Origine, Recommencement et Émergence de la Littérature Québécoise par Rosa DE DIEGO MARTÍNEZ

Origine, Recommencement et Émergence de la Littérature Québécoise Rosa DE DIEGO MARTÍNEZ

Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses ISSN: 1139-9368
Vol 30, Núm. 1 (2015) 37-53 http://dx.doi.org/10.5209/rev_THEL.2015.v30.n1.45585
Origine, Recommencement et
Émergence de la Littérature Québécoise
Rosa DE DIEGO MARTÍNEZ
Universidad del País Vasco/Euskal Herriko Unibertsitatea
Departamento de Filología Francesa
rosa.dediego@ehu.es
Recibido: 10/06/2014
Aceptado: 05/11/2014
Résumé
L’article analyse l’émergence de la littérature francophone au Canada, sa formation et son évolution
dans trois grands moments de l’histoire littéraire de Québec : ses origines, avec les grandes lignes de
tous les différents textes qui fondent la vie littéraire de la Nouvelle France ; 1760, année de la défaite
qui marque la rupture des rapports avec la France et qui suppose un recommencement littéraire ; et la
Révolution tranquille, période où la littérature francophone canadienne devient proprement
québécoise. La question des origines, de l’orientation et de la transformation de la littérature française
au Québec est un projet littéraire inévitablement soumis à la question linguistique et à la définition
nationale.
Mots clés : Littérature Francophone du Canada, joual, Révolution tranquille, nationalisme, littérature
québécoise.
Origen, Nuevo comienzo y Emergencia de la Literatura de Quebec
Resumen
El artículo analiza la emergencia de la literatura francófona de Canadá, su formación y evolución, en
tres grandes momentos de la historia literaria de Quebec: sus orígenes, con las grandes líneas de los
diferentes textos que fundan la vida literaria de la Nueva Francia; 1760, fecha en la que la Nueva
Francia se convierte en una colonia inglesa, que supondrá un nuevo comienzo literario; y la
Revolución tranquila, periodo en el que la literatura francófona canadiense se hace propiamente
quebequense. La cuestión de los orígenes, de la orientación y de la transformación de la literatura
francesa en Quebec es un proyecto literario inevitablemente sometido a la cuestión lingüística y a la
definición nacional.
Palabras clave: Literatura Francófona de Canadá, joual, Revolución tranquila, nacionalismo,
literatura quebequense.
Origin, Resumption and Emergence of Quebecois Literature
Abstract
This article analyzes the emergence of francophone Canadian literature, its birth and evolution, in
three important moments in the literary history of Quebec: origins, approaching the founding texts of
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New France’s literary life; 1760, year in which New France becomes an English colony, originating a
new beginning; and the Quiet Revolution, period in which the francophone literature becomes strictly
Quebecois. The question of the origins, orientation and transformation of French literature in Quebec
is a literary project unavoidably subjected to the questions of language and national definition.
Key words: Francophone Literature in Canada, joual, Quiet Revolution, nationalism, Quebec
Literature.
Referencia normalizada
De Diego Martínez, R. (2015). « Origine, recommencement et émergence de la littérature québécoise ».
Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses, Vol. 30, Núm.1: 37-53.
http://dx.doi.org/10.5209/rev_THEL.2015.v30.n1.45585
Pour comprendre l’émergence de la littérature québécoise, la formation et
l’évolution de son imaginaire, on va aborder trois grands moments de l’histoire
littéraire du Canada français : ses origines, les grandes lignes de tous ces textes qui
fondent la vie littéraire de la Nouvelle France ; 1760, année de la défaite qui
marque la rupture des rapports avec la France et qui suppose un recommencement
littéraire, et la Révolution tranquille moment d’émergence de la littérature
québécoise.
Toute origine est un commencement, une première apparition qui explique un
fait nouveau. Il s’agit donc d’un moment inaugural, initial, qui signale l’ouverture
de la non-existence à l’existence. En Amérique du nord, le régime français
commence avec la période de la colonisation française, à partir des trois voyages de
Jacques Cartier (1534-1542) et la fondation du poste permanent de Québec en 1608
par Samuel Champlain. Jusqu’à la première moitié du XVIIIe siècle la colonie
développe un mode de vie qui lui assure la stabilité et le progrès. Les premiers
écrits de la Nouvelle France, très abondants, utilisent diverses formes, des récits de
voyage, des relations missionnaires, des histoires, des rapports administratifs de
fonctionnaires, des dictionnaires et des grammaires, des cartes, des écrits spirituels,
des lettres, des chroniques journalistiques. Il ne s’agit pas de textes de littérature
proprement dite, et en général et dans leur diversité et ambigüité (s’agit-il de
documents français ou de fictions canadiennes ?) tous veulent rendre compte de
l’expérience coloniale et missionnaire, des premières rencontres et découvertes dans
un environnement nouveau. On peut considérer de manière généreuse et ouverte ces
écrits fondateurs comme un point de départ, comme les origines littéraires qui
offrent en langue française des idées, des images et des documents précieux
(historiques, géographiques, botaniques, ethnologiques, cartographiques) pour la
connaissance des conditions de vie qui ont façonné l’imaginaire des Canadiens
français, une société américaine, à l’image du territoire métropolitain, mais en
même temps différente de la société française.
