniformité59, ce qui d’ailleurs crée l’absolu ; mais plutôt comme une
médiation, celle précisément du même avec lui-même60. En d’autres termes, on a l’habitude
de saisir le même comme l’absolu ou le simple, et de voir ainsi le multiple comme séparé,
comme l’autre. Devenir ce qu’on est déjà ne s’accorde ni avec le simple, ni avec l’absolu.
L’être-homme n’est pas le simple, ni l’être ne l’est-il lui-même61. Nous nous heurtons ici à
une évidence séculaire. Le fait de voir le même comme absolu libère automatiquement la
place pour le multiple pris séparément. En effet, le même comme identité absolue crée
l’opposition entre le même et l’autre ; dans le cas de notre exemple, entre l’ipséité qui
devient le moi et l’autre pris séparément. Or, il n’y a pas d’unité sans multiplicité et,
pourtant, on s’empresse de nier cela dès le départ en voyant le multiple comme réalisation.
La question de l’autre est ainsi celle du même avec lui-même. En résumé, devenir soimême
n’est pas un absolu mais indique une relation, précisément celle du même avec luimême.
Il y a ici la relation du multiple et de l’unité, c’est-à-dire que devenir soi-même est
une multiplicité dans une unité.
L’expression « le même avec lui-même » résonne curieusement à nos oreilles et semble
désigner tout à fait un absolu, mais cela existe seulement aussi longtemps que nous ne
réfléchissons pas sur le préjugé qui s’y trouve, à savoir que dans nos esprits le même
indique une exclusion du multiple et de l’altérité. Pourtant, quand on réfléchit bien, le
même fait appel à une relation, celle du même avec lui-même. Un travail reste donc à faire
puisque le même n’est pas une identité. Répétons-le, il ne s’agit pas de fournir la meilleure
théorie à propos du rapport à autrui en partant d’évidences non éclaircies, mais de remonter
59 « Nous n’avons plus le droit de nous représenter l’unité de l’identité comme la simple uniformité
seulement vide et de négliger la médiation et la synthèse qui s’affirment dans cette unité » (Trad.
libre) ; « Bleibt es dem Denken untersagt, die Einheit der Identität nur leer als das bloße Einerlei
vorzustellen und von der in dieser Einheit waltenden Synthesis und Vermittelung abzusehen »
(Heidegger, 1994, S. 116-117).
60 « Le même avec lui-même » (Trad. libre) ; « Mit ihm selbst dasselbe » (Heidegger, 1994, S. 117).
61 Heidegger parle déjà de cooriginarité en ce qui concerne l’ontologie, par opposition au simple.
« Le phénomène de la cooriginarité des moments constitutifs a souvent échappé à l’ontologie, en
raison d’une tendance méthodiquement non réfrénée à faire provenir tout et n’importe quoi d’un
“fondement originel” simple » (ÊetT, p. 111 ; SuZ, §28, S. 131).
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aux origines, au phénomène de l’être-avec-autrui. Nous n’avons examiné ici que l’étant ou
l’être-homme que nous sommes. L’être comme unité renferme aussi la multiplicité et, par
conséquent, la mêmeté.
Examinons brièvement l’être-avec dans le cadre de l’ipséité comme mêmeté. Que
découvrons-nous, sinon une confirmation de l’être-l’un-avec-l’autre tel que nous l’avons vu
au moyen de la transcendance. Le déjà là de l’être-avec ne signifie pas qu’on devient autre
en sortant de soi-même pour se transcender vers autrui, mais que l’être-avec, comme déjà
là, devient l’être-l’un-avec-l’autre. Ce devenir signifie aussi une mêmeté. Voici comment
cela se présente. De façon habituelle, la singularité de chacun est ce qui nous rend
différents l’un de l’autre, ce qui oblige à un passage du moi à autrui, du moi à un autre moi.
Or, la question n’est pas qu’autrui est différent de moi et qu’il y ait un autre ego ; au
contraire, il n’y a pas de différence entre nous deux. Chacun de nous, en ayant à être l’être
qu’on est, indique une mêmeté. Non pas la mêmeté comme une somme ou un ensemble,
mais au sens qu’on a tous à être l’être qu’on est déjà, c’est-à-dire que nous ne sommes pas
différents les uns des autres. La différence, s’il en est une, se situe au niveau de l’êtrehomme
en général, c’est-à-dire l’être-homme dans sa différence avec l’être lui-même.
Comme nous ne sommes pas différents, l’être-avec-autrui n’est pas un passage à autrui,
mais une mêmeté, c’est-à-dire que l’être-avec-l’autre est un déjà là comme mêmeté. L’êtreavec-
autrui signifie un même caractère originaire d’être. L’être particulier que chacun est
n’a pas besoin d’être de surcroît différencié d’autrui. Il est déjà différencié du fait qu’il est
être-au-monde. Sa différence consiste dans sa possibilité d’être déjà là, c’est-à-dire d’êtrejeté
au monde. La différence qu’on trouve entre le moi et autrui n’est pas de l’ordre de mon
essence, mais de mon individualité, laquelle existe assurément, mais qui toutefois n’est pas
primaire. Lorsque l’individualité passe pour primaire, nous constituons obligatoirement une
somme, et chacun est utilisable, manipulable, détaché qu’il est de son essence. La
particularisation provient plutôt de notre être-au-monde.
Voyons comment Heidegger décrit l’être-avec comme une mêmeté. Être avec les autres ne
signifie pas « les autres, tout le reste des hommes en dehors de moi », mais, au contraire,
« ceux avec qui je ne me distingue pas62 ». Cet être-là-aussi avec eux (auch-da-sein mit
ihnen) est propre au Dasein, c’est-à-dire qu’il concerne seulement le Dasein et non les
choses, et, ainsi, il est une structure du Dasein. Le Dasein a sa manière d’être auprès du
monde. Il rencontre le Dasein d’autrui en tant qu’il est lui aussi un être auprès de… et que
les deux sont des êtres-au-monde. Il y a là une mêmeté, ce qui est complètement différent
d’une subjectivité qui entre en rapport avec une autre subjectivité. Il n’y a pas « le moi et
62 Heidegger décrit l’être-avec (Mitsein) au #26 de Sein und Zeit. Il le fait à l’occasion de la
quotidienneté du on, entendu que là se trouve le Dasein déterminé. Toutefois, ce mode ontique est à
comprendre ontologiquement. Être avec les autres ne signifie pas « tout le reste des hommes en
dehors de moi » (ÊetT, p. 103 ; SuZ, §26, S. 118).
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les autres » mais une mêmeté d’être, un déjà là, c’est-à-dire ontologiquement63. L’être-avec
a le caractère de l’être-au-monde, à savoir que le Dasein est celui pour qui l’être-avec
existe, ce dernier constituant aussi son mode d’être. Comme l’être auprès de… élimine
toute extériorité et intériorité, le véritable être-avec-autrui est un monde commun qui est le
même. En conséquence, le monde que je partage avec les autres64 est déjà là en vertu de ce
qui le rend possible afin que je puisse le comprendre comme il est. Il ne s’agit pas du tout
d’un monde fait de l’ensemble du moi et des autres, mais d’un monde commun (Mitwelt)
(Heidegger, 1993, p. 118) qui est le même. Le Dasein n’est pas simplement ce qui remplace
un sujet, comme si l’être-avec comme être-au-monde n’était pas le mode d’être du Dasein
mais seulement une propriété.
Heidegger pose la véritable communication avec autrui comme déjà là, c’est-à-dire comme
la condition de la possibilité de communication avec les autres Daseins. L’être-avec comme
mêmeté, même lorsqu’aucun Dasein n’est perçu, détermine le Dasein, c’est-à-dire que
l’être-avec ne se détermine pas facticement selon deux existants qu’on met en rapport ; au
contraire, il fonde toute facticité65. Il ne peut y avoir manque d’autrui que sur la base d’un
être-avec. Le Dasein n’est jamais isolé, ayant ontologiquement l’être-avec comme structure
de son être. Être seul, par manque d’autrui, n’a pas le sens négatif d’être isolé des autres,
car cela n’enlève pas au Dasein, ou à l’être-de-l’homme, son être-avec ; au contraire, ce
dernier est présupposé à la présence d’autrui. L’« absence » d’autrui est un mode déficient
de l’être-avec, et l’être-avec qui est constitutif de l’être du Dasein fait en sorte que la
relation transcendante à autrui est superflue. Voilà comment une relation d’étant à étant ne
peut jamais se substituer à une relation ontologique. L’être-avec, qui est au fondement de
la présence et de l’absence d’autrui, détermine le manque ou l’absence d’autrui. L’être-avec
est ainsi être-au-monde. Le Dasein, de seul qu’il est, n’est jamais isolé au sens d’« être isolé
des autres » ; il est être-avec-au-monde. On voit que Heidegger a le souci de déterminer
l’être-avec en dehors de la présence ou de l’absence de relation à autrui. L’être-avec
comme structure du Dasein dépasse ainsi l’opposition de l’immanence d’un sujet censé se
transcender pour communiquer avec un autre sujet transcendant.
63 « L’“avec” est ici à la mesure du Dasein, le “aussi” désigne une mêmeté d’être » (ÊetT, p. 103 ;
SuZ, §26, S. 118). « L’“avec” et le “aussi” doivent être compris existentialement » (ÊetT, p. 103 ;
SuZ, §26, S. 118), c’est-à-dire ontologiquement et non ontiquement.
64 L’être-au-monde comme être-avec signifie que « le monde est à chaque fois toujours déjà celui
que je partage avec les autres » (ÊetT, p. 103 ; SuZ §26, S. 118).
65 « L’être-avec détermine existentialement le Dasein même lorsqu’un autre n’est ni sous-la-main ni
perçu facticement. Même l’être-seul du Dasein est être-avec dans le monde. L’autre ne peut
manquer que dans et pour un être-avec. L’être-seul est un mode déficient de l’être-avec, sa
possibilité est la preuve de celui-ci » (ÊetT, p. 104 ; SuZ, §26, S. 120). Ou encore : « Pour autant
que le Dasein est en général, il a le mode d’être de l’être-l’un-avec-l’autre » (ÊetT, p. 107 ; SuZ,
§26, S. 125).
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On peut conclure qu’être seul n’a pas le sens négatif d’« être isolé des autres », mais
présuppose l’être-avec. Si l’être seul du Dasein est être-avec en tant qu’être-au-monde,
chacun de nous est en rapport avec l’être lui-même en tant que c’est le même être avec
lequel chacun est en rapport, c’est-à-dire que ce rapport n’est pas fait de l’ensemble des
Daseins. Cela conditionne le rapport de l’être-homme en général avec l’être lui-même. En
conséquence, la communication avec autrui se fonde sur l’être-avec que chacun porte en
lui, mais comme-être-au-monde. L’être-avec est une déterminité du Dasein, jamais une
relation à autrui. L’être-avec vaut également pour le Dasein d’autrui ; mais mon Dasein et
le Dasein d’autrui ne forment pas l’être-avec. Celui-ci est un tout, et ne se constitue pas de
deux parties comme deux existants facticement. Ainsi appartient à l’être-avec, l’être-avecautrui.
La relation à autrui a son être dans l’être-avec. Comme il y a manque de l’autre sur
la base d’un être-avec, il est évident que la véritable communication avec autrui n’est pas
faite de la relation entre deux existants vus de manière factice.
Comme il n’y a pas de différence entre chacun de nous, nous pouvons examiner maintenant
le moi et le toi. Si l’ipséité comme mêmeté ne s’oppose pas à un toi différent, mais que je
trouve cette ipséité comme mêmeté également au fondement du toi, d’autrui, alors cela
exprime la mêmeté au sens où « nous ne sommes pas différents ». L’ipséité est un concept
recevable seulement si elle ne s’oppose pas au toi. Elle n’est pas conciliable avec l’ipséité
propre à une subjectivité. En tout cas, pour Heidegger, le moi est le moi-même en insistant
sur le mot même, et pas du tout le moi face à un toi, c’est-à-dire l’ipséité au sens habituel du
terme.
L’ipséité est le soi, non le moi. Elle n’est pas un moi face à un toi. Il n’y a pas de différence
entre un toi et un moi puisqu’ils sont un toi-même et un moi-même. Heidegger répond ici66
66 Heidegger, dans un de ses cours de 1928, intitulé « Metaphysische Anfangsgründe der Logik im
Ausgang von Leibniz », dit ceci à propos de l’alter ego et de la mêmeté : « Mais pourquoi un toi
n’est pas simplement un deuxième moi ? Parce que l’être-moi dans sa différence avec l’être-toi ne
rencontre absolument pas l’essence du Dasein, c’est-à-dire parce que un toi est tel seulement par
lui-même, de même aussi le moi » (Trad. libre) ; « Warum ist aber ein Du nicht einfach ein weites
Ich ? Weil das Ichsein im Unterschied vom Dusein gar nicht das Wesen des Daseins trifft, d. h. weil
ein Du ein solches nur ist qua es selbst, und ebenso auch das »Ich« » (Heidegger, 1978, S. 242-
243). Heidegger dit avoir besoin de l’expression Selbstheit (S. 243), la mêmeté, pour désigner ce
qu’il veut dire. « Car le même peut être affirmé du moi et du toi sous le même mode : “moi-même”,
“toi-même” mais pas le “toi-moi” » (Trad. libre) ; « Denn das »selbst« kann vom Ich und Du in
gleicher Weise ausgesagt werden : »Ich-selbst«, »Du-selbst«, aber nicht »Du-Ich« » (Heidegger,
1978, S. 243). Ou encore : « Aussi le toi est le plus immédiatement toi s’il n’est pas simplement un
autre je mais bien est : un toi-même » (Trad. libre) ; « Auch das Du ist am unmittelbarsten Du,
wenn es nicht einfach ein anderes Ich ist, wohl aber ein : Du selbst bist » (Heidegger, 1978, S. 241).
Auparavant, ontologiquement, il précisait que : « L’objet de la question n’est pas l’essence
individuelle de moi-même, mais l’essence de l’humanité et de l’ipséité en général » (Trad. libre) ;
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directement à ceux qui voient dans le Mitsein la négation de la communication et la mise en
place d’un être absolu. C’est plutôt l’ipséité de l’ego qui est un absolu, puisqu’elle est une
identité. La mêmeté remplace le rapport moi-toi. Le Dasein étant en vue de son être, la
mêmeté lui appartient. Il y a, à la place du moi et du toi, le moi-même et le toi-même,
chacun étant en vue de son être qu’il est déjà. Qu’il n’y ait pas de différence entre un moi et
un toi, car chacun est un Dasein selon la mêmeté, cela ne signifie pas que nous soyons tous
identiques. Cette mêmeté est l’être-avec, sans qu’on ait besoin d’être liés ensemble comme
des sujets ou des moi. L’ipséité d’un moi donne un fondement, quoique non-réel, mais
actuel ou présent à une subjectivité, et nous coupe de l’être-au-monde67. La question de la
mêmeté est aussi celle de l’alter ego68. Or, il n’y a pas d’alter ego puisqu’il y a un moimême
et un toi-même.
« Gegenstand der Frage ist nicht das individuelle Wesen meiner selbst, sondern das Wesen von
Meinheit und Selbstheit überhaupt » (Heidegger, 1978, S. 242).
67 En 1929, Heidegger répète la même thèse. « C’est uniquement parce que la réalité-humaine
[Dasein] en tant que telle prend la forme déterminée d’un “soi-même”, d’une ipséité, qu’un rapport
peut s’établir entre un “Moi-même” et un “Toi-même”. L’ipséité est la présupposition exigée pour
que soit possible une égoïté qui, à son tour, ne se révèle jamais que par Toi. Mais jamais l’ipséité
n’a exclusivement trait à Toi ; c’est elle au contraire qui rend tout cela possible (à savoir qu’il y ait
Moi, qu’il y ait Toi) » (Heidegger, 1976a, pp. 133-134 ; Heidegger, 1972, S. 157). L’ipséité est le
soi, non le moi. Il est clair que cette thèse ne peut être assimilée à un absolu ayant pour effet un
comportement fasciste, puisque l’être-avec n’est pas une égoïté gonflée mais, au contraire, est à son
fondement. Le fait de s’opposer à l’égoïsme par l’altruisme laisse croire que l’être-avec est
nécessairement un absolu. En effet, on n’a pas saisi qu’il est un déjà là et l’on croit, au contraire,
qu’il est une effectivité. Dans ce cas, le soi est compris comme un moi, sans mêmeté.
L’« altruisme » n’est pas un rapport à autrui, il n’existe pas sans mêmeté, c’est-à-dire qu’il est
plutôt de la sollicitude.
68 Il n’y a pas d’alter ego. « D’autre part, l’être-seul factice n’est pas supprimé par le simple fait
qu’un deuxième exemplaire “homme”, voire même dix, surviennent “à côté” de moi » (ÊetT,
p. 104 ; SuZ, §26, S. 120). Le solipsisme demeure peu importe qu’il y ait ou pas des autres.
Seulement si le manque est un mode de l’être-avec peut-on échapper au solipsisme de l’ego. On ne
peut pas affirmer que le Dasein est seul face à l’être lui-même. Être seul n’a de sens que par rapport
à autrui. « Le manque, le “départ” sont des modes de l’être-Là-avec » (ÊetT, p. 104 ; SuZ, §26,
S. 121). L’alter ego est un faux problème. L’être-avec ne caractérise pas l’être-d’autrui au sens de
sujets ensemble. « L’être-Là-avec caractérise le Dasein d’autrui pour autant que celui-ci est libéré
pour un être-avec par le monde de celui-ci » (ÊetT, p. 104 ; SuZ, §26, S. 121). Il y a là une mêmeté
du fait que l’être-avec est propre à chaque Dasein. Heidegger entend avec cela, entre autres,
dépasser le solipsisme en tant que problème chez Husserl. On n’a donc pas besoin de l’alter ego de
Husserl, et plus généralement de la transcendance de l’ego vers un autre.
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Références bibliographiques
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Heidegger, M. (1993). Sein und Zeit. Tübingen : Max Niemeyer.
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Heidegger, M. (1976a). Vom Wesen des Grundes. In Wegmarken, GA, #9. Frankfurt am Main :
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(H. Corbin, Trad.). Paris : Gallimard.
Heidegger, M. (1976b). Brief über den Humanismus. In Wegmarken, GA, #9. Frankfurt am Main :
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Nietzsche, F. (1999a). Also sprach Zarathustra, IV (Kritische Studienausgabe, Colli und Montinari,
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Berlin-New York : Walter de Gruyter.
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Walter de Gruyter.
Nietzsche, F. (1977). OEuvres philosophiques complètes. Fragments posthumes, 1888-1889 (Colli et
Montinari, XIV ; J.-C. Hémery, Trad.). Paris : Gallimard.
Nietzsche, F. Nachlaß, 1885-1887, #10 [136]. (Colli und Montinari, Band 12). Berlin-New York :
Walter de Gruyter.
Nietzsche, F. (1976). OEuvres philosophiques complètes. Fragments posthumes, 1887-1888 (Colli et
Montinari, XIII ; P. Klossowski, Trad.). Paris : Gallimard.
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Notice biographique
Harold Descheneaux, docteur en philosophie, a enseigné pendant 30 ans. Il a fait plusieurs
séjours en Allemagne (Cologne, 1978-79), et plus récemment au Goethe-Institut (Francfort
et Mannheim, 2000-01-02). Il a publié notamment un article dans les actes du XXVIIe
Congrès de l’ASPLF, tenu à Québec en 1998, intitulé « La métaphysique, la science et le
rapport de l’essence de l’homme à l’être ». Sa thèse, préfacée par A. L. Kelkel, a été
publiée en 2000 sous le titre « La découverte de l’être dans les Recherches logiques de
Husserl ». Il se spécialise en phénoménologie du XXe siècle et a fait plusieurs
communications sur le sujet dans le cadre de l’ACFAS, du CIRP (Cercle interdisciplinaire
de recherches phénoménologiques) et de colloques divers.
harjoh@globetrotter.net

Etre catholique et juif… Après la Shoah, des juifs convertis

Des destins atypiques
Etre catholique et juif…
Après la Shoah, des juifs convertis sont restés dans le giron de
l’Eglise. D’autres sont revenus au judaïsme.
L’un ou l’autre choix a donné lieu à des questionnements
douloureux et même, dans certains cas, à de longues
polémiques.
Edith Stein (1891-1942) se convertit en 1922.
Entrée dans les ordres, c’est en tant que juive qu’elle
a été arrêtée puis tuée par les nazis.
Les enfants Finaly, catholiques malgré eux
En avril 1944, Ruben et Guédalia Finaly sont mis à l’abri par leurs parents dans une crèche
municipale de Grenoble dirigée par une Mlle Brun. Les parents ayant disparu en déportation, leur
tante les réclame en 1945. Mais Mlle Brun, nommée tutrice provisoire, multiplie les délais.
En 1948, elle finit par avouer qu’elle les a fait baptiser. C’est seulement en 1952 que la famille
Finaly obtient une décision de justice l’obligeant à rendre les enfants.
Mais ces derniers restent introuvables, malgré des rumeurs qui les signalent à Grenoble, puis en
Espagne. Plusieurs catholiques soupçonnés de complicité, dont Mlle Brun et la
supérieure de la maison de Notre Dame de Sion à Grenoble, sont incarcérés
pour rapt d’enfant.
L’intervention du Grand Rabbin Jacob Kaplan est décisive. Il négocie
inlassablement, alors même que le Vatican fait tout pour empêcher le retour
des enfants. Les enfants Finaly ne sont rendus qu’en 1954, grâce à l’aide
de catholiques qui bravent pour cela les autorités espagnoles et la hiérarchie de
l’Eglise.
Ruben et Guédalia rejoignent alors leur famille en Israël, où ils vivent
aujourd’hui.
Quand l’Eglise jugeait le baptême irréversible
L’attitude de l’Eglise se comprend mieux à la lumière d’un texte rendu public récemment. Cette
lettre du 23 octobre 1946 émane du nonce apostolique à Paris, le futur Pape Jean XXIII, qui
informe l’archevêque de Lyon d’une décision du Saint-Office (ancêtre de l’actuelle Congrégation
pour la doctrine de la foi).
Cette décision concerne les enfants juifs confiés pendant la guerre à des institutions
catholiques pour échapper aux persécutions, dont les parents ou des institutions juives
demandent qu’ils leur soient rendus. Elle explique que, si ces enfants ont été entre-temps
baptisés, ils « ne pourront être confiés à des institutions qui ne sauraient en assurer
l’éducation chrétienne». Cette instruction reste valable même si la demande émane des parents
en personne. La lettre se conclut par cette formule : « Notez que cette décision de la
congrégation du Saint-Office a été approuvée par le Saint-père. »
Le Pape d’alors n’est autre que Pie XII, déjà vivement critiqué par de nombreux historiens pour
sa conduite durant la Seconde Guerre mondiale. Quant au nonce, devenu Jean XXIII, il est
l’initiateur du concile Vatican II, dont la déclaration Nostra Ætate a complètement redéfini la
position de l’Église vis-à-vis des juifs.
Le père Daniel, débouté par la Cour suprême israélienne
Né en 1922 sous le nom d’Oswald Rufeisen, ce Polonais germanophone
est déjà un sioniste militant lorsque la guerre éclate. Il décide, pour
survivre, de jeter son étoile jaune et de se rendre en Biélorussie, où il
devient officier de la police nazie en tant qu’interprète d’un dignitaire
local. Il parvient ainsi à sauver des centaines de vies.
En août 1942, il organise l’approvisionnement en armes du ghetto de Mir.
C’est alors qu’il est dénoncé et contraint de se réfugier chez des
religieuses résistantes. Là, la lecture de l’Evangile le convainc que Jésus
est le Messie attendu par les juifs. Il se fait baptiser.
Il entre chez les Carmes de Pologne à la fin de la guerre. Il prend le nom
de Daniel, martyr chrétien qui serait sorti sain et sauf de la fosse aux
lions.
Néanmoins, le projet d’immigrer en Israël ne l’a jamais quitté. Il demande, à la fin des années
1950, à bénéficier de la citoyenneté au nom de la loi du retour. Le Grand Rabbinat y est favorable.
Mais la Cour Suprême de l’époque refuse de reconnaître comme juif ce prêtre catholique.
Le père Daniel est finalement naturalisé, et s’installe au monastère carmélite de Haïfa.
Edith Stein, devenue Sainte Thérèse Bénédicte de la Croix
Benjamine d’une famille juive de Breslau, en Silésie, Edith Stein cesse de pratiquer à
l’adolescence : « En pleine conscience et dans un choix libre je cessai de prier ».
Elle mène, dans la première partie de sa vie, une carrière brillante. Elle est ainsi la première
femme à devenir docteur en philosophie en Allemagne, pays où elle est entrée en 1913 et où elle
fut, notamment, l’assistante du fondateur de la phénoménologie Edmund Husserl.
Les conversions au catholicisme sont assez nombreuses parmi les « phénoménologues » de
l’époque. Pour Edith Stein, c’est la lecture de la vie de Sainte Thérèse d’Avila qui précipite sa
décision. Elle demande le baptême en 1922. Elle commence alors à enseigner dans des
établissements catholiques.
Activement opposée au nazisme, elle écrit au pape pour demander une prise de position claire
de l’Église contre « l’idolâtrie de la race » : cela donnera lieu à l’encyclique Mit brennender Sorge
(1937).
Lorsque le parti nazi arrive au pouvoir, elle ne peut plus enseigner ni s’exprimer publiquement.
L’Eglise lui accorde alors ce qu’elle réclamait depuis sa conversion : elle entre dans un couvent
carmélite le 15 octobre 1933. Elle prend le nom de Thérèse Bénédicte de la Croix.
La carmélite est encouragée à poursuivre la rédaction de ses réflexions
théologiques. Mais son principal ouvrage, L’être fini et l’être éternel, est
privé de publication par les lois anti-juives.
Elle se réfugie dans un couvent hollandais avec sa soeur Rosa, qui
s’est convertie également. Les deux femmes, comme tous les juifs
ayant reçu le baptême catholique, sont arrêtées par les SS en août
1942 à la suite de la protestation des évêques catholiques hollandais
contre la persécution des juifs. Elle encourage sa soeur en ces termes :
« Viens, allons pour notre peuple ! ». Déportée à Auschwitz, elle
meurt dans une chambre à gaz le 9 août 1942.
Edith Stein est béatifiée en 1988 par Jean-Paul II, pour avoir été
assassinée « en haine de sa foi catholique » (ex odio fidei). Elle est
canonisée dix ans plus tard et proclamée copatronnne de l’Europe le
1er octobre 1999.
Cette décision a été critiquée par des personnalités juives et
catholiques.
Sources : judaisme.sdv.fr, Témoignage Chrétien, http://www.col.fr
Le père Daniel (1922-1998)
Depuis 2006, la statue de Ste
Thérèse Bénédicte de la Croix
figure sur la Basilique Saint-
Pierre de Rome, parmi les
patrons de l’Europe. Edith Stein
est la première juive convertie à
être canonisée.

Le mythe de l’évolution

«Lorsque l’Armée Rouge occupa son diocèse,
un évêque chinois constata avec surprise
qu’elle n’entreprit pas d’endoctrinement
marxiste. Il vit
apparaître dans les villages des
cours de darwinisme, jugés sans
doute plus efficaces pour troubler
la foi des fidèles ».
Telle est la conclusion, en forme
de chute, du chapitre Création du
livre d’André Boulet, Création et rédemption
à l’épreuve de l’évolution,
publié chez Téqui en avril
2009, et qui complète heureusement
L’évolution, une difficulté pour la
science, un danger pour la foi, de Dominique
Tassot, publié également chez Téqui
en 2009.
Les dévots ont frappé fort
«Quand on est, comme moi, catéchiste
depuis de nombreuses années, me disait dernièrement
une amie, et quand on est, lors
du premier article du Credo : “Je crois en
Dieu, le Père tout puissant, créateur du ciel
et de la terre”, confronté au dogme de l’évolution
qui s’est souvent imposé aux enfants
dès le primaire, on est bien
obligé de prendre en compte ce
nouveau dogme. Même si les
réactions des enfants sont parfois
surprenantes de bon sens et
d’audace. Ainsi, pour ma petitefille
(huit ans et demi) : “Croire
que l’homme descend du singe,
c’est comme croire au Père Noël
!” ».
A l’occasion de 2009, “l’année
Darwin”, ses dévots ont
frappé fort. Un certain Atila Özer (qui se
cache sous cet émule du fléau de Dieu ?)
présente, dans Valeurs actuelles du 2 avril
2009, Darwin comme « unique alternative
à l’obscurantisme ». Dans Valeurs mutualistes
(magazine des adhérents MGEN, dont
je fais partie, après trente-huit ans de bons
et loyaux services à l’Éducation nationale),
Patrick Tort affirme avec superbe que « la
transformation des espèces n’est plus remise
en cause », sinon par les « lobbies politiconaturalisme
– évolutionnisme – transformisme – fixisme – créationnisme – mutation – écologisme – natu-
E n c y c l o p é d i e d e l ’ h o n n ê t e h omme
Classement : 2Bn09 version 1.0 • 10/ 2009
Réseau-Regain (reseau-regain.net) 1/3
« Aujourd’hui, nous avons le devoir de détruire le mythe de l’évolution,
[…]. Il faut amener les biologistes à réfléchir sur les légèretés et les extrapolations
que les doctrinaires présentent ou imposent
comme des vérités démontrées… »
Pierre-Paul Grassé (1895-1995), vice-président de l’Académie des Sciences.
titulaire à la Sorbonne de la chaire de “Zoologie, évolution des êtres organisés”.
– P E R S P E C T I V E C AT HOL IQU E –
Le mythe de l’évolution
par Danièle Masson
créationnistes » qui, sur fond de crise mondiale
et d’angoisse collective, recourent aux
« réassurances théocratiques ». Bref, les Lumières
dissipent l’obscurantisme, et la raison
revient victorieuse des terreurs millénaristes.
Un tel manichéisme témoigne que l’on a
quitté le terrain scientifique pour s’engager
sur celui de la passion idéologique. Et que
le but des évolutionnistes n’est pas de chercher
la vérité, mais de se passer de Dieu,
de ne rien Lui devoir, ni reconnaissance ni
morale.
Un transformisme
spiritualiste ?
Bien sûr, Dieu aurait pu sauver
l’évolution. C’est ce que les
frères Bogdanov, astrophysiciens,
suggéraient à Jean Guitton,
dans Dieu et la science : «
Dès l’atome primitif est inscrite
la finalité qui va conduire à
l’avènement de l’homme,
quelque chose est inscrit au départ
qui implique qu’on n’en reste pas au
départ ».
On se rappelle le mot de Jean-Paul II, en
1996, « l’évolution est plus qu’une hypothèse
». C’était l’amorce d’un transformisme
spiritualiste (Dieu programmant l’évolution)
face au transformisme matérialiste (tout vient
du hasard). Mais le cardinal Ratzinger, mieux
inspiré, reliait, en 1989, la crise de la foi en
Europe au « déclin de la doctrine de la création
». Car les évolutionnistes, même les plus
honnêtes, sont contraints, à cause d’a priori
athées nullement scientifiques, à des impasses.
Ainsi François Jacob, prix Nobel de
médecine : « L’être vivant représente bien
l’exécution d’un dessein, mais qu’aucune
intelligence n’a conçu. Il tend vers un but,
mais qu’aucune volonté n’a choisi ». Et
donc, pas de pilote dans l’avion, et même,
ô Voltaire, une horloge sans horloger !
Contester au nom de la science
C’est donc sur le plan scientifique qu’il
faut se placer pour contester l’idéologie évolutionniste
: Georges Salet l’avait déjà fait
dans Hasard et certitude (1972, réédité en
2003 chez Téqui) en réponse à Hasard et
nécessité de Jacques Monod, qui attribuait
au hasard le miracle humain : « L’univers
n’était pas gros de la vie, ni la biosphère
de l’homme. Notre numéro est sorti au jeu
de Monte Carlo ». Salet démontre que le
postulat évolutionniste : mutations produites
au hasard, puis sélection naturelle
qui élimine les êtres désavantagés
et préserve les meilleurs,
est un non-sens
scientifique. D’une part, parce
que si l’on a constaté au sein
d’une espèce, des évolutions indifférentes
ou régressives (micro
– évolution), on n’a jamais
constaté d’évolution progressive
par l’apparition d’organes nouveaux
permettant le passage
d’une espèce à l’autre (macro –
évolution). D’autre part (et c’est l’originalité
de Salet) parce que les lois du hasard sont
des lois naturelles qui s’imposent aux savants
et excluent, même avec des durées
fantastiques, la probabilité d’un organe nouveau,
si modeste soit-il.
C’est aussi sur le plan scientifique que se
situent les livres de Dominique Tassot et
d’André Boulet. On en retiendra surtout la
fable de l’homme descendant du singe. Outre
les supercheries, dont le but était l’invention
des chaînons manquants décidément
introuvables – homme de Piltdown, du Nebraska,
de Pékin – on relèvera avec Tassot,
que de «nos ancêtres » – du Pithécanthrope
à l’homme de Neanderthal – on n’a retrouvé
que des os, alors que «90 % des informations
qui caractérisent un être vivant résident
dans les organes mous ».
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Et d’ailleurs, puisque les singes, étant
contemporains de l’homme, ne peuvent être
ses ancêtres, on a recours à un hypothétique
« ancêtre commun », dont on ne retrouve
nulle trace. Ce que constate plutôt la science,
ce sont les stases, ou la stabilité des espèces
: « les fossiles d’une espèce donnée sont partout
les mêmes quels que soient
les terrains dans lesquels on les
trouve». Et donc, « l’affirmation
d’une évolution des espèces relève
d’un présupposé philosophique,
non d’une légitime induction
à partir de faits
observés ».
C’était d’ailleurs, dès 1953,
dans son Ce que je crois, l’aveu
de Jean Rostand, qui disait, à la
manière d’un credo religieux,
« je crois fermement à l’évolution
des êtres organisés », tout en reconnaissant
honnêtement : «pour nous réconcilier
avec cette idée vraiment bouleversante de
la métamorphose organique, on doit bien
convenir que la nature qui est sous nos yeux
ne nous offre pas grand-chose ».
Le concept de création,
fondateur de la science moderne
Rien de bien nouveau, dira-t-on. Mais
l’originalité des livres de Tassot et Boulet
consiste, à la jointure de la science et de la
foi, dans l’approfondissement du concept de
création, « concept fondateur de la science
moderne », selon Tassot, et son incompatibilité
avec le transformisme, fut-il spiritualiste.
Dieu crée – oeuvre trinitaire du Père, par
le Fils, dans l’Esprit – et se repose le septième
jour : ainsi « les causes secondes vont jouer
leur rôle et la science devient possible» (Tassot).
C’est l’idée d’une nature intelligible
qu’exprimait Benoît XVI dans son discours
de Ratisbonne : « La raison doit accepter la
correspondance entre notre esprit et les
structures rationnelles en oeuvre dans la nature
comme un fait donné ».
S’il est assez farfelu de penser qu’un Dieu
qui crée l’homme à son image et ressemblance
mette une âme humaine dans un corps de
singe, la lecture de la Bible en son ensemble,
Ancien et Nouveau Testament, va
contre le dogme évolutionniste, fûtil
spiritualiste. Celui-ci suppose un
Dieu qui tâtonne, fait des brouillons
qu’il élimine au profit, dans un
temps long et selon un progrès irrésistible,
de descendants perfectionnés.
Or, la Genèse évoque la perfection
initiale du cosmos, oeuvre
d’un Dieu qui crée « chacun selon
son espèce, portant sa semence »,
et qui contemple cette oeuvre, chefd’oeuvre
: « Et il vit que cela était
bon» . Le premier couple fut d’emblée pleinement
homme et femme, capable de vivre
en amitié avec Dieu».
C’est le péché originel, c’est la chute, négatrice
en elle-même de l’idée de progrès, qui
introduit une cassure dans la création, une
rupture de l’harmonie primitive. En revanche,
dit André Boulet, « Si l’évolution est la façon
dont Dieu a choisi de créer, c’est à Lui qu’il
faut attribuer imperfections, désordres de la
création». Le temps biblique, remarque-t-il
encore, loin d’être un processus linéaire et
continu, est « le temps ambivalent du péché
et de la grâce », l’histoire du salut est faite de
« chutes et de relèvements ».
Il est dommage qu’à Valeurs actuelles et
Valeurs mutualistes, on ignore Bogdanov,
Salet, Tassot et Boulet et que cette ignorance
serve d’alibi, sous la plume guerrière d’Atila
Özer – «le darwinisme reste maître du terrain…
l’évolutionnisme a triomphé »– à un
curieux triomphe, sans péril et sans gloire.
Danièle Masson
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2.1- Régions ontologiques en physique quantique François Lurçat

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2.1- Régions ontologiques en physique quantique
François Lurçat
Il s’agira dans cette intervention de régions ontologiques ; dans des régions
ontologiques différentes, le verbe être n’a pas la même signification. Exemple : ce
verbe n’a pas la même signification dans les phrases « le parapluie de Paul est
dans cette pièce » et « le nombre quatre est pair ».
Au début du XXe siècle la physique était unifiée et triomphante :
mécanique, amendée par la relativité ; électromagnétisme ; théorie des électrons
de Lorentz. On pouvait espérer que les découvertes récentes (spectres atomiques,
électron, rayons X, radioactivité…) entreraient dans les cadres déjà établis. Il
n’en fut rien : les expériences de Rutherford amenèrent Bohr à formuler en 1913
une théorie de l’atome planétaire qui brisa — peut-être pour toujours, là est la
question — l’unité de la physique. Rien ne permet de mieux se rendre compte des
implications de l’atome de Bohr pour le problème qui nous occupe aujourd’hui que
les doléances de Lorentz, dont il faisait part en 1924 au jeune physicien
soviétique Joffé :
« Aujourd’hui, exposant la théorie électromagnétique, j’affirme qu’un électron sur une
orbite rayonne de l’énergie, et demain, dans le même amphithéâtre, je dis que
l’électron ne perd pas d’énergie en tournant autour du noyau. Où donc est la vérité, si
on peut affirmer deux choses qui s’excluent mutuellement ? D’une façon générale,
sommes-nous capables de connaître la vérité, et cela a-t-il un sens de s’occuper de
science ? » [1]
Tout est dit, ou presque, dans cette plainte sur l’unité perdue. Bohr a pensé
qu’il y avait un abîme entre la physique classique et la nouvelle physique des
atomes, et il s’est placé hardiment de l’autre côté de l’abîme [2]. L’effort de
l’ancienne théorie des quanta, édifiée entre 1913 et 1925 autour du principe de
correspondance, consista à utiliser les lois de l’ancienne physique pour étudier les
phénomènes atomiques. Mais en 1925, Max Born et Heisenberg, avec l’aide de
Jordan, édifient la mécanique quantique, qui va voler de succès en succès. Au lieu
du tâtonnement et de la « divination systématique » de l’ancienne théorie, on a
maintenant un formalisme rigoureux et cohérent. On s’aperçoit bientôt qu’il
contient la physique classique comme cas limite. La douloureuse scission n’estelle
plus désormais qu’un mauvais souvenir ?