Dans ce sens on pourrait citer Les relations des voyages de Cartier et de
Champlain. Il s’agit tout d’abord des récits d’une aventure, avec de nombreux
documents qui apportent des renseignements sur l’histoire, l’ethnographie ou
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l’anthropologie. Ces premiers textes, entre l’aventure et l’inventaire, ont une
fonction instructive mais aussi distrayante, font la divulgation fidèle d’une
observation et d’un savoir, et aussi le récit subjectif d’une entreprise. Le répertoire
encyclopédique est ainsi modifié par un jeu intertextuel, par un discours manipulé et
rhétorique. Si ces textes sont des documents qui décrivent la découverte d’un
monde nouveau et l’évolution d’une nouvelle société métissée, ils sont aussi des
textes fictifs qui imaginent ce qu’on ne connaît pas. L’importance de ces écrits est
d’offrir des images et des représentations des origines idéologiques de la littérature
canadienne francophone.
Cette île est rangée de sablons et beaux fonds et possaige à l’entour d’elle à six et à sept brasses.
Cette dite île est la meilleure terre que nous ayons vue, car un arpent de celle-ci vaut mieux que
toute la Terre-Neuve. Nous la trouvâmes pleine de beaux arbres, prairies, champs de blé sauvage et
de pois en fleurs, aussi épais et aussi beaux que je vis oncques en Bretagne, qu’eux semblaient y
avoir été semés par laboureurs […] Cette île fut nommée l’île de Brion (Cartier, 1986 : 105).
Les Relations des jésuites et les lettres des religieuses, de valeur inégale, sont
aussi un témoignage religieux et ethnologique imposant qui se déroule sur un demisiècle.
Ce sont des textes considérés comme des documents précieux qui décrivent
la rencontre des deux mondes, le canadien et le français, leur mixité et leur
progressive contamination. Ces lettres permettent de voir surgir un monde nouveau
et de comprendre l’évolution des mentalités et de la société canadienne française,
une société marquée par l’égalité, par l’indépendance et par le goût de l’aventure.
Le nouvel imaginaire qui va se construire dans cette littérature est conditionné par
la présence du colon français, sa langue, sa religion, ses moeurs, dans un espace
immense, des proportions inouïes, parcouru par l’eau du Saint-Laurent, avec
l’influence déterminante d’un climat rigoureux, surtout l’hiver, et par les hommes
qui l’habitent, l’indien, le bon sauvage, le primitif.
Tu nous dis […] que nous sommes les plus misérables et les plus malheureux de tous les
hommes, vivant sans religion, sans civilité, sans honneur sans société […], comme des bêtes dans
nos bois et dans nos forêts, privés du pain, du vin et de mille autres douceurs que tu possèdes avec
excès en Europe. […] Apprends donc, mon frère, une fois pour toutes puisqu’il faut que je t’ouvre
mon coeur, qu’il n’y a pas de Sauvage qui ne s’estime infiniment plus heureux et plus puissant que
les Français (Leclerc, 1999 : 78-84).
Tous ces premiers textes de la Nouvelle France, écrits entre 1534 et 1760,
composent un ensemble cohérent et façonnent un imaginaire nationaliste et l’avenir
littéraire québécois. Même sans librairies, sans imprimerie, sans journaux, il y a une
dynamique littéraire considérée comme “l’activité d’un certain nombre de
personnes qui sont en rapport d’écriture les uns avec les autre” (Lemire, 1991 : 26).