Il y a deux réponses possibles. Beaucoup de théoriciens, ceux en particulier
qui privilégient l’étude de la structure mathématique de la théorie, pensent qu’en
effet le formalisme quantique relègue l’ancienne théorie des quanta au musée et
rétablit l’unité de la physique. D’autres théoriciens, et la plupart des
expérimentateurs, considèrent l’existence de deux régions — classique et
quantique — comme une évidence ; ce sont d’ailleurs eux, souvent, qui ont été les
artisans du récent renouveau de l’ancienne théorie des quanta [3]. Examinons les
deux positions.
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Il y a quelque temps, je racontais à deux jeunes expérimentateurs en
physique des particules que, selon beaucoup de théoriciens, les appareils dont ils
se servent doivent être, en toute rigueur, décrits par la mécanique quantique.
Mes interlocuteurs éclatèrent de rire. La signification théorique de ce rire est la
suivante : la description quantique d’un appareillage qui emplit un grand hall et
pèse beaucoup de tonnes est une possibilité de principe qui n’est jamais mise en
doute, mais qui n’est jamais actualisée non plus. De même les spécialistes de la
mécanique céleste qui étudient les mouvements des planètes et de leurs satellites
ne contestent pas, que je sache, qu’on puisse écrire l’équation de Schrödinger du
système solaire, seulement, en fait, personne ne l’écrit parce qu’elle ne sert à
rien.
Nous trouvons alors deux attitudes : le rationaliste, héritier de Pythagore,
de Descartes et de Galilée, d’Einstein et de Heisenberg, de John Bell aussi,
déclare qu’il n’y a pas de quoi rire et que les raisonnements qui ne sont valables
que « pour tous les buts pratiques » — « for all practical purposes », que Bell
abrégeait ironiquement en FAPP [4] —, ces raisonnements n’ont pas de valeur
théorique. L’empiriste, héritier de Bacon et de Newton, de Bohr et de Feynman,
rit avec mes deux interlocuteurs et dit que le but de la physique est de décrire et
d’expliquer des phénomènes réels, ou de formuler leurs lois ; comme ils sont
connus par l’expérience avec une certaine incertitude, une théorie qui en rend
compte avec une approximation du même ordre est parfaitement satisfaisante.
Le rationaliste, dans le cas qui nous occupe, c’est d’abord von Neumann.
Dans son grand traité de 1932 il explique que la mécanique quantique rend
obsolètes toutes les considérations sur les ondes et les particules, qui ont
tellement troublé les physiciens depuis le début du siècle ; elle se définit en effet
par un formalisme — lié à l’espace de Hilbert en l’occurrence — et des règles de
correspondance entre ce formalisme et les résultats d’expériences. Plus tard le
grand mathématicien raffinera sa position, en définissant avec Birkhoff une
logique quantique.
Mais, pour ce qui nous concerne ici, le plus important est que, pour von
Neumann, la physique classique est désormais périmée en tant que théorie
fondamentale. Chacun s’accorde, en effet, pour constater que le formalisme de la
physique classique peut s’obtenir à partir de celui de la mécanique quantique
comme cas limite, quand la constante de Planck tend vers zéro. Bien sûr ce
passage à la limite pose des problèmes mathématiques difficiles, mais quel que
soit leur intérêt, on ne peut guère douter du résultat. Mais voici qui prête
davantage à controverse. Pour von Neumann, cette propriété mathématique
suffit à changer radicalement le statut de la physique classique : elle n’est plus
désormais qu’une théorie d’ingénieur, commode quand on s’occupe de problèmes
macroscopiques, mais qui a perdu la signification fondamentale qu’on lui
attribuait depuis Newton et Maxwell. Il n’y a pas deux régions, une région
classique et une région quantique : il y a une théorie unique, la mécanique
quantique, exactement valable pour tous les phénomènes physiques. Et puis il y
a des raisons de commodité, qui, certes, justifient l’usage des concepts classiques
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dans certains cas, mais sans que cela puisse leur faire retrouver le statut qu’ils
ont désormais perdu.
Le point de vue de Bohr est radicalement différent. Dans son exposé de
septembre 1927 au congrès de Côme [5], il présente une interprétation de la
mécanique quantique dont la pertinence et la profondeur ont été et sont, à mon
avis, radicalement sous-estimées. Il caractérise la théorie quantique par le fait
qu’elle « apporte une limitation essentielle aux concepts de la physique classique
dans leur application aux phénomènes atomiques ». Ce qui implique évidemment
que les concepts classiques, bien que leur pertinence soit limitée quand il s’agit
de phénomènes atomiques, conservent cependant une certaine validité dans ce
domaine.
Mais cela ne signifie pas que Bohr veuille rétablir l’unité perdue. Pour lui
la spécificité des phénomènes atomiques est exprimée par le postulat quantique,
qui attribue aux processus atomiques un caractère d’indivisibilité « complètement
étranger aux théories classiques, et caractérisé par le quantum d’action de
Planck ». Plus précisément, le postulat quantique énonce que toute observation
des processus atomiques entraîne une interaction finie avec l’instrument
d’observation : et Bohr ajoute ceci, qui est ce qui nous importe le plus
aujourd’hui : « on ne peut par conséquent attribuer ni aux phénomènes ni à
l’instrument d’observation une réalité physique autonome au sens ordinaire du
mot ». Par la suite, Bohr insiste avec force sur le fait que le dispositif
expérimental doit être décrit en termes de concepts classiques.
Tout cela signifie — j’abandonne ici le langage de Bohr, sinon ses idées —
que les objets atomiques appartiennent à une région ontologique nouvelle,
inconnue de la physique classique. La physique classique permettait d’analyser
un système physique en autant de composantes que nécessaires ; ces
composantes étaient en général en interaction, mais leurs définitions respectives
étaient parfaitement indépendantes les unes des autres.
Si j’étudie le système solaire, chacun des corps qui le composent est défini
indépendamment des autres ; sa position et sa vitesse sont définies en ellesmêmes
; si leur mesure doit faire intervenir d’autres corps, c’est uniquement pour
définir un système de référence. Au contraire, l’électron qui traverse un
microscope électronique, ou encore le photon qui traverse un dispositif
interférentiel, ne peut pas être défini indépendamment du dispositif
expérimental qui permet leur préparation et leur observation. On ne peut pas
poser une question sur l’électron, demander par exemple quelle est sa position ou
sa quantité de mouvement à un instant donné, sans préciser le dispositif
expérimental qui permettra de répondre à cette question ; d’où découle, comme
on sait, la solution des fameux paradoxes de la mécanique quantique.
L’existence de deux régions ontologiques au sein du monde de la physique
est très mal comprise et très mal acceptée par les physiciens. Un article récent [6]
de van Kampen montre comment la mécanique quantique implique que les
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4
systèmes macroscopiques obéissent aux lois classiques. Il montre du même coup
pourquoi la description quantique d’un système macroscopique n’est pas
pertinente ; il remarque par exemple que si on considère un millimètre cube d’air
comme un système quantique, la distance moyenne entre deux niveaux d’énergie
est de l’ordre de10-1017 — il est inutile de préciser l’unité ! La notion de vecteur
d’état du millimètre cube d’air est donc totalement spéculative, elle ne correspond
à rien de décelable par l’expérience.
Mais van Kampen reproche à Bohr de donner l’impression qu’il y a un
royaume quantique au niveau atomique, et un royaume classique au niveau
macroscopique. Quel mal y a-t-il à cela ? En fait, van Kampen sous-entend que,
pour Bohr, la mécanique quantique ne serait pas vraie dans le « royaume
classique ». Or le problème n’est pas qu’elle serait fausse dans le domaine
macroscopique, mais qu’elle n’est pas pertinente — je laisse de côté les SQUIDs
et autres systèmes réputés quantiques macroscopiques ; si nous parvenons à
comprendre les systèmes ordinaires, il sera toujours temps de passer à l’étude des
SQUIDs.
Deux remarques pour conclure. D’abord, l’insistance de Bohr sur la
validité, certes limitée, des concepts classiques dans le domaine quantique a
parfois été considérée, en son temps, comme un signe d’archaïsme, de refus de la
modernité. Il apparaît aujourd’hui que, loin d’être en retard sur le progrès de la
théorie quantique, Bohr était en avance. Depuis l’avènement du chaos, les
approximations semi-classiques ont acquis une dignité théorique nouvelle. Les
trajectoires périodiques — généralisation des orbites de Bohr de l’atome
d’hydrogène — permettent de s’orienter dans le maquis des valeurs propres d’un
système quantique comme l’atome d’hydrogène dans un champ magnétique fort,
ou l’atome d’hélium [3d]. Il est de moins en moins raisonnable de vouloir exclure
purement et simplement les concepts classiques de la théorie quantique
fondamentale, en les réduisant au rôle de concepts d’ingénieur. Les concepts
classiques sont nécessaires, selon l’interprétation bohrienne de la mécanique
quantique, pour décrire l’environnement macroscopique d’un objet quantique,
environnement dont il n’est pas séparable en principe. Ils sont nécessaires pour
définir nombre de concepts quantiques : diffraction, effet tunnel [3d]. Enfin,
comme le disent Heller et Tomsovic [3d], ils sont nécessaires si l’on veut
comprendre nombre de phénomènes et de propriétés dans les domaines atomique,
moléculaire, nucléaire, mésoscopique. Je dis pour comprendre, et non pour
calculer : on peut souvent résoudre numériquement des équations de
Schrödinger, obtenant des résultats en accord avec l’expérience. Mais comme le
disait une fois Wigner, cité par les mêmes auteurs, « c’est très beau de savoir que
l’ordinateur comprend le problème, mais j’aimerais le comprendre moi aussi ».
Les concepts classiques sont plus vivants que jamais, ils ont trouvé de nouveaux
champs d’application. L’idée d’une théorie purement quantique, qui ferait des
concepts classiques des concepts dérivés ou même superflus, ne correspond pas
au contenu physique de la théorie quantique. L’idée d’une région classique,
domaine où les concepts classiques sont valables sans restriction, n’est donc pas
seulement une évidence pratique, elle a aussi des lettres de noblesse théorique de
plus en plus convaincantes.
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5
D’autre part, la question de savoir si la physique quantique définit une
nouvelle région ontologique, distincte de la région classique, a des implications
métaphysiques intéressantes. La physique classique, telle qu’elle a été fondée par
Galilée, s’écarte du sens commun en ce sens qu’elle fait abstraction des « qualités
secondes » des objets physiques pour ne retenir que leurs formes et leurs
mouvements. Mais, d’autre part, elle est proche du sens commun en ce sens
qu’elle permet de visualiser les mouvements qu’elle étudie, chaque objet ayant à
chaque instant une position définie. Il y a donc un lien organique entre la
physique classique et le sens commun. On peut dire que le physicien classique est
convaincu de la réalité du monde sensible, ou, du moins, que, s’il doute de cette
réalité, c’est pour des raisons qui lui sont propres et qui n’ont rien à voir avec sa
science.
Bohr fait dépendre l’interprétation de la mécanique quantique de la
physique classique. Cela signifie que, pour lui, la mécanique quantique ne remet
pas en cause la réalité du monde sensible. Les objets atomiques ont une réalité
physique non autonome, mais liée à celle de leur environnement macroscopique ;
cela définit pour eux un mode d’être particulier, mais cela ne les prive pas de
réalité. Et cela ne prive pas davantage de réalité l’environnement macroscopique
— l’appareil de mesure. Les appareils sont des objets en métal, en verre, etc. ;
leur description par la physique classique est un raffinement du point de vue du
sens commun, qui ne contredit nullement celui-ci. C’est pourquoi Bohr explique
[7] que décrire les expériences en termes de concepts classiques permet d’en
communiquer à autrui le dispositif et les résultats. C’est pourquoi aussi, dans le
compte rendu de son débat avec Einstein, il dessine les appareils dans un style
réaliste et non dans le style schématique usuel des articles de physique [8].
« Niels Bohr, écrivait Max Born [9], a toujours insisté sur le fait qu’on ne peut
décrire aucune expérience réelle sans utiliser le langage ordinaire et les concepts
du réalisme naïf ». En un mot, Bohr était convaincu de la réalité du monde
sensible, et sa conception de la mécanique quantique avait pour fondement
métaphysique cette conviction.
En revanche, la réalité du monde sensible devient problématique si on
adopte le point de vue des partisans d’une région ontologique unique, des
partisans du « tout quantique » comme von Neumann ou aujourd’hui Roland
Omnès. La réalité de base, pour eux, n’est pas le monde sensible, mais l’espace de
Hilbert, à partir duquel ils s’efforcent — c’est aujourd’hui l’effort d’Omnès — de
déduire le sens commun et donc le monde sensible. De même, Heisenberg pensait
que la réalité des objets quantiques se dissolvait « dans la transparente clarté des
mathématiques ».
Le physicien convaincu de la réalité du monde sensible, d’où les objets
physiques sont extraits par chirurgie, ne craint pas de faire des approximations ;
elles ne remettent pas en cause la réalité et n’ont donc rien de scandaleux. De
toute manière, pour lui, la correspondance entre le monde sensible et les
mathématiques est approximative par essence.
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En revanche, le théoricien, qui doit tout déduire d’un schéma
mathématique, y compris le monde sensible, sent reposer sur ses épaules la
responsabilité du démiurge. On peut comprendre alors son horreur des
approximations : la correspondance entre le monde sensible et les mathématiques
est pour lui — comme pour son ancêtre Pythagore — une identité. La moindre
inexactitude peut être la paille qui fera avorter le monde sensible ou qui aboutira
à un autre monde.
Références
[1] A.F. Joffé, Vstretchi s fizikami (Rencontres avec des physiciens), Moscou,
1960.
[2] « We thus see that, contrary to Planck and Einstein, Bohr did not try to
bridge the abyss between classical and quantum physics, but from the very
beginning of his work, searched for a scheme of quantum conceptions which
would form a system just as coherent, on the one side of the abyss, as that of the
classical notions on the other side of the abyss ». Max Jammer, The conceptual
development of quantum mechanics, Mc Graw-Hill, New York, 1966, p.88.
[3a] J.H. Van Vleck, D.L. Huber, « Absorption, emission and linebreadths: a
semihistorical perspective », Reviews of Modern Physics 49 (1977), pp. 939-959.
[3b] W.H. Miller, « Semiclassical methods in chemical physics », Science 233
(1986), pp. 171-177.
[3c] T. Uzer, D. Farrelly, J.A. Milligan, P.E. Raines, J.P. Skelton, « Celestial
mechanics on a microscopic scale », Science 253 (1991), pp. 42-48.
[3d] E.J. Heller, S. Tomsovic, « Postmodern quantum mechanics », Physics
Today, juillet 1993, pp. 38-46.
[3e] Martin C. Gutzwiller, Chaos in classical and quantum mechanics, Springer,
New York, 1990.
[4] J. S. Bell, Speakable and unspeakable in quantum mechanics, Cambridge
University Press, 1987. Le sigle FAPP ne se trouve peut-être pas dans ce livre,
mais je suis certain de l’avoir lu sous la plume de Bell.
[5] N. Bohr, La théorie atomique et la description des phénomènes, Gauthier-
Villars, Paris, 1932. Réédité par Jacques Gabay, Sceaux, 1993. (Diffusiondistribution:
Jacques Gabay, 151 bis rue Saint-Jacques, 75005 Paris).
[6] N.G. van Kampen, « Macroscopic systems in quantum mechanics », Physica A
194 (1993), pp. 542-550.
[7] N. Bohr, « Discussion avec Einstein sur des problèmes épistémologiques de la
physique atomique », dans Physique atomique et connaissance humaine, coll.
“Folio Essais”, Gallimard, 1991.
[8] M. Born, Physics in my generation, Pergamon, Londres, 1956, p. 153.

INDISPENSABILITÉ ET RÉALISME RESTREINT :

D ans un article récemment publié dans cette revue, Nicolas Pain
défend l’idée que l’argument d’indispensabilité originellement
formulé par Putnam (Putnam [1971] 1979) et plus récemment par Colyvan
(Colyvan 2001) permet au mieux de défendre ce qu’il choisit d’appeler un «
réalisme restreint » (Pain 2011). Le réalisme restreint se distingue d’autres
formes plus engagées de réalisme en ce que les objets auxquels le réaliste
restreint accorde l’existence ont des vertus prédictives mais pas de vertus
explicatives. La différence entre les deux tient à ceci. Supposons par
exemple que nous voulions expliquer la trajectoire de la lune, en un sens
naïf ou général d’« expliquer » différent de celui, technique, employé par
Pain pour parler des vertus soit-disant explicatives des objets
mathématiques, par exemple les réels (j’emprunte intentionnellement
l’exemple à Field 1980, p. 43). Un réaliste non restreint n’hésitera pas à
soutenir que les réels dont nous avons besoin pour donner une telle
explication, notamment la constante gravitationnelle 6.67 x 10-11, nous
permettent non seulement de prédire la trajectoire mais de dire pourquoi
elle est ce qu’elle est. Un réaliste restreint se contentera de dire que la
constante permet d’effectuer la prédiction correcte.
La différence est-elle aussi grande que Pain le voudrait, non pas
dans l’absolu, mais au vu du défi posé par l’argument d’indispensabilité ? On doit
accorder à Pain qu’il y a bel et bien une différence. En affirmant que la
constante gravitationnelle dans la formule « m3/kg-1/s-2 » nous permet non
seulement de prédire correctement la trajectoire de la lune mais de dire
aussi pourquoi elle est inclinée sur l’écliptique, nous affirmons quelque
chose de différent de ce que nous affirmons en nous restreignant à la clause
de prédiction. Mais quel poids donner à cette différence ? Le réaliste doit-il
aller aussi loin ? Pourquoi faudrait-il, pour répondre à l’argument
d’indispensabilité, soutenir que le réel 6.67 x 10-11 nous permet de dire
pourquoi nous observons ce phénomène dans des conditions déterminées
(« prédéfinies », dans la terminologie de Pain), autrement dit de donner
une explication du phénomène au sens technique retenu par Pain et hérité
RÉPHA N°6 33
INDISPENSABILITÉ ET RÉALISME RESTREINT :
RÉPONSE À NICOLAS PAIN
Fabrice PATAUT
(Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des
Techniques CNRS – UMR 8590)

La spécificite de la Femme Édith Stein vs Aristote

17 San Vitores Theological Review 1
La spécificite de la Femme
Édith Stein vs Aristote
Yvan Pelletier
Faculté de Philosophie Université Laval, Québec
yvan.pelletier.1@ulaval.ca
es aristotéliciens ne parlent pas spontanément de la femme en termes positifs. Ils
croient devoir à Aristote de la décrire comme une espèce d’homme déchu. Saint
Thomas ne fait pas exception : « Mulier vir occasionatus »1, déclare-t-il typiquement,
en commentant saint Paul quand il lui intime de se taire dans l’assemblée. Ils ne sont pas seuls.
Les fanatiques de la libération de la femme affichent à leur insu encore plus de mépris; ils ont si
peu de bien à dire de sa nature qu’ils ne trouvent rien de mieux à faire pour la femme que de lui
obtenir le statut d’homme, avec activités et prérogatives identiques.
La constatation est troublante et s’harmonise mal avec la Genèse qui déclare la femme aide
assortie pour l’homme, chair de sa chair, os de ses os. Tire-t-elle sa compétence à cet effet de sa
seule déficience? La même question s’étend à l’esclave d’ailleurs : est-ce en en faisant des
imbéciles que la nature dispose certains à servir? C’est ce qu’on croit tirer d’Aristote, en ne
retenant que ses déclarations sur les déficiences intellectuelles de la femme et de l’esclave : «
ν ρ λ ς λως κ χει λε ικ ν, λ χει ν, λλ κ ρ ν. — L’esclave ne
possède absolument aucune faculté de délibérer; la femme en a bien une, mais impuissante. »2
Aristote ne tirerait aucune fierté d’inspirer ce mépris pour la femme, lui qui s’émerveille
que la nature « ne fait rien en vain »3, pourvoit chaque chose au mieux pour son opération propre
et « n’oublie de satisfaire à aucun besoin »4. Dès sa première allusion à ce qui distingue la
femme de l’homme, Aristote nie qu’elle tienne à quelque imperfection : la femme, déclare-t-il au
contraire, est telle qu’elle est en raison de la générosité de la nature, qui pourvoit pour chaque
opération l’instrument adéquat.
C’est par nature que la femme est différente… C’est que la nature ne fait rien chichement, mais adapte à
chaque fonction un instrument approprié. C’est ainsi que chaque instrument peut réussir au mieux : en étant
affecté non à plusieurs fonctions, mais à une spéciale.5
Aristote fournit là la clef du mystère de la femme, la question qui oriente vers la découverte
1 In I ad Tim., leç. 3.
2 Pol., I, 13, 1260a12-13.
3 Ibid., 2, 1253a9.
4 De l’âme, III, 9, 432b23.
5 Pol., I, 2,
La specificite de la femme 18
de sa nature propre: de quelle fonction la femme est-elle naturellement constituée comme instrument approprié?
1. Édith Stein
Cette question a occupé une part considérable de la réflexion philosophique d’Édith Stein, du fait qu’on l’a souvent invitée à discourir sur la ‘spécificité’ de la femme. Cette perspective ne lui a pas fait découvrir un homme manqué, mais une merveille de la nature, magnifiquement équipée pour sa mission propre. Malgré quelques excès de vocabulaire, notre philosophe juive n’a pas fait de l’homme et de la femme deux espèces animales distinctes. Elle trouve chez eux deux tous les caractères essentiels humains : la vie, avec son fondement végétal; la sensation et l’affection sensible; la vie intellectuelle, avec ses dimensions pratique et spéculative, ainsi que l’affectivité appropriée : une volonté libre.
Leur différence, tout de même, elle ne la réduit pas à un simple accident génital, au partage d’aspects mécaniques de la fonction reproductive. À son avis, leur différence colore en profondeur toutes les opérations de leurs êtres, jusqu’aux plus spécifiquement humaines.
Aucun trait caractéristique de l’être humain ne manque en l’un ni en l’autre…, mais toute leur constitution révèle une empreinte spécifique. Pas seulement le corps est constitué différemment, pas seulement les diverses fonctions physiologiques individuelles diffèrent. Toute la vie somatique est autre : autres, les rapports entre âme et corps; autres, à l’intérieur du psychisme, les rapports entre esprit et sens, et même les rapports des facultés spirituelles entre elles.6
1.1. Destination naturelle
Homme et femme comportent une destination naturelle commune, une même perfection à viser : le bonheur. Être humain à part entière, la femme y tend tout autant. « Chaque femme participe à la nature humaine générale. »7 Où Aristote parle de contemplation et de vie conforme à la droite raison, Stein préfère les mots de la Genèse :
La destination naturelle assignée à l’être humain est triple : reproduire l’image de Dieu grâce à l’épanouissement de ses facultés, procréer sa progéniture et dominer la terre. À quoi s’ajoute le but surnaturel : la contemplation éternelle de Dieu… Ces destinations naturelle et surnaturelle sont communes à l’homme et à la femme.8
Les deux conceptions se recouvrent : l’image fidèle de Dieu évoque la vie spéculative,
6 Les problèmes posés par l’éducation moderne des jeunes filles, 317. — Je citerai Édith Stein dans la pagination du recueil de ses conférences sur la femme : Édith Stein, La femme, introd., trad., annotations et annexes par Marie-Dominique Richard, Paris : Éd. du Cerf/Toulouse : Éd. du Carmel/Genève : Ad Solem, 2008, 509p.
7 La destination de la femme, 119.
8 Vie chrétienne de la femme, 188.
19 San Vitores Theological Review 1
qu’Aristote fait tenir du divin9; la domination de la terre illustre poétiquement la vie pratique rationnelle. La procréation, elle, marque le remède naturel à la précarité du bonheur : mortel, l’homme ne contemplera et dominera avec constance qu’en en confiant sans cesse le soin à de nouvelles générations.
Cette triple tâche oblige une vie politique. Le loisir requis à la vie intellectuelle et à l’organisation pratique appartient à un citoyen comptant sur des congénères qui satisfassent à ses nécessités. Avant même la masculinité et la féminité, de profondes différences individuelles entre les humains appellent chacun à contribuer un apport distinct au destin général humain. Chacun doit entendre dans ses talents particuliers une vocation propre.
Les dons individuels assignent à l’être humain sa place dans la société humaine; la vocation de l’être humain est tracée par avance en eux, cette fonction qu’il doit remplir dans le tissu social.10
Le besoin de remédier à la mortalité commande le plus visiblement la collaboration hommes-femmes. Sur ce plan déjà la destination commune à tout être humain s’incarne diversement en l’un et l’autre. Mais il en ira de même aussi dans les deux autres aspects de la destination commune. Les différences masculines et féminines se mesureront à identifier cette diversité de participation à la mission commune. Leur collaboration n’y prend pas figure de simple distribution, chaque individu, ou chaque sexe, recevant la mission exclusive d’un aspect ou l’autre. Hommes et femmes sont appelés à tout réaliser ensemble. Chaque aspect reste confié prioritairement à l’un, mais avec besoin de l’assistance du conjoint. «Au sein de leurs destinations communes, leurs missions respectives se différencient d’après la différence naturelle des sexes».11
1.1.1. Mère
Le soin d’assurer une continuité à l’espèce humaine revient principalement à la femme. C’est sa destination spécifique première : la nature de la femme l’appelle à devenir mère. Certes, la nature ne prévoit pas que la mère réponde toute seule à ce besoin; le père aussi est sollicité. Mais sans conteste, la mère fait le principal, et le père agit comme son adjoint indispensable.
La mère fait tout de la grossesse, l’apport du père n’étant que ponctuel, au moment de la conception. La mère accompagne quotidiennement l’enfant jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge de s’émanciper. Elle le nourrit, le lave, l’habille, l’occupe, l’entoure d’affection, assiste à ses premiers pas, l’encourage dans ses jeux et ses premières initiatives, lui donne sa première instruction, lui apprend à parler — ne va-t-il pas user d’une langue ‘maternelle’? —, à communiquer, elle préside à ses relations avec ses frères et soeurs, à ses premières amitiés. Grâce à son amour l’enfant découvre qu’il est quelqu’un, qu’il mérite d’être apprécié, qu’il peut jouer un rôle, contribuer. En tout cela, le père fait fonction d’une aide plus ou moins distante : il fournit le cadre matériel et moral; il apporte la nourriture, le vêtement, les instruments; il assure
9 « L’homme qui vit ainsi, ne faisant rien d’autre que la contemplation, ne mène pas une vie d’homme…, il se conforme plutôt à quelque chose de divin en lui, du fait que par son intelligence il ressemble au divin. » (Thomas d’Aquin, In Eth. Nic., X, leçon 11, #2106) Voir aussi 2107.
10 La destination…, 119.
11 Vie chrétienne…, 188.
La specificite de la femme 20
la sécurité, sanctionne les déviances; il remplace la mère dans ses tâches plus personnelles, pour lui accorder du répit. « La vocation première de la femme est la procréation et l’éducation de sa progéniture; l’homme lui est donné à cette fin comme protecteur. »12
L’homme est plutôt appelé à la dominer la terre. Mais lui aussi, ce faisant, compte sur l’assistance de sa conjointe.
La vocation première de l’homme est la domination de la terre; la femme est placée à ses côtés en tant qu’aide.13 — Chez l’homme, la vocation de maître apparaît comme première; celle de père, comme secondaire. Elle n’est point subordonnée ou juxtaposée à la vocation de maître, mais apparaît comme intégrée dans celle-ci; chez la femme, la vocation maternelle apparaît première, la participation à la domination, secondaire et incluse dans sa vocation de mère.14
Vu cette intention, la nature munit chacun des talents appropriés à sa mission prioritaire, sans en priver tout à fait son conjoint, qui doit l’y assister. « Les mêmes dons apparaissent chez l’un et chez l’autre, mais dans une mesure et dans une proportion différente. »15 Chose claire, toutefois, ces talents ne peuvent se répartir uniformément, car ceux requis pour chaque mission se distinguent au point de s’opposer, de se contrarier. La domination et la conquête requièrent surtout de la force, l’accompagnement au quotidien demande plutôt de la délicatesse, de la sensibilité.
Chez l’homme, ce sont surtout les dons requis pour le combat, la conquête et la domination : la force physique pour prendre possession du monde extérieur, l’entendement pour pénétrer intellectuellement le monde et enfin la force de caractère et la puissance de réalisation pour le façonner d’une manière créative. Chez la femme, ce sont les capacités de préserver l’être en gestation et en croissance, de le protéger et de favoriser son développement, d’où, sur le plan physique, le don de vivre dans une union plus intime avec son corps, de rassembler tranquillement ses forces, d’endurer des douleurs, de se priver et de s’adapter; d’où, sur le plan psychique, la disposition à se porter sur ce qui est concret, individuel et personnel, la capacité de l’appréhender dans sa spécificité et de s’adapter à celle-ci, et le désir de favoriser son développement.16
1.1.1.1. Compétence naturelle
Une insistance omniprésente chez Stein vise le fait que la mission de maternité répugne à la spécialisation. Elle n’a pas mission d’engendrer et d’éduquer des monstres, mais des humains accomplis sous tous rapports. Spontanément, la femme aime l’harmonie, l’équilibre, elle hait les excès de tout genre. Elle entend voir développer toutes les facultés de son enfant, pas l’une au détriment des autres. Au contraire, l’homme, pour l’efficacité, se prête facilement à la spécialisation; il laisse volontiers de côté certaines tâches et certaines facultés pour réussir plus complètement ailleurs.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 La vocation de l’homme et de la femme, 152.
15 Vie chrétienne…, ibid.
16 Ibid., 188-189.
21 San Vitores Theological Review 1
À l’espèce féminine correspondent l’unité et l’homogénéité de toute la personne somato-psychique, l’épanouissement harmonieux des facultés, tandis qu’à l’espèce masculine correspond le développement plus intense de quelques facultés en vue de leurs réalisations maximales.17
Voulue comme mère, la femme reçoit de la nature une capacité extraordinaire de faire un avec l’enfant, au point de dépendre de lui dans toute l’organisation de sa vie. Impossible, pour la femme, de faire abstraction de l’enfant tout le temps qu’elle le conçoit et le développe en elle. Une fois qu’elle lui a donné existence à l’extérieur, elle garde encore un lien très intime avec lui. Il lui reste toujours difficile de s’occuper indépendamment des besoins de sa progéniture.
La nature a adapté jusqu’à sa façon particulière de connaître et de ressentir à ce rôle de mère. La sagesse populaire révère l’intuition féminine. Il faut remarquer comment l’observation et la réflexion de la femme se porte spontanément sur le singulier, sur le concret. Comme cela répond mieux au bien de l’enfant, la connaissance de la femme n’a rien de neutre; des sentiments l’accompagnent immédiatement : elle ne peut apprendre sans prendre position face à la personne concernée.
À la mission de compagne et de mère correspond la particularité du connaître dont la force réside dans l’appréhension intuitive du concret et du vivant, et tout spécialement de la sphère personnelle; le don de s’adapter à la vie psychique d’autrui ainsi qu’à ses buts et à ses méthodes de travail… et de prendre position vis-à-vis de lui.18
En insistant sur cette destination naturelle de la femme à être mère, Stein use de termes forts. Jusqu’à son âme est essentiellement prévue à cette fin. Tout le corps est pour le service de l’âme. Chacune de ses dispositions particulières répond à un besoin spécial de l’âme qu’il sert. Si le corps de la femme est doté d’un appareil sensible et affectif aussi centré sur le singulier, sur le personnel, c’est qu’il est destiné à servir une âme voulue en priorité pour connaître et aimer et assister les personnes de son entourage.
Le corps et l’âme de la femme sont formés en vue d’une fin particulière… Son corps est doté des propriétés requises à cette fin, mais sa ‘spécificité psychique’ est également à l’avenant… Là où les corps sont de nature si radicalement différente, il doit forcément aussi se trouver … un type d’âme différent.19
Toujours à cause du bien de cette mission, l’intelligence féminine est peu apte, et l’affectivité féminine s’intéresse difficilement, à l’abstraction, par ailleurs si indispensable à la pénétration de l’essence des choses qui permet à l’homme de les dominer et de les asservir, comme de les contempler.
À cette disposition d’esprit pratique correspond sa disposition d’esprit théorique : ainsi, son mode cognitif naturel n’est pas tant un mode d’analyse abstraite qu’une disposition à tendre vers le concret qu’elle appréhende par l’intuition et par la sensibilité. Cette structure naturelle rend la femme capable de prodiguer des soins à ses propres enfants et de les éduquer. Elle n’adopte pas seulement envers ces derniers cette
17 Les problèmes…, 317-318.
18 Ibid.
19 L’éthos des professions féminines, 68.
La specificite de la femme 22
attitude fondamentale; c’est ainsi également qu’elle se comporte envers son mari et envers tous les êtres qui entrent dans son périmètre.20
L’intuition requise au bien de l’enfant, à son développement intégral, va très loin. Pour remplir cette mission maternelle, la femme a besoin d’un don spécial qui lui fasse détecter chez son enfant ce qui ne s’y trouve pas encore. Elle doit lui être si intime qu’elle sente en leur germe les talents susceptibles de s’y développer. Le besoin est si profond que Stein, observant l’efficacité naturelle de la femme sous ce rapport, lui crédite une faculté spéciale, baptisée intropathie. La mère, pour remplir sa mission, entre dans la vie même de ses enfants, la vit avec eux, mais reste prête à s’en retirer à mesure qu’ils l’assument eux-mêmes, devenant un accompagnement de plus en plus discret.
Le devoir de la mère vis-à-vis de ses enfants … doit commencer par leur prodiguer des soins, les faire s’épanouir, les guider; elle doit ensuite s’effacer peu à peu pour assumer le rôle de compagne auprès des adolescents qui approchent de la maturité.21
1.1.1.2. Influence profonde
Tout cela est délicat à l’extrême. Et de grande responsabilité. Douée comme elle l’est, la femme jouit d’une influence énorme, sans mesure, sur l’âme de son enfant. D’elle dépendra pour l’essentiel tout ce qu’il deviendra. « La mère a la possibilité d’exercer une grande influence, parce que l’âme enfantine est encore éducable, se révélant plus facilement et ouvertement. »22
C’est de cette proximité de sa mère, de ce soin constant, de cette chaleur et de cette compréhension que résulte qu’un enfant développe de l’assurance, se persuade profondément qu’il y a une place pour lui sur terre, qu’il est destiné à une vie heureuse. Dans la mesure où la femme ensoleille adéquatement l’enfance de ses rejetons, ils garderont en toutes circonstances la certitude qu’il y a une issue pour eux, que leur vie a du sens, qu’ils s’en vont quelque part. Privés par contre de ce contact maternel, des enfants resteront timides, toujours en doute en leurs décisions. La femme a ce pouvoir de façonner le caractère de ses enfants.
Aucune force naturelle ne peut concurrencer l’influence de la mère sur le caractère et la destinée de l’être humain. Qui suit son chemin en ligne droite, librement et ouvertement, de qui émanent lumière et chaleur, révèle avec certitude une enfance ensoleillée, et comme soleil de cette enfance un amour maternel sain. Un être timide et méfiant, ou avec d’autres déformations ou déviances du caractère, dénonce avec non moins de certitude que … quelque chose aura fait défaut du côté de la mère.23
Pas seulement le caractère résulte du soin maternel, mais même la destinée de l’enfant : il sera heureux ou malheureux, quelques soient les événements de sa vie, selon la nature de l’amour reçu de sa mère.
20 Ibid., 69.
21 Vie chrétienne…, 201.
22 Ibid.
23 L’art éducatif maternel, 229.
23 San Vitores Theological Review 1
L’enfant subit, dès le sein maternel, des influences déterminantes qui façonnent non seulement son corps, mais aussi son âme… C’est de la mère plus que de n’importe quelle autre personne que dépend ce qu’il adviendra d’un enfant : la façon dont son caractère se développera, s’il sera heureux ou malheureux. Ce n’est pas tant ce qui nous arrive du dehors que ce que nous sommes qui décide de notre bonheur et de notre malheur.24
Une mère demandait à sa fille de 8 ans, mourant d’une maladie congénitale à la suite de grandes souffrances, ce qu’elle avait le plus aimé et haï durant sa courte vie. Quelle surprise de s’entendre déclarer : « Mais maman! J’ai tout aimé! »
1.1.1.3. Valeur sociale
Des biens résultent pour la famille humaine de ce que la femme soit femme, avec sa nature déterminée. L’influence saine de la mère sur ses enfants est garante de la cohésion sociale, et un remède dont un peuple a besoin face aux vicissitudes politiques.
Déjà dans la famille, de la mère dépend que de bonnes relations se développent. Elle compte beaucoup pour que les enfants développent un rapport sain avec leur père. « C’est grâce à la mère surtout que s’établissent entre le père et les enfants de bons rapports. »25 Or voilà qui fonde tout. De leur père les enfants tiendront d’avoir une conscience, de discerner le bien du mal. Ils regardent spontanément leur père avec crainte, car il est formidable, et de lui émergent toutes les règles de leur agir. Mais c’est en voyant leur mère entrer dans la volonté de leur père, et trouver son bonheur en lui obéissant, qu’ils découvriront le bienfait de l’obéissance, et que le salut vient beaucoup de se soumettre à la volonté d’une autorité légitime. La femme tend naturellement à se plier à la volonté de son mari, du père de ses enfants, et cette attitude naturelle est le ressort qui confère efficacité à toute éducation. De là procède que l’enfant devenu adulte soit capable d’obéir à des lois, à des chefs, à un patron, et de collaborer à toute activité complexe.
Cette entrée dans l’obéissance, nerf de toute éducation, doit venir dès le début de la vie, sous l’égide du soin maternel. « Quiconque n’aura pas appris à obéir dans les premières années d’enfance ne l’apprendra plus tard dans sa vie qu’au prix de durs combats, ou jamais. »26 Son premier aspect est la régularité des soins prodigués au bébé. La nature de la femme la porte à cette discipline dans l’alimentation et l’hygiène. Mais la mère dénaturée qui la néglige et fait commencer la vie de son enfant dans le désordre et la fantaisie compromet tout. Elle fait de son enfant un tyran destiné à l’asocialité et au malheur.