Un groupe de religieux, agriculteurs, militaires, explorateurs ou administratifs,
venus de France, avaient essayé d’adapter leur imaginaire français à la réalité
américaine. Les récits de découvreurs ou explorateurs comme Cartier, Champlain,
Sagard ou Lahontan, les documents historiques de Charlevoix, les lettres des
missionnaires comme Jean de Brébeuf ou Paul Lejeune, ou des religieuses et
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éducatrices comme Marie Morin ou Marie Guyard, jettent les bases de ce qui va
devenir l’idéologie dominante dans le Canada francophone. La littérature trouve
encore difficilement sa voie, mais une certaine imagination européenne a
commencé déjà la construction d’une Amérique francophone mythique. Une
dimension fondamentale de cette littérature, qui deviendra dans l’évolution de notre
parcours ouvertement québécoise, se trouve déjà dans ce berceau : certaines idées
s’emparent de la pensée nationaliste, s’imposent à elle et trouvent un de leurs
espaces de développement les plus stables dans la création d’une culture et une
littérature nationales. Le littéraire est présent dans l’encyclopédique, de manière que
quand cet univers du réel est décrit littérairement il devient facilement mythique (de
Diego, 2002 : 279-287). Mais il faut comprendre que le modèle français est plus un
élément d’arrêt dans le développement d’une littérature originale qu’un substrat
positif pour la nouvelle culture.
Autour de 1760, date qui marque la rupture des rapports entre la France et le
Canada, on peut affirmer qu’en Amérique du nord, on assiste à une modification des
conditions sociales de l’écriture (en plus cette date coïncide avec l’avènement de la
première imprimerie, en 1764). La conquête constitue politiquement une rupture
dans le cours de l’histoire qui va bouleverser le destin national : rapports de
colonisateur au colonisé, répression d’une conscience et d’un discours, relation de
continuité et de rupture. Cette nouvelle et deuxième étape implique un
recommencement dans/de ce monde canadien français. L’évaluation des
conséquences de la conquête anglaise de 1760 constitue un enjeu sur lequel les
historiens sont encore divisés, mais en tout cas elles sont terribles : on passe de la
“libération” de l’impérialisme français à “l’écrasement” d’un peuple par un ennemi
étranger. Les analyses officielles des historiens, comme celle de Garneau, affirment
avec netteté qu’après la Conquête, la race canadienne, issue de la race française, est
un peuple homogène, patriotique et solidaire, et que pour éviter d’être réduits à
l’état de minorité, ils doivent rester “fidèles à eux-mêmes”, à leur langue, leur
religion, leurs traditions. Cette nouvelle génération canadienne cherchera à définir
son imaginaire apparemment libérée des héritages et des origines, sans avoir
comme référent obligatoire ou inévitable la France, l’Europe. Après les premiers
écrits de la Nouvelle France, qui ont déterminé la naissance d’une littérature
canadienne d’expression française, en 1760, succède une période de résistance, de
survivance, qui débouchera dans la quête d’une conscience e identité québécoises.
Dans cette deuxième étape, la littérature oscille entre la rupture et la continuité avec
la période précédente, entre un imaginaire populaire et un imaginaire savant, entre
l’adaptation et la soumission, entre l’écrit et l’oral. Le colon français au Canada,
après avoir été séduit par l’immensité du territoire, s’installe et s’identifie à un
espace et à une civilisation, mais sans se libérer complètement de ses origines. Un
nouveau Canada émerge, où le colon adapte et intègre son désir de perpétuer
fidèlement en Amérique la culture française à la nouvelle réalité immense et infinie.
Le roman de Léon-Paul Desrosiers, Les Opiniâtres, publié en 1841, explique
clairement cette situation schizophrénique des recommencements au Canada
francophone, où la tradition affronte la modernité. Il s’agit d’un court roman
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historique, retraçant la vie, les difficultés et les espoirs des premiers colons français
arrivés en Nouvelle-France. Les deux protagonistes, Pierre de Rencontre et son fils
représentent les deux attitudes contradictoires. À cette époque, la plus
problématique de toute l’histoire de la colonie, les guerres iroquoises avaient
dévasté leurs logements, mais la mère patrie, la France, avait d’autres
préoccupations (la Fronde, la guerre avec l’Espagne, etc.). Paul, le fils aîné, né au
Canada, sans rien connaître de la culture européenne, s’adapte immédiatement à la
nouvelle situation et se livre à un combat fécond. Il veut convaincre les autres d’en
faire autant, mais son père s’y refuse, car il affirme être venu non pas pour s’adapter
et adopter les moeurs des sauvages, mais pour les civiliser.
Après la défaite de 1760, les Canadiens cherchent un sens nouveau à leur
monde, où ils n’ont plus comme référent obligatoire la France européenne. La
France devient donc définitivement un pays étranger et les Canadiens devront
fonder par eux-mêmes leur identité, aussi bien sur le plan politique, qu’idéologique,
avec une interprétation de leur histoire mythifiée. Ils ont la conscience d’un
recommencement du monde en ce nouveau continent. S’il est évident qu’une
certaine fidélité à l’égard de la France a perduré pendant quelque temps, au
lendemain de la Conquête, les habitants du Québec ont trouvé dans la politique
anglaise des vertus que l’administration de la France ne possédait pas.