L’éducation commence dès le premier jour, avec l’éducation à la propreté et à la régularité, et un certain endiguement des instincts : si l’enfant reçoit les repas nécessaires à des heures très précises et absolument rien en dehors, il s’y habitue, son organisme s’adapte à cet ordre. Mais si l’on cède à ses désirs réels ou présumés, on en fait rapidement un petit tyran. L’accoutumance régulière est en même temps un exercice préparatoire à l’obéissance et à l’ordre : ainsi, ces deux vertus sont à acquérir dans les premières années…
24 Ibid., 230.
25 Ibid.
26 L’art éducatif…, 234.
La specificite de la femme 24
L’enfant doit sentir au-dessus de lui une volonté ferme qui régit sa vie pour son bien… Une liberté inopportune est tout aussi nuisible qu’une tutelle inopportune.27
1.1.1.4. Universalité
La femme naturellement mère ne s’observe pas seulement dans sa relation avec ses enfants, insiste Stein. Tout ce que la femme fait facilement bien lui est inspiré par cet instinct maternel. Sa propension naturelle à se mettre à la place de l’autre, à pressentir besoins, talents et faiblesses, et à assister le meilleur développement de la personnalité joue avec quiconque entre en contact avec elle.
Stein a vécu au temps du féminisme naissant, alors qu’on discutait beaucoup de l’aptitude de la femme à exercer n’importe quelle profession. Elle ne lui crédite pas le pouvoir d’exercer toute profession avec autant d’aise que l’homme, mais elle lui reconnaît beaucoup de latitude; surtout elle mesure le potentiel féminin de toute profession à l’occasion que trouve à y intervenir la nature de mère. Certaines professions appellent directement à ce charisme : l’éducation, l’enseignement; l’administration de soins : médecine, psychologie, service social. D’autres le font aussi plus ou moins directement : l’élaboration de lois et de règlements qui tiennent compte du facteur concret des personnes, l’administration des services, et ainsi de suite.
1.1.2. Épouse
La nature devait porter remède à la précarité de la vie humaine, à cette mortalité qui compromet la permanence de l’image de Dieu, mission de l’homme. La procréation, voilà le remède : l’homme transmet sa mission à des enfants qui s’en chargent au-delà de sa mort. Pour cela la femme est naturellement mère.
1.1.2.1. Compagne
La prédisposition maternelle de la femme, remarque Stein, détermine une deuxième dimension de la spécificité féminine : faite pour être mère, la femme l’est aussi pour être épouse; la nature la dispose essentiellement à accompagner, à assister un homme. « La femme normale et saine éprouve la soif naturelle de devenir épouse et mère. »28 « Il n’est pas bon que l’homme soit seul »29, déclare la Genèse. La tâche qui lui incombe, de dominer la terre, est trop lourde pour qu’il y arrive seul. Il doit la partager avec des compagnons, en faire l’objet d’une collaboration. Mais même ainsi sa part individuelle demeure trop lourde; il n’y arrive pas, il s’en décourage, il risque maints dérapages. Il a besoin, pour maintenir son orientation, du conseil, de l’encouragement, de l’appui d’une aide adéquate. Voilà encore la spécificité de la nature féminine. Tous les dons naturels qui la font mère se mobilisent pour la faire aussi épouse, compagne.
27 Ibid., 232-233.
28 La destination…, 122.
29 Gn 2, 18.
25 San Vitores Theological Review 1
À cette prédisposition maternelle s’associe celle qui consiste à être une compagne. Partager la vie d’un autre humain, prendre part à tout ce qui le concerne, aux grandes comme aux petites choses, à ses joies comme à ses peines, mais aussi à ses travaux et à ses problèmes, c’est un don chez elle et cela fait son bonheur.30
L’homme a une seconde mission qui le dépasse encore et qui l’écraserait, si la femme ne lui était donnée pour l’assister là aussi, et pour en assurer, comme dit Stein, « plus que la moitié » : la fonction de père.
La charge de père de famille qui incombe au mari, s’ajoutant à ses obligations professionnelles extra-familiales, semblerait par trop lourde, si le mari n’avait à ses côtés cette auxiliaire dont la vocation naturelle est de porter plus de la moitié de cette charge… Le mari trouvera en elle la meilleure conseillère pour savoir comment il doit la diriger ainsi que les enfants, voire pour savoir comment il doit se diriger lui-même. Bien souvent, il satisfera d’autant mieux à ses obligations qu’il acceptera d’être guidé par elle.31
L’homme accorde une importance profonde à sa mission. Toute son énergie y passe. Il a besoin d’être pris au sérieux et assisté. Mais chaque autre homme a sa mission à lui et réclame aussi attention, assistance. Aussi la nature donne-t-elle à l’homme la femme pour les lui fournir. Et aussi pour modérer sa tendance à s’asservir complètement à son projet. « L’homme est entièrement absorbé par son objet et attend des autres qu’ils s’y intéressent et se mettent à son service; il a du mal à s’axer sur les autres et sur leurs objets à eux. »32 Les facultés et les dons avec lesquels la nature habilite la femme à assurer le bien de l’enfant la disposent justement aussi à s’intéresser à la mission d’autrui, à s’y soumettre. Au point qu’une femme, par amour pour un compagnon, arrivera à pressentir des méthodes qui autrement lui resteraient étrangères, de s’intéresser à des objets qui la laisseraient normalement indifférente. Son amour l’habilite à faire ce qu’il faut pour que son compagnon réussisse dans son projet; en retour, celui-ci devient capable d’efficacité accrue.
Pour la femme, c’est tout naturel de s’axer sur les autres et sur leurs objets. Grâce à sa faculté d’intropathie et de compréhension, elle parvient à aborder des domaines qui lui sont étrangers et dont elle ne se soucierait jamais si un intérêt personnel ne la mettait en contact avec eux. Ce don est étroitement lié à sa prédisposition maternelle. Cette vive marque d’intérêt éveille les facultés de celui auquel elle est témoignée et accroît ses réalisations.33
Ce don de compagne qui maximise les possibilités de son homme exerce un effet semblable sur ses enfants devenus adultes et plus en besoin d’une aide qui les encourage sur leur propre chemin que d’éducation et de soins maternels.
1.1.2.2. Obéissante
Stein relie directement à ce second aspect de la spécificité féminine que la nature destine la femme à obéir. Dès l’origine, homme et femme sont appelés à collaborer à une mission
30 L’éthos…, 69.
31 La vocation…, 156-157.
32 L’éthos…, ibid.
33 Ibid., 69-70.
La specificite de la femme 26
commune : traduire en image la divinité et, à cette fin, prolonger l’oeuvre de la création, dominer et tourner au bien humain l’ensemble de l’univers matériel. Or collaboration implique coordination. Quelqu’un doit discerner et décider comment se déroulera cette dernière. Aucune collaboration ne se passe de chef, ni d’obéissance à un chef. Stein voit très bien que cette assistance à l’homme à laquelle est vouée la femme passe par l’obéissance. C’est leur nature spécifique qui confie à l’homme le commandement sur la femme et la famille, et qui veut que la femme obéisse à son mari. « La participation à la vie du mari implique la subordination dans l’obéissance, telle qu’ordonnée par la parole de Dieu. »34 C’est à l’homme, en premier, et à la femme, en second et à titre d’assistant, que Dieu, par les lois qu’il a imposées à la nature, confie de dominer la terre.
L’homme et la femme sont destinés à dominer la terre, c’est-à-dire à connaître les choses de cette terre, à en jouir et à leur donner forme par un acte créateur. Cependant, cette oeuvre civilisatrice est assignée à l’homme comme sa mission première, et la femme est placée à ses côtés en tant qu’aide.35
L’obéissance naturelle de la femme ne se confine pas au contexte du travail de son mari. Ce qui relève principalement d’elle : donner le jour à des enfants et leur donner l’éducation fondamentale, elle le fait naturellement sous l’autorité de son mari. Dans cette mission, le mari est à son tour l’assistant : il en pourvoit le cadre et les instruments, la maison, la nourriture et le vêtement; et la sécurité. Mais même là il reste le chef naturel et la femme trouvera son bonheur à enfanter et éduquer sous son autorité.
Que le devoir d’obéissance dépasse ce cadre et s’étende aussi à ce qui ressortit au domaine immédiat de la femme : au foyer et à l’éducation, cela découle moins de la spécificité féminine que de la vocation naturelle de l’homme, qui est d’être le chef et le protecteur de la femme. À cette destination naturelle correspond également l’inclination naturelle de la femme à obéir et à servir.36
Stein paraphrase à l’appui une déclaration très forte de l’Iphigénie de Goethe : « C’est obéissante que je me suis toujours sentie merveilleusement libre. »37 Pour elle, cela ne fait aucun doute : la nature a consacré l’homme comme chef de la famille et de la femme.
Dans un organisme individuel, tous les membres sont dirigés par la tête et ainsi se trouve maintenue l’harmonie de l’ensemble; dans un organisme étendu, il doit de même y avoir un chef et il ne saurait y avoir de querelle pour déterminer qui est la tête, qui sont les membres et quelles sont leurs fonctions respectives.38
Chef naturel oui, tyran non. L’homme répond à sa nature quand il commande à sa femme. Mais il y répond plus complètement quand il la commande comme on commande à un être libre, égal, souvent supérieur en discernement et en expérience. La prudence du mari consistera la plupart du temps à ‘décider’ ce que lui aura ‘suggéré’ sa femme, plus présente aux affaires
34 Ibid.
35 Les problèmes…, 318.
36 Ibid.
37 Goethe, Iphigénie, Acte V, v. 1827 : « C’est dans l’obéissance que mon âme s’est toujours sentie merveilleusement libre. »
38 La vocation…, 143.
27 San Vitores Theological Review 1
familiales, aux besoins de toute la maisonnée, aux problèmes particuliers de chaque enfant.
La suprême sagesse de l’homme consiste à contrebalancer ses imperfections par les dons du membre qui le complète, de même que la suprême sagesse politique du souverain consiste à laisser gouverner le ministre dont il reconnaît la supériorité. Mais il est essentiel pour la santé de l’organisme que cela se fasse sous la conduite du chef. Si le corps se rebelle contre la tête, l’organisme prospérera aussi peu que si la tête laisse dépérir le corps.39
Les dons spéciaux de la femme en matière de connaissance et d’affectivité s’avèrent ma-gnifiquement pertinents. Pour aider efficacement son mari, tout autant dans la réalisation de ses ambitions professionnelles que dans le développement d’une famille qui saura le prolonger au-delà de la mort, la femme a profondément besoin de cette ‘intropathie’, de ce sens intime de ce qui fait la force et l’intérêt de l’autre personne, et de ce ‘sens affectif’, de cette propension à prendre parti pour le meilleur de lui.
Dieu donna à l’homme la femme pour compagne. Sa spécificité est adaptée à cette destination : cheminer aux côtés d’un autre humain en participant à sa vie avec amour, avec fidélité et avec serviabilité, c’est la manière d’être féminine.40
L’appel à assister le mari imprègne toutes les dimensions de la vie de la femme. Il ne se réalise pas seulement, souvent pas du tout, à agir comme sa secrétaire ou commissionnaire dans les petites tâches de sa profession. Il consiste surtout à une attention vigilante à organiser la vie domestique de manière à ce qu’elle ne présente aucun obstacle au succès du travail du mari. Stein a sur ce chapitre des accents qui dépassent l’imagination, capables de mettre en crise n’importe quel féministe.
La femme remplira sa vocation en tant qu’épouse en commençant par faire sienne la cause de son mari, normalement sa profession. Sa participation revêt diverses formes. Tout d’abord, lui incombe la tâche d’organiser le foyer et la vie familiale de façon à ce qu’ils ne constituent point un obstacle à son travail professionnel, mais le favorisent au contraire : ainsi, si ce travail se déroule à la maison, elle doit écarter le plus possible ce qui est de nature à le déranger, et s’il doit être effectué en dehors de la maison, il lui incombe de veiller à ce que le foyer garantisse la détente et le repos adéquats. Sa participation est immédiate, si elle l’assiste directement.41
Voilà qui dénonce combien peu ‘féminines’ sont les femmes sans cesse en récriminations pour le peu d’aide et de présence que contribuent leurs maris à la vie familiale. Stein ne consacre pas pour autant tout caprice du mari et toute fuite au travail comme règle légitime de la conduite féminine. La femme apporte encore aide à la mission de son mari en restant attentive à tout abus de sa part, à toute spécialisation de sa vie susceptible de le dénaturer comme homme, de compromettre sa personnalité dans son ensemble et d’en faire une espèce de monstre professionnel. « La femme est l’aide ‘assortie’ à son mari … aussi en ce qu’elle contrecarre les dangers qui le menacent du côté de sa nature masculine. »42
39 Ibid., 144-145.
40 La destination…, 121.
41 Vie chrétienne…, 199-200.
42 Ibid., 201.
La specificite de la femme 28
Il y a du vertigineux dans ce que pareille destination naturelle implique d’abnégation, de don de soi, Stein le reconnaît nommément, mais pour s’en émerveiller, alors qu’aujourd’hui on s’en apitoierait ou offusquerait plus facilement.
La mission de faire s’épanouir le plus purement et le plus parfaitement possible la nature humaine individuelle et spécifique de son mari, ainsi que celle de ses enfants, présuppose que la femme ait la disposition à se mettre avec abnégation au service d’autrui.43
Stein fait de la femme comme la ‘main gauche’ de l’homme. La main gauche assiste la main droite. Les deux ont bien la même nature et travaillent ensemble, mais naturellement la droite dirige et sait mieux faire. Cependant, la gauche, au besoin, peut devenir aussi habile que la droite en presque n’importe quoi. Chez certains individus, la gauche l’emporte sur la droite. Mais ce n’est pas vraiment à souhaiter, comme la relation conjugale devient très difficile, quand le mari a trop besoin que sa femme fasse tout. Quelle vertu ne faut-il pas à pareille femme pour ne pas oublier que son mari reste son chef naturel, pour ne pas, en s’impatientant et faisant les choses à sa place, lui faire sentir qu’il n’est pas un homme, avec tous les risques de désespérance impliqués, et d’échec familial.
1.2. Valeur spécifique
Il peut être difficile, avertit Stein, d’observer la spécificité de dons qui prépare la femme à son rôle, car le péché originel a blessé la nature féminine, qui inspire souvent des conduites fautives. Aussi faut-il, avertit-elle, distinguer de la ‘spécificité’ de la femme sa ‘valeur spéci-fique’, orientation correcte de cette spécificité. La spécificité serait comme la matière brute de cette valeur spécifique, « nature féminine épurée et précieuse »44.
1.2.1. Spécificité
Cette distinction permet ne pas confondre avec la nature de la femme des défauts proprement féminins que notre philosophe dénonce avec acuité. La spécificité, on vient de le décrire, s’oriente sur deux axes :
1) L’homme est davantage axé sur ce qui est objectif… La femme, elle, a la disposition à se porter sur la sphère personnelle… Elle associe toute sa personne à ce qu’elle fait… Elle s’intéresse à la personne vivante et concrète…
2) L’homme se développe vite d’une manière unilatérale. La femme a une propension naturelle à la complétude et à l’homogénéité et ce derechef à un double égard : ainsi, elle voudrait devenir … un être épanoui en plénitude et aider les autres à le devenir.45
1.2.2. Dégénérescences
43 Vie chrétienne…, 201-202.
44 La valeur spécifique…, 47.
45 Ibid., 43-45.
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Cela ne représente pas automatiquement un bien; chez la plupart des femmes cette tendance innée entraîne des perversions crasses.
On peut satisfaire aux exigences de cette double mission si l’on a la disposition à se porter d’une manière correcte sur la sphère personnelle. La femme ne l’a pas par nature. La forme originaire de la spécificité féminine est le plus souvent une dégénérescence de cette bonne disposition d’esprit et lui fait obstacle.46
12.2.1. Quête exacerbée d’affection
Du fait de sa mission, la femme a besoin de capter l’attention de son entourage, et spécialement de son mari. Cette tendance, chez presque toutes, dégénère en besoin maladif de centrer l’attention sur soi. La femme s’attend facilement à ce que le monde tourne autour d’elle; elle se préoccupe sans cesse de son effet sur les autres, reproche souvent aux siens de ne pas se soucier d’elle, blâme toujours son mari de travailler trop, de ne pas se faire assez présent à la famille, de manquer d’intérêt à modifier ceci ou cela pour elle à la maison. Elle n’est jamais rassasiée de compliments sur ses aménagements domestiques ou culinaires.
La femme a le penchant à faire valoir sa personne, à s’occuper elle-même et à occuper autrui de son moi; elle éprouve le besoin irrésistible d’être aimée et admirée; elle ne supporte pas la critique, qu’elle ressent comme une attaque dirigée contre sa personne.47
Cette admiration inconditionnelle, d’ailleurs, elle la requiert pour toutes les personnes rattachées à elle. Elle a beau se plaindre beaucoup des défauts de son mari et de ses enfants, si d’autres parlent d’eux, elle n’accepte que félicitations à leur égard.
Elle veut que son mari soit apprécié comme le meilleur homme du monde et ses enfants comme les plus beaux, les plus intelligents et les plus doués.48 — La disposition à se porter sur la sphère personnelle s’accentue ordinairement jusqu’à devenir malsaine … en tant qu’intérêt excessif pour autrui, curiosité, besoin irrésistible de se livrer au commérage, immixtion indiscrète dans la vie privée d’autrui.49
Le penchant que la nature destinait à faciliter sa mission finit par dégénérer en obstacle. Faute de capacité critique, la femme ne peut plus vraiment aider son mari et ses enfants à progresser. Faute de discrétion, faute de capacité de s’effacer, elle met tout un chacun en situation de combattre contre elle pour entrer dans ses tâches et devoirs.
1.2.2.2. Instinct de possession
Centrée naturellement sur l’enfant et ses besoins, la femme entretient une relation prochaine avec les biens matériels de la famille. Sa mission à elle n’est pas premièrement le travail, la domination de la nature obtenue en la connaissant et la transformant. Aussi ignore-t-elle
46 Ibid., 45-46.
47 La valeur spécifique…, 46.
48 La valeur spécifique…, ibid.
49 L’éthos…, ibid.
La specificite de la femme 30
aisément que sa mission à elle se subordonne à celle-là. Facilement, elle conçoit le travail extérieur comme la distraction et le caprice de son mari, ou ne lui reconnaît comme motivation que celle de procurer les biens familiaux. Elle idolâtre ces biens et développe pour la maison et son aménagement un amour jaloux.
Comme la connaissance abstraite et l’acte créateur lui correspondent moins que la possession et la jouissance des biens terrestres, la femme risque d’être rivée à cela seulement. Si, de surcroît, sa joie respectueuse à la vue de ces biens dégénère en désir avide, la voilà qui amasse avec avarice et surveille avec anxiété ses trésors inutilisés.50
Tout prend place pour l’étiolement de la famille. D’abord la dégradation des rapports conjugaux. Son attitude aboutit naturellement à asservir la femme à son mari. Sans vie spirituelle et intérieure propre, toute tournée vers les biens à posséder, elle voit son mari comme le fournisseur à qui plaire, plutôt que l’être humain à faire progresser dans son humanité. Paradoxalement, cette attitude s’accompagne souvent de l’inverse : la femme attachée aux biens domestiques cherche à dominer son mari et ses enfants, et à leur imposer le respect des biens, la propreté de la maison comme règle ultime de vie.
Le souci anxieux de conserver ses biens peut aussi la conduire à adopter une attitude dominatrice à l’égard de son mari. Il en va de même dans ses rapports avec ses enfants. La femme qui mène une vie purement instinctuelle cherchera à se soustraire aux obligations liées à la maternité, comme l’homme à ceux de la paternité… Au lieu de se mettre avec respect et avec amour au service de son mari, de ses enfants et de toutes les créatures…, elle entrave leur développement et détruit leur bonheur.51
1.2.2.3. Curiosité
La nature a donné à la femme l’aptitude à s’intéresser à autrui, à tenir compte des personnes. Cela devait lui faciliter son double rôle de prendre soin de ses enfants et de procurer une assistance adéquate à son époux, ainsi qu’à toutes les personnes de son entourage en besoin d’appui. Mais la femme tourne ce précieux don en curiosité maladive, en indiscrétion qui paralyse et dérange la vie de tous. « Elle veut s’immiscer d’une manière déplacée dans la vie personnelle d’autrui, elle éprouve le besoin irrésistible d’accaparer les êtres. »52 Dans l’intention de la nature, il s’agissait de don de soi. Dans la manière concrète de le vivre, cela devient incapacité de vivre une vie proprement personnelle.
1.2.2.4. Superficialité
Pour l’habiliter à contribuer au développement harmonieux de ses proches, la nature a fait la femme réticente à la spécialisation outrée, l’a imprégnée de préoccupation holistique, d’équilibre. Voilà qui dégénère souvent en superficialité, en incapacité de mener à terme aucune entreprise, dans le besoin jamais satisfait de s’intéresser sans cesse à autre chose, de se mettre au courant de
50 La vocation…, 152.
51 Ibid., 153.
52 La valeur spécifique…, 47.
31 San Vitores Theological Review 1
tout.
À cette fâcheuse tendance à se faire valoir est lié aussi … son besoin irrésistible d’être au courant de tout … et de devenir, de ce fait, un touche-à-tout qui ne s’absorbe dans rien… Par rapport à la grande masse des êtres humains, ceux qui ont une formation approfondie et objective représentent une élite, et, dans cette élite, il y a sûrement plus d’hommes que de femmes.53
1.2.3. Valeur
Cette déviation de la spécificité féminine dans la vie quotidienne cache son aspect positif. D’où la charge de mépris souvent liée à la mention de telle réaction comme typiquement féminine. Il s’agit de dégénérescences de la spécificité féminine, pas de l’intention de la nature comme telle. Pour autant que les traits spécifiques de la femme se développent en accord avec l’intention de la nature, assure Stein, on se trouvera au contraire en face d’une valeur féminine spécifique susceptible d’enrichir notablement la vie humaine.
Comment décrire cette valeur? La lumière naturelle reste un peu en panne. C’est en la mère de Jésus Christ que Stein trouve le modèle véritable de la féminité sans déviation. Tout revient à la mission radicale. La femme est voulue par la nature comme mère. À cette fin, elle est dotée d’une capacité impressionnante de donner. Tout être humain a besoin de recevoir appui, encouragement, affection, protection. La vraie femme, donc, avec tout son aspect positif pour l’humanité, est une mère, au sens le plus plein de la notion. « Le besoin de marques d’intérêt et d’un secours maternel se fait sentir partout et cet unique terme de maternité résume la valeur spécifique de la femme. »54
C’est la Vierge Marie, selon une Stein plus théologienne que philosophe, qui montre le mieux la mère et l’épouse complètement donnée à sa mission, en même temps assez effacée pour ne lui nuire aucunement.
Au centre de sa vie se trouve son Fils. Elle attend Sa naissance, emplie d’une espérance salvatrice, elle veille sur Son enfance, elle Le suit sur tous Ses chemins, proches ou lointains, à Son gré; elle serre la Dépouille dans ses bras; elle exécute Son testament.
Elle n’effectue pas cela comme si c’était son affaire personnelle; elle agit en ‘Servante du Seigneur’, elle accomplit la mission à laquelle Dieu l’appelle. Elle ne considère pas l’Enfant comme son bien propre : elle L’a reçu des mains de Dieu, elle L’y remet, en Le sacrifiant au temple, en L’accompagnant jusqu’à Sa crucifixion.
En tant qu’épouse, sa confiance paisible et illimitée espère aussi en retour une confiance illimitée. Son obéissance muette, l’assistance mutuelle naturelle et fidèle dans la souffrance se subordonne à la volonté de Dieu qui lui a donné un époux comme protecteur humain et comme chef visible…
Elle fait preuve d’obéissance à son époux, elle lui fait confiance et participe à sa vie, l’aidant de la sorte dans ses tâches concrètes et favorisant l’épanouissement de sa personnalité. Elle assure une fidèle protection de l’Enfant, elle lui prodigue des soins et développe en lui les dispositions naturelles dont Dieu l’a doté. Vis-à-vis de l’un et de l’autre, elle se livre dans un don empreint d’abnégation et se retire silencieusement là où l’on n’a pas besoin d’elle. Tout cela repose sur la conception du mariage et de la
53 La valeur spécifique…., 46-47.
54 Ibid., 57.
La specificite de la femme 32
maternité comme mission qui vient de Dieu et qui doit être accomplie pour l’amour de Dieu et sous la conduite divine.55
Cet exemple dépasse la conception sentimentale qui a cours sur la relation de la femme à son mari, qu’elle est surtout invitée à ne pas laisser dominer sur elle, et à ses enfants, qu’elle laisse difficilement souffrir ce qu’ils ont à souffrir pour devenir adultes et pour mener à bonne fin la contribution à laquelle ils sont appelés dans la cité.
1.2.4. Destination individuelle
On ne doit pas oublier une considération qui tient à coeur à notre philosophe : chaque femme, comme chaque homme, a une vocation personnelle, et des talents particuliers qui l’y préparent. Son appel à assister l’homme, elle ne pourrait y répondre adéquatement, si elle était dépourvue de tout caractère plutôt masculin. En cela la nature a aussi prévu le cas trop fréquent où, le mari disparu trop tôt, sa femme doit se substituer à lui dans l’ensemble de ses responsabilités familiales, quand ce n’est pas professionnelles.
Il n’existe pas de profession qu’une femme ne puisse exercer. Lorsqu’il s’agit de remplacer le père nourricier auprès d’enfants orphelins, lorsqu’il s’agit de nourrir des frères et soeurs orphelins ou des parents âgés, une femme animée d’un esprit de sacrifice est capable d’accomplir les prouesses les plus étonnantes. Des aptitudes et des inclinations individuelles peuvent aussi la conduire à exercer une activité dans les domaines les plus divers. Aucune femme n’est uniquement femme. Chacune a sa spécificité individuelle au même titre que l’homme et a la compétence pour exercer, selon cette disposition naturelle, telle ou telle activité professionnelle, que celle-ci relève du domaine artistique, scientifique ou technique. La disposition individuelle peut, en principe, renvoyer à n’importe quel domaine d’objets, même à ceux qui sont, par nature, étrangers à la spécificité féminine.56
Pour Stein, d’ailleurs, une activité ou une profession est féminine moins par son contenu que par l’esprit avec lequel on l’aborde. L’esprit masculin aborde un objet professionnel comme s’il était la chose la plus importante, l’essentiel à assurer. L’esprit féminin l’aborde pour sa part en conscience que le plus important ce sont les personnes concernées et l’amour à leur porter pour leur propre bien et bonheur.
On peut considérer comme authentiquement féminine toute profession où l’âme féminine fait valoir ses droits et qui peut être façonnée par l’âme féminine. Le principe formateur le plus profond de l’âme féminine est l’amour.57
55 L’éthos…, 72-73.
56 L’éthos…, 74-75.
57 Ibid., 85.
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2. Aristote
Une fois ainsi manifesté en positif où réside la nature féminine, les considérations aristotéli-ciennes sur la famille s’entendent sur un autre ton. Il n’y s’agit plus simplement d’écarter de la direction politique un handicapé, privé de l’intelligence requise; mais de prendre en compte que le soin de l’enfant et l’assistance au chef de famille demandent des qualités distinctes, peu compatibles.
Il y faut une intelligence concrète, appliquée au détail du besoin quotidien de l’enfant, sensible à l’éclairage et à la délibération dont le père a besoin dans ses décisions quant au bien de la famille, attentive à l’équilibre que le mari doit conserver lorsqu’il applique ses facultés à réussir sa contribution au bien commun.
La réticence de la femme aux décisions tranchées s’ensuit de sa capacité jamais épuisée de suggérer des moyens meilleurs. Son souci de l’ordre domestique et sa distance émotive face aux grands engagements politiques la mettent à même de garder son mari attentif à se ménager du loisir, et cela non seulement pour la recherche de la paix et de la justice, mais aussi pour la contemplation qui le fera accéder à un bonheur plus élevé. Sa nature prompte à l’obéissance entraîne les enfants au respect de leur père et leur donne occasion de goûter d’avance à travers ses consignes le bien de la loi politique.
Bref, bien agir et être éduqué à le faire facilement, c’est autre chose pour l’homme et la femme. Pour parler comme Aristote, les vertus à développer ne sont pas les mêmes pour la femme, même si c’en sont d’homonymes. Être courageuse, prudente, tempérante, ce n’est pas la même chose qu’être courageux, prudent, tempérant. Toutes les vertus accusent cette différenciation.
La Politique d’Aristote s’applique à manifester que la Cité, la vie civile, est la vie la plus parfaite de l’homme, le mode de vivre où loisir et autarcie ouvrent aux activités en lesquelles consiste le bonheur humain : celles que la raison gouverne et celles qu’elle exerce comme les siennes propres. Les siennes propres : contemplation, connaissance spéculative : sagesse, philosophie, science, avec leur instrument, la logique; connaissance pratique : philosophie politique et morale, médecine, divers arts. Celles que la raison gouverne : organisation et administration politique, pratique des différentes vertus : prudence, justice, courage, tempérance.
Les activités pratiques proprement humaines incluent les activités économiques, celles qui, à la base de l’organisation politique, concernent la famille, l’administration de la maison du citoyen. Des quatre relations économiques du citoyen : mari, père, maître et propriétaire, on ne retiendra ici que celle avec son épouse, où apparaît le mieux la différence homme-femme.
2.1. Autorité familiale politique
La famille, comme la cité, inclut une variété d’activités. La cité appelle ultimement à philosopher, mais, d’abord et pour s’y préparer, à assurer la justice, la sécurité, la paix, la santé, l’éducation, l’agriculture, l’industrie. La famille, elle, se centre sur le maintien de l’espèce humaine et implique à cette fin d’avoir femme, puis d’engendrer et d’éduquer avec elle des enfants, mais aussi de posséder et d’entretenir maison, vêtements, outils. Pareil tissu d’activités demande une coordination déterminée.
La specificite de la femme 34
2.1.1. Besoin d’un chef
Notre époque voit spontanément la vie familiale comme une vie de liberté, de consensus, non de commandement de l’un et d’obéissance de l’autre. Or comme toute communauté la famille a besoin d’un chef. Plusieurs ne collaborent jamais à une même fin sans une action coordonnée. Aucune coordination n’échappe à la nécessité qu’une personne précise, unique, en détermine ultimement. Aussi désirable que soit un consensus entre tous les participants, il ne peut procéder efficacement à toutes les décisions requises. Prétendre lui confier l’autorité c’est camoufler le matriarchat.
Qui doit commander? Il va de soi que l’adulte commande à l’enfant. Mais dans le couple, entre des personnes égales en nature et en titre, qu’est-ce qui sera juste? comment assurer au mieux la coordination des contributions des époux au bien de la famille? Ce commandement sera politique, dit Aristote : celui d’un égal sur un égal. Même des égaux ont besoin d’être coordonnés, et que quelqu’un s’en charge, on le voit bien dans la société politique.
Mais pourquoi faudrait-il que le mari s’arroge d’office cette autorité? L’égalité de nature de sa femme n’entraîne-t-elle pas que tous deux devraient l’exercer tour à tour? La justice ne commande-t-elle pas même de laisser le hasard désigner le chef? Dans une société politique qui reconnaît ses citoyens comme des égaux, chacun ne se voit-il pas confié à son tour le temps d’un mandat? « Dans la plupart des régimes politiques, le commandant et le commandé alternent, car par nature ils veulent être égaux et ne différer en rien. »58
2.1.2. Mari, chef naturel
Pourtant, même quand Aristote insiste sur l’égalité de nature de l’homme et de la femme, il lui semble aller de soi que l’homme commande à la femme, et ce de manière permanente.
Exercer une autorité sur sa femme et sur ses enfants, c’est dans les deux cas commander à des gens libres, mais pas de la même manière : ce sera, avec sa femme, de manière politique et, avec ses enfants, de manière royale.59
Simpsons, s’appliquant à comprendre la Politique d’Aristote, la traduisant et la commentant, remarque comment le commandement politique implique que qui commande et qui est commandé sont égaux et libres. Voilà qui est inhérent à la conception d’Aristote et qui règle son compte au préjugé d’un Aristote qui mépriserait la femme comme un être inférieur.
Aristote a expliqué que le commandement politique en est un d’un égal sur des égaux60; il tient pour acquis, ici, que la femme est libre et égale : elle n’est certes pas un esclave… et, à la différence de l’enfant, elle est un adulte autant que l’homme.61
58 Pol., I, 12, 1259b4-6.
59 Pol., I, 12, 1259a39-b1.
60 « Le commandement politique s’adresse à des gens libres et égaux. — π λι ικὴ ἐλε έρων καὶ ἴσων ρχή. » (Pol., I, 7, 1255b20)
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Pourquoi alors exclure la femme du commandement familial? Aristote sent le besoin d’aborder la question, comme il conçoit le commandement politique avec l’implication normale d’une alternance.
Aristote assume que le commandement du mari sur sa femme est politique, puisqu’il passe tout de suite à la considération d’une objection que pareille affirmation entraîne : pourquoi l’homme et la femme n’alterneraient-ils pas pour le commandement?62
Malgré l’identité et l’égalité générale de la nature humaine de l’homme et de la femme, répond Aristote, le mari est par nature plus apte que sa femme à commander, comme c’est encore plus évidemment le cas de l’adulte face à l’enfant. Sauf déficience contre nature, précise-t-il, car beaucoup de maris exercent leur commandement de manière fort inadéquate et auraient grand avantage à écouter leur femme. « Par nature l’homme est plus apte à commander que la femme, à moins de quelque déficience de nature. »63
Ce fait lui apparaît assez évident pour ne pas requérir argument. Ce n’est pas le cas chez nos contemporains, mais Stein nous a préparés à ce constat. Comme celle-ci, d’ailleurs, en attribuant à l’homme une capacité naturelle plus grande au commandement, Aristote parle d’un fait général; il ne nie pas, on l’a souligné, que ce fait général souffre passablement d’exceptions. Mais ces exceptions, précise-t-il, sont contre nature, παρ φύσιν. Il n’est pas naturel que des femmes héritent de qualités typiquement masculines et que des hommes en soient privés, ou qu’à l’inverse des hommes présentent des qualités typiquement féminines et que des femmes en soient privées. Cela ne va pas sans entraîner des souffrances pour tous les individus concernés.
Mais à quoi tient cette compétence naturelle pour commander? À défaut de le préciser, il restera subjectif et arbitraire de l’attribuer à l’un plutôt qu’à l’autre.
2.1.2.1. Commander vs obéir
Dans la π λι ε α, dit Aristote, qui commande et qui obéit ont la même nature en tout : ils sont humains. Par contre, commander et être commandé, deux activités de personnes libres, restent des activités de natures différentes, assez pour procéder d’aptitudes distinctes. Commander requiert des habiletés plus hautes : vue claire du bien commun, prévoyance sûre des moyens de l’assurer, imagination fertile des dispositions à prendre pour garantir la justice, la paix, la victoire, l’éducation. Obéir met à contribution des habiletés plus humbles : aimer le bien commun, comprendre, accepter du moins que le succès de la vie civile exige une coordination des activités particulières impossible sans un chef auquel on obéisse.
Chaque citoyen possédant les deux séries d’aptitudes, qui n’ont rien d’incompatible, chacun peut tantôt commander, tantôt obéir, et il n’est que juste qu’il en aille ainsi. On reconnaît cependant la différence de valeur de ces habiletés différentes, et on applique en conséquence un traitement différent à ceux qui les exercent. Le gouvernant a beau avoir la même nature humaine,
61 Peter L. Phillips Simpson, A Philosophical Commentary on the Politics of Aristotle, Chapel Hill and London: The University of North Carolina Press, 1998, 63.
62 Ibid.
63 Pol., I, 12, 1259b1-2.
La specificite de la femme 36
on l’honore plus, on le protège plus, on s’en laisse plus imposer par lui, en reconnaissance des hautes responsabilités qu’on lui confie. « Le temps que l’un commande et que l’autre est commandé, on cherche à ce qu’il y ait une différence de formalités, de titres et d’honneurs. »64
Les formalités qui font honneur au chef de la cité sont conventionnelles : différences d’habit, protocole, transport, maison, services. Elles ne sont pas liées à la nature de la personne qui gouverne, mais attachées par convention à son poste qui, lui, diffère de nature avec celui de simple citoyen.
Quelque chose de similaire se produit dans la famille. Là aussi, la responsabilité du com-mandement exige des qualités différentes : un intérêt centré sur le bien commun, domestique et politique, une prévoyance des besoins familiaux, une faculté de délibération capable de décisions qui fassent autorité, assez de force pour assurer la sécurité de la famille, une capacité notable de travailler et d’aller chercher à l’extérieur les ressources de la famille. À l’opposé, les talents du subordonné concernent les tâches normales pour lesquelles existe la famille : ils vont surtout dans la ligne de la capacité d’engendrer et de tout ce qui est requis à son bon exercice : sensibilité, souci du détail (pour le soin adéquat de la maison, des vêtements, de la propreté, de l’éducation, de la présence à l’enfant, etc.), délicatesse, spécialement en tout ce que demandent de soins et d’éducation les enfants, de leur naissance à leur adolescence. Là, remarque Aristote, il n’y a pas la même facilité d’alternance. « L’homme, au contraire, garde toujours le même rapport avec la femme. »65
C’est que, en ce qui a trait au bien familial, les différences d’aptitudes entre chef et subordonné sont si tranchées que les deux types de compétence ne peuvent pas bien se rencontrer en la même personne : force et délicatesse, par exemple, autorité et douceur. De même, travail extérieur et vie politique, d’une part, génération et soin des enfants, d’autre part, se concilient très difficilement comme activités et comme aptitudes.
Aussi la nature a-t-elle privilégié, comme solution, de fournir l’une des compétences à l’un, ce qui en fait un homme, et l’autre à l’autre, ce qui en fait une femme. Cela se voit d’ailleurs à ce que les attributs qui marquent extérieurement ces rôles différents ne sont pas non plus conventionnels, mais naturels et permanents. Car là aussi des différences extérieures, dans l’allure, le comportement et le respect marqué par les autres, accompagnent l’exercice de ces responsabilités : taille de l’homme et de la femme, plus grande, plus imposante chez l’homme; capacité physique et morale de se faire craindre et obéir, voix plus grave et plus autoritaire de l’homme, plus douce et affectueuse de la femme; courtoisie spontanée envers la femme.
Il en va ainsi aussi dans le cas du commandement politique de l’homme sur la femme, sauf que là ces différences sont permanentes : l’homme diffère toujours de la femme en allure extérieure, façon de s’y adresser et honneurs; il est plus imposant, plus fort, plus grand, par exemple, et il reçoit en continuité les titres et les honneurs dus au chef.66
Cela se remarque notablement dans l’attitude naturelle des enfants envers leurs parents : ils craignent spontanément leur père, mais pas leur mère; ils attendent spontanément affection et
64 Ibid., 1259b6-8.
65 Pol., I, 12, 1259b6.
66 Ibid.
37 San Vitores Theological Review 1
tendresse inconditionnelle de leur mère, pas de leur père.