L’attachement aux traditions religieuses et agricoles cohabite avec une adhésion au
mode de fonctionnement politique anglais. La plupart des écrits reflètent le dialogue
entre l’ici et l’ailleurs, c’est-à-dire, le réaménagement du nouveau continent en
accord avec un imaginaire importé, hérité, transmis. S’il est accepté dans l’histoire
littéraire que le premier roman de la littérature canadienne-française est Le
chercheur de trésors ou l’Influence d’un livre de 1837, signé par Philippe Aubert de
Gaspé fils, et le premier recueil de poésie paraît en 1830, Satire, épîtres, chansons et
épigrammes de Michel Bibaud, dans cette période les genres littéraires sont encore
à l’état embryonnaire. Seul le conte (plus de 1.000 contes ont été publiés dans les
journaux ou les périodiques) a joui d’une étonnante popularité tout au long du XIX
siècle (Anoll, 2001 : 107-115). Les raisons de ce succès résident dans son
adaptation par sa longueur à une société peu scolarisée et dans sa considération
comme un divertissement sain qui échappait facilement au control du clergé.
Évidemment le récit bref, toujours fidèle à la morale catholique, est exemplaire et
constitue un témoignage de la richesse de l’imaginaire et de la tradition orale. Peu à
peu le Canada français dessine une culture et une littérature nationales, teintées de
folklore et de romantisme, dont la structure imaginaire va continuer avec une
tradition esquissée dans ses débuts et jusqu’à l’émergence de la littérature
québécoise contemporaine, troisième et définitive étape de cette analyse.
Le colon français est, peu à peu, plus américain qu’européen, et il lutte pour
survivre en français en terre américaine. La littérature exprime le combat
patriotique, conservateur, nationaliste, une idéologie de survivance dont
l’imaginaire est catholique, rural et francophone. Ce nationalisme singulier va
conjuguer un instinct politique, l’omniprésence religieuse et la différence
linguistique, et va se refugier absolument dans l’argument culturel. Dans ce sens
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c’est extrêmement illustratif le roman du terroir, qui projette un idéal de continuité
et une idéologie de résistance aux forces du progrès : dans ses trois variantes, le
roman de la terre paternelle, l’agriculturaliste et le colonisateur, le genre du terroir
raconte avec réalisme et, en même temps avec une forte dose d’idéalisme,
l’installation des premiers colons et leur désir de perpétuer la race canadiennefrançaise
:
Il faut rester dans la province où nos pères sont restés, et vivre comme ils ont vécu, pour obéir
au commandement inexprimé qui s’est formé dans leurs coeurs, qui a passé dans les nôtres et que
nous devrons transmettre à notre tour à de nombreux enfants : Au pays du Québec, rien ne doit
mourir et rien ne doit changer (Hémon, 1990 :194).
Toute la littérature du XIX siècle, le conte, le roman ou la poésie des auteurs
comme Crémazie ou Nelligan, s’inscrit dans un courant esthétique du terroirisme
qui soutient une propagande idéologique en faveur de la colonisation, de la tradition
et du nationalisme. Dans ces écrits de fidélité, ainsi qu’on les a appelés aussi, la
terre, espace mythique du bonheur et de richesse, est idéalisée : on vante leurs
beautés, sans aborder les misères et les privations que les colons doivent s’imposer.
Le terroir, fortement manichéen et idéologisé, mythifie la vie des champs et
condamne la vie urbaine comme espace de malheur. La seule mission est de
conserver intactes la langue, la religion et travailler la terre des ancêtres : Restons
chez-nous !, proclame un autre écrivain du terroir, Damase Potvin (Fernández,
2001 : 44-51 ; De Diego, 2002 : 296-301). Le Québec français a préféré sa langue et
sa foi, en préservant la tradition, aux bénéfices apportés par les forces du progrès.
Patrice Lacombe décrit la vie de l’habitant canadien selon un modèle de perfection :
“La paix, l’union, l’abondance régnaient donc dans cette famille ; aucun souci ne
venait en altérer le bonheur. Contents de cultiver en paix le champ que leurs
ancêtres avaient arrosé de leurs sueurs, ils coulaient des jours tranquille et sereins”
(Lacombe, 1981 : 20).