2.1.2.2. Alternance facultative
On comprend donc que l’alternance ne fait pas la nature du commandement politique. Elle l’accompagne généralement, mais ne le constitue pas. Réciproquement, ne pas alterner n’empêche pas le commandement de s’adresser à des subordonnés libres et égaux en nature. « Le fait que l’homme commande à la femme en permanence ne veut pas nécessairement dire que son commandement sur elle ne soit pas politique, ou qu’il ne s’exerce pas sur quelqu’un de libre et d’égal. »67 Cependant, vu nos moeurs, nous avions grand besoin de lire Édith Stein pour comprendre « comment la femme est l’égale de l’homme tout en étant commandée en permanence par lui »68.
2.2. Leadership naturel masculin
Voilà donc le coeur de la question. L’homme et la femme sont assez naturellement égaux pour qu’entre eux l’autorité s’exerce politiquement. Pourtant, les différences profondes entre présider à la famille et en exécuter les tâches fondamentales requièrent deux séries de talents si différents, si opposés même, que le même individu ne peut pas les cumuler. Le commandement d’un côté, l’enfantement de l’autre. D’où cette situation délicate, scandaleuse pour nos contemporains : la femme, égale naturellement à l’homme, est pourtant son subordonné naturel permanent.
À quoi tient au juste le commandement pour qu’une personne bien équipée pour l’enfantement et le soin de la progéniture en soit privée? La réciproque est plus aisée à voir : comment l’homme, du fait de se trouver équipé pour commander et pourvoir et protéger, à savoir, du fait de son objectivité, de sa liberté affective, de sa liberté de mouvement, de sa force, se trouve privé des talents requis pour mener à bien la tâche fondamentale de la famille : il s’en trouve incapable d’engendrer, d’allaiter, peu capable de délicatesse, d’affection, de souci du détail.
Aristote a une manière originale de marquer ce fait, qui entraîne qu’à moins de déficience naturelle de l’homme, ce doive toujours être lui le chef de famille : homme et femme, dit-il, trouvent leur perfection dans des vertus distinctes.
2.2.1. Des vertus propres
À quoi tient l’excellence de l’homme et de la femme? L’éthique enseigne que les vertus dont découle l’activité parfaite de l’homme, son bonheur, sont la prudence, la justice, la tempérance, le courage, avec toutes leurs parties potentielles. La femme est-elle si distincte qu’il en aille autrement pour elle? Ces vertus lui sont-elles étrangères? L’enfant excellent, quant à lui, ignore-t-il ces vertus? Pour revenir à notre sujet, le commandant et le subordonné viseront-ils
67 Ibid.
68 Ibid.
La specificite de la femme 38
des vertus différentes eux aussi?
Ont-ils leurs excellences propres? La femme doit-elle être tempérante, courageuse et juste? L’enfant bon est-il débridé ou tempérant, ou ni l’un ni l’autre? Pour tout commandant et commandé par nature, il y a à examiner s’ils ont les mêmes excellences ou de différentes. Si les deux doivent tenir de l’excellence, pourquoi faudrait-il que l’un commande et l’autre soit commandé une fois pour toutes?69
Il serait absurde de réserver ces vertus à l’homme. Une femme ne peut exceller sans prudence, courage, tempérance, justice. Un enfant ne peut être excellent en étant lâche ou téméraire, imprudent, injuste, débauché. Pourtant, il ne peut non plus être question de les distinguer par du plus et du moins. Une femme, pour être excellente, n’a pas moins besoin d’être juste, ou courageuse, ou tempérante, ou prudente. Comment réconcilier cette évidence avec celle que nous avons acquise tout au long de cette recherche, que les aptitudes qui caractérisent les rôles de l’homme et de la femme sont si différentes que leur excellence doive se traduire dans des vertus différentes?
La différence ne saurait être du plus au moins, puisque commander et être commandé sont d’espèces différentes, et non du plus et du moins. Par ailleurs, il serait surprenant que l’un et pas l’autre doive participer à ces excellences : car si le commandant n’est ni tempérant ni juste, comment commandera-t-il bien? et si c’est le commandé qui n’est pas tel, comment obéira-t-il bien? Débridé et lâche, on ne fera rien de ce qu’il faut. Manifestement, donc, les deux participent nécessairement à une excellence. Celle-ci doit pourtant comporter des différences, puisqu’on en trouve déjà entre ceux qui par nature commandent et ceux qui par nature sont commandés.70
Ce qu’il faut voir, c’est que, tous relevant de la même nature humaine, leurs excellences sont assez voisines pour porter les mêmes noms : tempérance, courage, justice, prudence, et ainsi de suite, mais que pourtant le courage de l’homme, celui de la femme et celui de l’enfant ne sont pas exactement la même chose ni n’inspirent exactement les mêmes actions. Il saute déjà aux yeux que ces vertus n’opposent pas à tous les mêmes difficultés : ce ne sont pas les mêmes aliments ou boissons qui menacent le plus l’abstinence et la sobriété de l’homme, de la femme, de l’enfant; ce ne sont pas les mêmes tentations qui compromettent leur chasteté; l’homme courageux et la femme courageuse n’affrontent pas les dangers de mort de la même façon.
Face à l’acte de commander, plus spécialement, l’homme détient naturellement plus d’autorité et la femme naturellement moins, et la femme jouit naturellement de plus de docilité et l’homme de moins, en raison d’une qualité différente de leur faculté de délibérer, compétence naturelle de qui commande. Cette différence se marque encore plus avec l’enfant.
2.2.2. Une femme inapte
Pour faire de l’homme et de la femme des collaborateurs exactement adaptés au succès de la vie familiale, la nature les a dotés d’une forme de raison légèrement, mais nettement différente. La phrase-clé de toute cette considération d’Aristote est à la fois très simple, mais difficile à interpréter. Cette difficulté, cependant, tient surtout aux dispositions affectives héritées de la
69 Ibid., 13, 1259b30-36.
70 Ibid., 1259b36-60a4.
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mentalité contemporaine, qui se veut ultradémocratique et égalitariste.
Les mêmes parties de l’âme se retrouvent en tous, mais de manière différente… La femme possède la capacité de délibérer, mais sans autorité; l’enfant aussi l’a, mais inachevée.71
Tous ont une âme comportant les mêmes parties, les mêmes facultés : intelligence, volonté, sens, appétit concupiscible, appétit irascible, faculté motrice. Cela contredit, dans les mots, la propension de Stein à créditer la femme de facultés distinctes : intropathie, sens affectif et tout ce qu’elle voudra, à moins de ne lire là qu’un superlatif poétique pour marquer les différences dont va justement faire état Aristote. Autrement, il y aurait différence spécifique, comme c’est le cas avec la bête, privée d’intelligence et de volonté. Mais l’intelligence et la volonté de l’homme et de la femme, de l’adulte et de l’enfant, présentent quand même quelque chose de différent.
En fait, on trouve déjà des différences d’individu à individu à l’intérieur de chaque sexe et de chaque âge : la rapidité de locomotion, la force physique, l’acuité de la vue, tout diffère passablement d’un individu à l’autre et prépare chacun à une tâche différente, à une part différente dans l’élaboration du bien commun. Des différences de qualité, des différences de degré aussi, qui habilitent les uns et disqualifient les autres pour des tâches spécifiques. Compte-tenu de ces différences naturelles, tous ne peuvent pas avec la même facilité exercer tous les métiers indifféremment. À un niveau plus général, la douceur et la délicatesse du toucher de la femme l’habilitent mieux que la rudesse de celui de l’homme pour les soins du bébé.
Aristote n’entre pas dans le détail de toutes les facultés. Comme il regarde spécialement une fonction, l’autorité, le commandement, il considère le type d’intelligence et de volonté requis à son excellence. Il l’appelle λε ικόν, faculté de délibérer. Délibérer embrasse l’ensemble de la démarche qui, devant un but à atteindre, imagine les différentes voies praticables, discerne la plus efficace, la choisit et la fait exécuter. C’est l’excellence de cette habileté complexe qu’on appelle prudence, prudence familiale ou politique dans le cas de délibérations qui ont trait au bien commun. Exercer le commandement de manière compétente requiert cette prudence. Face à son acquisition, tous ne sont pas également doués. Individuellement, bien sûr, chacun a une faculté de délibérer plus ou moins forte qui en fera éventuellement un chef plus ou moins compétent. Mais des différences plus profondes distribueront cette compétence entre homme et femme.
Le cas de l’enfant est plus simple. Il n’a rien de mature, et spécialement pas sa faculté de délibérer : « L’enfant l’a, mais inachevée. » Donc, pas question de confier la direction de la cité à des enfants. Ce n’est pas une question de préjugés ou de mépris.
Le plus difficile à définir, c’est la différence de l’homme et de la femme en cela. La phrase d’Aristote a fait couler beaucoup d’encre : « La femme possède la faculté de délibérer, mais κ ρ ν. » La femme est intelligente et a toutes les parties de l’intelligence humaine, elle peut en exercer toutes les activités. Cela peut varier en plus et en moins d’une femme à l’autre, comme d’un homme à l’autre, mais, en tant que femme, elle a la faculté de délibérer : elle peut, plus ou moins comme l’homme, et certaines femmes plus que certains hommes, devant une fin à atteindre, imaginer des moyens, les comparer, en discerner. Mais, dit Aristote, sa faculté de délibérer est κ ρ ν. Qu’est-ce à dire ?
71 Pol., I, 13, 1260a10-14.
La specificite de la femme 40
Une femme est facilement plus intelligente que son mari pourtant et mieux capable que lui de délibérer et de discerner les décisions adéquates pour la famille, l’éducation, l’entretien de la maison. Mais les moyens et décisions qu’elle suggère n’entrent vraiment en application que dans la mesure où son mari les apprécie et les confirme de sa propre autorité. Les enfants prennent très peu en respect les ordres de leur mère qui ne sont pas appuyés ou sont infirmés par leur père; en outre, la mère a souvent besoin que son mari lui rappelle les suggestions adéquates qu’elle a faites et qu’il a entérinées, pour rester elle-même fidèle à les mettre et garder en application, tant elle change facilement d’idée.
Aristote parle radical. La femme ‘ne se trouve pas’ à enfanter; c’est sa nature, et cette nature requiert un type d’intelligence et d’affectivité, et même un type de délibération, qui ne sont pas propices au commandement. La κ ρία, c’est la maîtrise, le pouvoir, l’autorité. Ce qu’Aristote remarque, c’est que la femme, naturellement, quoique très inventive de moyens, souvent plus que son mari, a par nature moins d’autorité et de force pour les mettre en oeuvre. Elle a aussi naturellement moins d’autorité sur les autres.
C’est une observation simple, facile à vérifier. Cela se voit déjà à la maison, à la manière très différente dont les enfants — et même le chien ! — réagissent à des ordres donnés par la mère ou par le père : le plus souvent, la mère a beau hurler, les enfants agissent à leur guise. Alors que le père n’a qu’à entrer dans la maison, et chaque enfant ressent assez de crainte pour passer aux actes, pour obéir, pour prendre son poste. Cela ressort particulièrement comme drame constant des familles monoparentales, où la mère est obligée, vaille que vaille, de faire le père.
Bien sûr, c’est une constance. Une constance naturelle. Ouverte à exceptions nombreuses : un certain nombre de femmes arrivent à se durcir assez pour faire peur, et obtenir autant d’autorité que bien des hommes. Mais on n’attribuera pas facilement à ces femmes le qualificatif de ‘féminines’. Elles y perdent plus qu’elles n’y gagnent, et l’admiration qu’on leur voue pour leur autorité — la dame de fer ! — est mitigée par le mépris que leur attire la carence chez elles des qualités propres à la femme — garçon manqué !
L’égalitarisme de notre expérience démocratique s’offense facilement de cette constatation, et la refuse obstinément. De fait, pour comprendre et apprécier cette disposition de la nature, il ne faut pas y voir simplement une carence, une infirmité de la femme. Ce n’est pas le cas. La vie humaine vise un bien si complexe, exigeant des activités et des talents si divers, que la nature a distribué en conséquence les habiletés. En tenant compte, entre autres, que certaines activités demandent des habiletés opposées, difficilement cumulables dans le même individu.
Le cas le plus visible est ce que demandent l’aptitude à commander et l’aptitude à prendre soin des jeunes enfants. La rudesse et la force nécessaires pour commander se concilient mal avec la délicatesse, le souci du détail et la sensibilité nécessaires pour prendre soin de jeunes enfants. Toute la délicatesse de sensibilité qui caractérise la femme en fait un être merveilleusement bien pensé par la nature pour satisfaire au deuxième besoin.
Conclusion
Édith Stein, en acceptant les nombreuses invitations à entretenir les femmes de son époque, et particulièrement celles à qui revenait d’organiser l’éducation des femmes, a découvert et décrit dans une lumière impressionnante les qualités spécifiques dont la nature a pourvu la femme. Sa réflexion est précieuse en particulier au lecteur d’Aristote, qu’elle purifie de ce
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mépris trop spontané inspiré envers la femme à qui prend conscience que la nature ne l’a pas faite pour diriger.
Aussi vrai que ce soit, il ne s’agit pas d’un échec de la nature. Stein fait voir de la manière la plus heureuse que la nature a bien constitué la femme, lui donnant les talents précieux et indispensables pour lesquels l’homme se trouvait disqualifié, du fait même de cette objectivité et de cette autorité dont il a besoin pour commander.
La continuité de l’espèce humaine, la préparation d’individus à reprendre le flambeau et à poursuivre les entreprises de l’humanité, exigent une capacité d’enfanter, une délicatesse, une sensibilité, un souci du détail, une attention au bien du petit et au développement harmonieux de ses dons, qui ne pouvaient se conférer à un homme en besoin de liberté de mouvement, à un conquérant capable de s’abstraire du cas individuel, et d’imposer péremptoirement des décisions. Il fallait un être tout différent. De sorte que sous ce rapport la phrase de saint Thomas s’inverse et on peut déclarer en toute vérité : “Vir est mulier occasionata!”
Le féminisme, quand il veut masculiniser la femme et lui donner accès aux activités typiquement masculines, ne répare pas une injustice; il en commet une et procède d’un mépris profond pour la nature particulière de la femme. La ‘libération’ qu’il poursuit pour cette dernière implique de sous-estimer les nécessités imposées par la formation de nouveaux êtres humains et la configuration impliquée pour tout l’être de la femme afin pour qu’elle y réponde adéquatement.

« Les racines chrétiennes de l’Europe »

http://www.labaumeaix.com/lieu-daccueil/plan-dacces/ Participation aux frais 5 €
Les Mardi à la Baume les Aix
http://www.auxsourcesdelaprovence.net
Mardi 14 Mai 2013 de 19h 30 à 20h45
1170 chemin de la Blaque 13 090 Aix en Provence
Tel 04 42 16 10 30 / 06 22 86 57 30
Le Conférencier Bruno Dumézil;
Maître de conférences à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense. Il a publié plusieurs ouvrages sur le haut Moyen Âge occidental dont La reine Brunehaut (Fayard, 2008), Les barbares expliqués à mon fils (Seuil, 2010) et Des Gaulois aux Carolingiens, (PUPS, 2013).
Thème de la Conférence, « Les racines chrétiennes de l’Europe »
Pourquoi l’Europe est-elle devenue chrétienne ? Les empereurs romains, bien que devenus catholiques après la conversion de Constantin dans les années 310, ne parvinrent jamais à imposer la nouvelle religion à l’ensemble de leurs sujets. Lorsque l’Empire s’effondra définitivement en 476, une majorité de la population occidentale demeurait ainsi fidèle aux dieux traditionnels.
À cette même date, les barbares germaniques étaient les nouveaux maîtres de l’Europe : païens ou hérétiques, ces hommes n’avaient nulle raison de soutenir la foi de leurs ennemis romains et le catholicisme aurait bien pu rester enfoui sous les ruines de l’Empire. Ce fut pourtant durant les âges sombres du Haut Moyen Âge, entre le Ve et le VIIIe siècle, que la nouvelle religion s’imposa. Même les rois barbares vinrent en masse demander le baptême. Ce triomphe inattendu du christianisme stupéfia les chroniqueurs contemporains, qui jugèrent être entrés dans l’ère des miracles.
L’historien propose aujourd’hui d’autres explications au phénomène. Il faut ainsi se replacer dans les incertitudes d’un temps où les vieux équilibres sociaux, économiques et culturels avaient été brisés. Les élites s’interrogeaient sur leur identité et sur leur destin : le christianisme offrait des réponses à cette quête de connaissances et de reconnaissance. Parallèlement, les évêques, derniers rescapés de l’ordre romain, encadrèrent la reconstruction des villes et des campagnes; ce faisant, ils assurèrent le succès de leur religion.
Enfin, dans les royaumes européens en cours de formation, la coercition légale fit sa réapparition. Les lois des souverains germaniques vinrent ainsi assurer le durable triomphe du catholicisme romain.V

François Menant Séminaire « Éléments d’économie médiévale » ENS, 2006-2009

François Menant
Séminaire « Éléments d’économie médiévale »
ENS, 2006-2009
Mise à jour janvier 2009. Révision janvier 2013.
1-Notions de base sur l’économie médiévale
L’économie médiévale. Première orientation bibliographique …………………………………………………………………………… 1
Pour aller un peu plus loin ………………………………………………………………………………………….. 1
1-L’économie médiévale, notions de base : géographie et chronologie ………………………………………………………………….. 2
Le cadre géographique, l’Europe : est-ce un ensemble économique ? . …………………………………………………… 2
L’épaisseur chronologique. Les limites chronologiques traditionnelles et leur sens pour l’histoire économique. . 3
Haut Moyen Âge : …………………………………………………………………………………………………………………………………… 4
Le grand essor de l’Occident : XIe-XIIIe siècles …………………………………………………………………………………………. 5
Essor démographique et agricole ………………………………………………………………………………………………………… 5
Les villes, l’artisanat, le commerce …………………………………………………………………………………………………….. 6
Rappel des institutions : féodalité et seigneurie, monarchies ………………………………………………………………….. 6
Expansion européenne à l’extérieur…………………………………………………………………………………………………….. 6
Culture ……………………………………………………………………………………………………………………………………………. 6
Les XIVe-XVe : les catastrophes et la reconstruction. ………………………………………………………………………………….. 7
L’économie médiévale. Première orientation bibliographique
Ph. Contamine (dir.), L’économie médiévale, coll. U, 1993.
R. Fossier, Les sources de l’histoire économique et sociale du Moyen Âge occidental, Brepols,
2000 (collection L’atelier du médiéviste). Apporte beaucoup plus que le titre ne l’indique.
J.-P. Devroey, Économie rurale et société dans l’Europe franque (VIe-IXe s.), I, Belin, 2003 ; II,
Puissants et misérables, Bruxelles, 2006.
G. Duby, L’économie rurale et la vie des campagnes dans l’Occident médiéval, 2 vol., Aubier,
1962 (avec un bon choix de textes) ; rééd. Flammarion (sans les textes).
J.-L. Pinol (dir.), Histoire de l’Europe urbaine, I- De l’Antiquité au XVIIIe siècle, Seuil, 2003.
Pour aller un peu plus loin
Dyer C., Making a living in the middle ages. The people of Britain, 850-1520, Yale, 2002,
chap. 4, 5, 7, 8 and 10.
Miller E. et J. Hatcher, Medieval England : Rural Society and Economic Change, 1086-1348,
Harlowe, 1978.
R. Fossier, La société médiévale, coll. U, 1991 (nouvelle éd. de Histoire sociale de l’Occident
médiévale, 1970).
Histoire de la France rurale, dir. G. Duby et A. Wallon, I et II, Paris, 1975 et 1977 (rééd.
1992).
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1-L’économie médiévale, notions de base : géographie et chronologie
L’objectif de l‘année : étudier à la fois les phénomènes économiques au Moyen Âge , l’évolution économique générale, et la façon dont on les lit et on les relit, en soulignant la circulation des influences, les différences de culture historique d’un pays à l’autre… Au début des séances pour étudiants avancés, je ferai un panorama de l‘historiographie. Pour le moment, une séance plutôt destinée aux débutants : exposé des faits tels qu’ils sont généralement admis actuellement (exercice en fait difficile : il n’y a pas d’exposé sans questionnement, sans critique, mais on les renvoie à des séances ultérieures) et surtout mise en situation des grands cadres de l‘économie medievale. La prochaine fois : problèmes de sources, et comment les interroger.
Le cadre géographique, l’Europe : est-ce un ensemble économique ?
L’Europe occidentale forme au Moyen Âge un ensemble assez bien défini du point de vue économique, encore plus si on la compare à ses voisins : mondes musulman et byzantin davantage marqués par les villes et un précoce développement commercial (quoique fort différents entre eux : caractère désertique largement partagé des pays d’Islam, contrastant avec les oasis), pays slaves au développement bien plus tardif. Selon les dernières recherches, l’empire byzantin suit la même courbe de développement démographique et économique ininterrompu que l’Occident, du milieu du VIIIe siècle (fin de deux siècles de peste récurrente, invasions…) jusqu’au moins au début du XIIIe siècle (4e croisade) –alors qu’on croyait jusqu’ici à un déclin économique byzantin à partir du Xe ou au moins au XIIe siècle, en se laissant influencer par l’évolution politique. Cependant, il y a croissance mais pas véritablement développement, transformations structurelles : par ex. il ne semble pas y avoir l’innovation technologique qui transforme la production en Occident. Les pays d’Islam au contraire ne partagent pas cet essor ; d’où le renversement de l‘équilibre des forces entre eux et les Occidentaux, à mesure que ces derniers deviennent plus nombreux et économiquement dominants. Mais la comparaison est très difficile, pour des raisons documentaires surtout.
L’Occident a une civilisation à dominante rurale, issue de la ruralisation du haut Moyen Âge, qui évolue vers une place retrouvée des villes et de leur contexte économique. Renaissance d’échanges abondants et à grande distance, fondés en partie importante sur la production non agricole. La civilisation urbaine retrouve une place dominante à partir du XIIe siècle (c’est par ex. l’époque de la naissance des universités, des foires de Champagne, du développement de Paris comme capitale). Les régions bien urbanisées, pôles des réseaux d’échanges et de production artisanale, vont dès lors former l’épine dorsale de l’Occident : Italie du centre et du Nord, Flandre, Paris et quelques grandes villes, plus tard Hanse des villes du N. de l’Allemagne, plus tard encore Allemagne du Sud…
Noter en passant les grandes différences entre les régions où l’urbanisation romaine a survécu, et celles où naissent des villes nouvelles, du commerce surtout (N. de l’Europe) :
-contraste entre Nord et Sud : climat et productions agricoles (d‘une part la triade méditerranéenne blé-vin-huile d‘olive, les moutons transhumants à partir du
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XIIIe…/de l‘autre les blés de printemps qui permettent la rotation triennale, l‘herbe et les bovins, les forts attelages ou le cheval de trait …), empreinte romaine et urbaine forte au S./pas au N… ; par ex. l’aristocratie laïque qui constitue une bonne partie des seigneurs de la terre vit en ville au S., bien plus qu’au N. La confrontation N.-S = un grand ressort des analyses globales de l’économie occidentale, de la recherche de ses dynamismes chronologiques : par ex. le basculement vers le N. au haut Moyen Âge, après la prédominance méditerranéenne à l’epoque romaine puis la supériorité économique italienne aux XIIe-XIVe siècles, appuyée sur la mobilisation des richesses méditerranéennes ; et la montée en puissance du Nord-Ouest –Angleterre, Pays-Bas, Hanse- aux XVe-XVIe siècle…..
-Les régions périphériques, où l’urbanisation reste embryonnaire, deviennent aux derniers siècles du Moyen Âge des zones d’exploitation, de colonisation, fournissant les matières premières et des produits agricoles : Europe de l’Est, Scandinavie, Espagne musulmane, Italie du S., Angleterre jusqu’à un certain point. Les exploiteurs : italiens et allemands surtout. Fortes différences de développement économique (qu’on peut estimer par ex. –assez difficilement il est vrai- en chiffre d’affaires des sociétés de commerce et de banque ; en ressources fiscales ; en savoir-faire technique : comptabilités et transferts de fonds sans déplacement d’argent par ex. …) : Italie du Centre-N./Allemagne du S. (Nuremberg)/Hanse, aussi Catalans et Valenciens.
L’épaisseur chronologique. Les limites chronologiques traditionnelles et leur sens pour l’histoire économique.
Après avoir montré la validité du cadre géographique, j’esquisse la dimension chronologique : contrairement à sa réputation, le Moyen Âge n’est pas du tout une période immobile (comme on le pensait plus ou moins au XIXe siècle, ou même presque jusqu’au milieu du XXe ; et comme le disent implicitement ou non beaucoup de manuels d’histoire économique qui: commencent vers le XVe siècle, faute de percevoir ce qui se passe avant) :
– bien des situations sont radicalement transformées entre le Ve siècle et le XVe, et la plus grande période de changement est les siècles centraux, XIe-début XIVe siècle.
– C’est alors aussi que sont définis bien des fondements de la civilisation contemporaine de l’Occident, et des structures de l’économie qui durent jusqu’à la révolution industrielle (on est à « l’époque préindustrielle »…même si le terme d’industrie est désormais réhabilité pour désigner la production de biens fabriqués des derniers siècles du Moyen Âge).
Je donne, en les illustrant, quelques exemples qui illustrent simultanément les deux idées : transformations au cours des siècles centraux du Moyen Âge, fixant des données qui ne changent plus ensuite.
– le paysage rural : prédominance de l’inculte jusqu’aux « grands défrichements » des XIe-XIIIe siècle ; fin XIIIe, ou après les désertions qui ont suivi la grande peste, l’équilibre inculte/cultivé ressemble beaucoup à ce qu’il restera jusqu’à nos jours, même dans le détail : tel terroir s’arrête au même bois, le semis des villages est identique, celui des fermes aussi en partie… Quant aux chiffres de population rurale, ils évoluent beaucoup plus entre 1000 et 1300 qu’entre 1300 et 1700.
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-les villes : encore au XIe siècle, ce ne sont à nos yeux guère plus que gros villages : 1000 ou 2000 hab. peut-être ; dans le Sud romanisé, champs de ruines semés de noyaux habités ; dans le N., groupes de cabanes près d’une rive où abordent des marchands. La croissance est ensuite très forte : vers 1300, quelques villes ont 100 000 habitants, beaucoup plusieurs dizaines de milliers. Effondrement au XIVe siècle, et ces chiffres ne seront souvent rattrapés qu’au XIXe : cf. les remparts construits fin XIIIe siècle, qui restent souvent jusqu’au XIXe assez amples pour abriter toute la population.
Ex. : plan de la croissance de Bologne, Hist Europe urbaine, p. 406
-le bâti : les maisons du XIe siècle, encore du XIIe, sont des huttes ; transformation lente mais complète ente XIIIe et XIVe siècles à peu près : le nouveau type de maison, en pierre ou à pan de bois, restera la « maison rurale traditionnelle » jusqu’à nos jours. Fixation de techniques de professionnels, tant pour la pierre que le bois. En ville aussi, peu de maisons antérieures au XIVe ou XVe siècle.
-ex . de flexion qui paraît très mineure, mais a des retombées économiques non négligeables : l’apparition du vêtement masculin court et de la mode, vers 1300 : bouleversement de la demande d’étoffes, qui est le premier secteur de la production et du commerce de biens fabriqués au Moyen Âge .
De façon générale, l’économie rurale évolue plus précocement que les villes et la production manufacturée, mais dans des limites moins amples : on reporte de plus en plus haut le décollage économique de l’Europe, mais il s’agit d’un décollage agricole : personne ne prétend encore que les villes ont demarré avant le XIe siècle, ou alors de façon vraiment imperceptible. En revanche, les villes jouent un effet d’entraînement décisif sur l’économie rurale lorsqu’elles ont atteint un seuil de population critique, au XIIe siècle en gros, et organisent les réseaux commerciaux.
Haut Moyen Âge :
Les sources écrites du haut Moyen Âge occidental sont très peu abondantes et peu utilisables pour l’histoire de l’économie : des textes narratifs, des vies de saints, les lois des différents peuples, mais peu d’actes royaux et encore moins d’actes de la pratique quotidienne. L’archéologie est essentielle : en particulier l‘archéologie funéraire : riche mobilier. On commence à connaître suffisamment la céramique, au moins dans une partie des centres de production, pour identifier et donc cartographier des itinéraires commerciaux, évaluer l’importance d’un centre qu’on fouille…
Ruralisation : rareté de l’homme, avancée de l’inculte. Les villes, rétractées, fortifiées, survivent grâce à la fonction religieuse (évêchés, monastères). Économie en bonne partie autarcique, centrée sur les grands domaines. Mais animation précoce dans le Nord Ouest (Frisons, renaissance de centres urbains dédiés au commerce en mer du Nord dès VIIe siècleet surtout VIIIe). Stagnation démographique, avec grosses pertes lors des guerres (ex. reconquête byzantine en Italie), pestes. Question : le retour de l‘inculte, positif ou négatif ? l’évaluation est conditionnée par tout un contexte mental.
La conquête arabe parachève ces mises en place : bouleversement définitif des rapports entre les rives N. et S. de la Méditerranée. Désormais le monde des Occidentaux sera composé de trois grands ensembles : l’Occident, l’Orient
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byzantin, l’Islam. Le premier et le dernier ne sont pas des unités politiques, mais des ensembles d’États. Pas de coupure complète (commerce, influences culturelles…), mais différences profondes : religion (c’est le plus évident à l’époque), civilisation, niveau intellectuel, moeurs ; système politique (féodalité en Occident) ; économies (rurale en Occident, urbaine et marchande en Orient)… Cette coupure est essentielle du point de vue économique. On a beaucoup travaillé là-dessus ces dernières années, de Mc Cormick aux archéologues (voir les séances Débuts de l’économie médiévale).
Charlemagne :
Forte empreinte sur la majeure partie de l’Europe, qui va rester la plus dynamique.
Économie : développement du système domanial : grands domaines, exploitation extensive. Mais on connaît presque trop bien ces grands domaines, qui masquent les autres réalités rurales : qu‘en est-il du petit domaine, de l’alleu paysan, des régions mal adaptées au système bipartite (Ouest, Sud…) ? la prédominance du grand domaine est elle effet de sources ?
La société : essentiellement rurale : encore au IXe siècle, l’organisation sociale repose en principe sur les hommes libres, dans la tradition germanique, à la fois paysans et soldats. La société est dominée par quelques dizaines de familles de haute noblesse et par les grands ecclésiastiques, évêques et abbés (qui ont aussi de grosses responsabilités politiques).
En fait, à partir du VIIIe siècle, développement du pouvoir aristocratique (aussi de l’aristocratie cléricale) ; la paysannerie tombe de plus en plus dans la dépendance jusqu’au XIIIe siècle : glissement vers le système seigneurial ; ainsi s’achève une période dominée par des paysanneries libres, qui durait depuis la chute de l’empire romain et de ses grands domaines.
Le grand essor de l’Occident : XIe-XIIIe siècles
Sur les bases carolingiennes (grand problème : dans quelle mesure ont-elles été effacées par le déclin de l’empire après la fin du IXe siècle?). Sur ces bases, l’Occident se développe énormément pendant ces trois siècles, et acquiert une physionomie qu’il conservera très longtemps.
Essor démographique et agricole
L’essor est d’abord démographique, et essor des ressources agricoles. tout démarre en même temps : défrichements, améliorations techniques (charrue, fer), hausse de la population. On passe d’un paysage dominé par l’inculte et l’exploitation extensive à un paysage très proche de celui d’aujourd’hui, dominé par une culture relativement intensive et où l’inculte est réduit au minimum.
Question : Le début du démarrage : avant 1989 on le fixait autour de l’an mil, plus tôt sur les rivages de la Méditerranée (dès le milieu du Xe siècle, sinon plus tôt), plus tard à mesure qu’on va vers le Nord et l’Est. En fait on remonte de plus en plus : le verrou de l‘an mil a d’abord sauté (on remonte jusqu’au milieu du VIIIe siècle environ), et la crise du VIe siècle est maintenant remise en question.
Puis le mouvement s’accélère : de plus en plus d’hommes, qui défrichent et produisent de plus en plus, s’urbanisent, échangent. Le grand essor dans tous les domaines est le XIIe-XIIIe siècles. 2e moitié XIIIe siècle : l’Europe est pleine. Début XIVe siècle : série de famines.
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Les villes, l’artisanat, le commerce
prennent de plus en plus de poids, économique (artisanat, commerce) et social (bourgeoisie rejetant ou assimilant le système féodal), voire politique (communes autonomes, voire indépendantes). Deux grands pôles urbains : Flandre et Italie centro-septentrionale, et Paris ; on atteint 100 000, voire 200 000 habitants pour les plus grandes.
Essor commercial, lié à l’essor urbain : Naissance de la géographie commerciale de l’Europe : grand axe NW-SE entre pôles hanséate, flamand, italien, avec zone de contacts en Champagne. Échanges en grandes quantités (ex. vin, sel, poisson, laine…), moyens de paiement nouveaux : banque, lettre de change. La production artisanale fournit aussi de grands produits d’échange : le drap, les armes, les cuirs… Comme pour l‘agriculture, combinaison de progrès techniques (moulins..) et d’essor démographique suscitant main-d’oeuvre et demande
Rappel des institutions : féodalité et seigneurie, monarchies
L’essor économique se fait dans le cadre des États qui se reconstruisent à partir du XIIe–XIIIe siècles, et en lien étroit avec ce cadre : l‘État assure la securité, garantit les transactions, et le prélèvement fiscal s’intègre à l’économie, peut-être la stimule (débat), en tout cas en représente un secteur important, les dépenses militaires notamment.
La féodalité a atteint son maximum d’extension au XIe siècle (alors même que sa maturité institutionnelle est postérieure). A partir du XIIe siècle, elle est contrecarrée ou intégrée par les monarchies et les villes. Extrême morcellement politique au XIe siècle : seigneuries châtelaines. A partir du XIIe, recomposition d’unités politiques plus vastes : États régionaux (principautés territoriales : comtés, etc.), qui s’intègrent ensuite aux monarchies. Associés à la seigneurie, système d’encadrement des paysans et de prélèvement.
Les monarchies émergent au XIIe siècle après une phase où le pouvoir royal a été étouffé par celui des féodaux (particulièrement en France). Les grands États : France, Angleterre (conquête normande 1066), l’Empire (renaît en 962 : couronnement d’Otton Ier ; lié à l’Italie -d’abord par le couronnement, à Rome-, s’effondre après 1250), royaume normand d’Italie du Sud, royaumes ibériques issus de la conquête chrétienne.
Expansion européenne à l’extérieur
Croisades (1095-1291), monopole commercial aux mains des Italiens (Génois, Vénitiens) en Méditerranée, des Allemands dans le N. et en Russie. Conquête chrétienne de l’Espagne, colonisation allemande à l’Est.
Culture
L’Occident est à peu près illettré vers l’an mil : seules quelques élites, exclusivement ecclésiastiques, ont retrouvé la culture antique à travers la renaissance carolingienne. A partir de l’an mil et surtou du XIIe siècle, diffusion de la culture à tous les niveaux : naissance des universités, culture marchande (culture laïque, technique), nouvelles littératures en langue vulgaire, culture administrative (archives, comptes). Tout un état d’esprit très différent, qui retrouve un peu des préoccupations et des techniques déjà présentes à l’époque carolingienne, mais touche beaucoup plus de gens et dispose de moyens bien supérieurs. La quantité et la qualité des documents produits, et conservés,
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augmente rapidement : d’abord archives monastiques, puis notaires professionnels du Sud de l’Europe, et à partir du XIIe et surtout du XIIIe siècle archives des administrations anglaise, pontificale et plus tard française.
Les XIVe-XVe siècles : les catastrophes et la reconstruction.
L‘explication classique des crises de la fin du Moyen Âge était jusqu‘ici de type malthusien : vers 1300, l’Occident atteint un palier technique et démographique : plus moyen d’accroitre les ressources alimentaires. Le refroidissement climatique accentue la tendance. La crise commence par des famines dans le Nord-Ouest de l’Europe en 1315-1320, et des disettes un peu partout. Puis grande peste, à partir de 1348-1350, et récurrences pendant un siècle : la population chute brutalement, d’un tiers peut-être. Changement total de la conjoncture : sous-population, rétraction des cultures, villages abandonnés, villes à l’aise dans leur enceinte. Reprise progressive au XVe siècle, on atteint un nouveau maximum au XVIe. Mais le climat économique et social reste très perturbé jusqu’à la deuxième moitié du XVe siècle : en France la guerre de Cent ans (1340-1453), et en général des guerres de professionnels, beaucoup plus dévastatrices que les guerres de chevaliers. Partout bouleversement de l’ordre social : noblesse décimée et déconsidérée, substitution des armées de mercenaires à la chevalerie, révoltes de paysans (jacqueries) et d’ouvriers („ongles bleus“, Ciompi). Main-d’oeuvre rare, chère (et donc niveau de vie plus élevé), baisse de la demande de céréales et essor d’exploitations demandant moins de main-d’oeuvre (élevage) ou répondant aux besoins d’une population plus aisée (viande, vin, produits fabriqués…).
Des secteurs sont cepdendant en plein renouvellement : grand commerce, par grosses quantités ; réseau européen de banques à succursales (Florentins : Médicis ; Allemands du Sud..). L’Europe du Nord commence à devenir prépondérante, au moins sous certains aspects (production de masse, navigation…), mais pas pour la banque. Les pays périphériques sont colonisés économiquement par les Italiens, les Allemands : Norvège, Russie, Italie du S., Espagne du S…., Angleterre jusqu’à un certain point ; ils produisent des matières premières (laine, blé, peaux…) qui sont travaillées ensuite dans les villes industrielles, ou à la campagne sous le contrôle des marchands. La Champagne décline, des pôles nouveaux (Allemagne du S.) apparaissent.
Renforcement de l’État, malgré les crises politiques : depuis la fin du XIIe siècle, construction d’États modernes, avec services centraux, administrations locales plus ou moins formées de fonctionnaires (et non plus de vassaux), unification de la justice, armée professionnnelle… et une énorme inflation fiscale. Cette croissance de l’administration multiplie la documentation, de même que la diffusion générale de la culture (au moins « pratique » : lire, écrire, compter) chez une large élite laïque ; dès la fin du XIIIe siècle, certains secteurs possèdent tant de documentation qu’elle devient difficile à dominer par l’historien isolé : archives des villes italiennes (notaires et archives publiques), des grandes monarchies, des justices…