La littérature de cette période favorise l’idéologie conservatrice et le
nationalisme en soulignant le caractère distinct de la culture canadienne-française
par rapport à celle de la France. L’historien François-Xavier Garneau, dans le
“Discours préliminaire” de son Histoire affirme que les Canadiens étaient peu
nombreux pour pouvoir ouvrir une voie nouvelle aux autres sociétés ou se mettre à
la tête d’un mouvement à l’échelle mondiale. Pour lui le problème se trouve dans le
fait que le peuple canadien français est trop resserré en lui-même, avec une
inflexible obsession de conserver la religion, la langue et la terre. C’est aussi le
raisonnement par lequel plusieurs auteurs, comme Robert Charbonneau, considèrent
qu’il faudrait se séparer de la mère patrie, de la France, pour définir un
canadianisme, une personnalité canadienne. Son livre La France et nous est, dans
ce sens, illustrateur d’un changement par rapport au terroirisme, car il aspire à “des
oeuvres intégralement canadiennes mais d’une portée universelle” (Charbonneau,
1993 : 22, 23), tout en acceptant être profondément attachés à “la France historique”
et “a la culture française” (Charbonneau, 1993 : 66). L’auteur propose un
changement dans cette histoire de la littérature canadienne-française : ni
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entièrement française ni absolument américaine. Ses considérations rejoignent
celles d’Octave Crémazie dans sa fameuse lettre de 1867 dirigée à son ami et
éditeur, l’abbé Casgrain, où il analyse avec réalisme et pessimisme aussi la
littérature canadienne française, assise entre un espace américain et un temps
européen, et il envisage la possibilité qu’elle soit universelle, reconnue partout dans
le monde, malgré sa fidélité à la langue et à la quête d’identité :
Plus je réfléchis sur les destinées de la littérature canadienne, moins je lui trouve de chances de
laisser une trace dans l’histoire. Ce qui manque au Canada, c’est d’avoir une langue à lui. […]
Je le répète : si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient
l’attention du vieux monde. Cette langue mâle et nerveuse, née dans les forêts de l’Amérique,
aurait cette poésie du cru qui fait les délices de l’étranger. On se pâmerait devant un roman ou un
poème traduit de l’iroquois, tandis que l’on ne prend pas la peine de lire un volume écrit en
français par un colon de Québec ou de Montréal. Depuis vingt ans, on publie chaque année, en
France, des traductions de romans russes, scandinaves, roumains. Supposez ces mêmes livres
écrits en français par l’auteur, ils ne trouveront pas cinquante lecteurs. […]
Il en doit être ainsi de l’écrivain canadien. Renonçant sans regrets aux beaux rêves d’une gloire
retentissante, il doit se regarder comme amplement récompensé de ses travaux s’il peut instruire et
charmer ses compatriotes, s’il peut contribuer à la conservation, sur la jeune terre d’Amérique, de
la vieille nationalité française (Crémazie, 1976 : 90, 91, 92).
Et dans cette polémique, au début du XIX siècle, monseigneur Camille Roy
publie deux textes très importants pour soutenir ce nationalisme littéraire, Essais
sur la littérature canadienne-française et Manuel d’histoire de la littérature
canadienne de langue française. Il demande aux écrivains canadiens de privilégier
la rhétorique du terroir et de faire l’apologie des valeurs qui s’y rattachent :
l’agriculture, la langue française et la foi catholique. Il prône une nationalisation de
la littérature canadienne, c’est-à-dire, traiter les sujets canadiens de manière
canadienne. Dans ce sens le protagoniste du roman L’appel de la race de Lionel
Groulx affirme : “Nous ne valons ici-bas qu’en fonction d’une tradition et d’une
continuité” (Groulx, 1956 : 24).
Dans ce contexte, la grande dépression, la crise économique, l’industrialisation
et l’urbanisme provoquent une émigration massive vers les milieux urbains. Le
monolithisme de la société se brise et apparaissent les premières fissures entre le
monde rural et l’urbain et entre les classes sociales. La ville va tarder à prendre une
place importante dans les textes littéraires. Au début elle reste un simple décor, le
lieu de déchéance, d’oppression et de malheur qu’elle a toujours représenté dans le
roman du terroir. Mais la vision nostalgique de la vie sur la terre va subir une
transformation idéologique et imaginaire et la ville déconstruit la vision terroiriste.
La ville, notamment Montréal et Québec, deviennent plus qu’une atmosphère et
comme dans les autres littératures, accèdent au statut de personnage littéraire.
Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy est sans doute le roman fondateur dans
l’histoire du roman urbain parce qu’il fixe les éléments de l’imaginaire de la ville
(De Diego, 1997 : 153-170). Un imaginaire qui décrit avec un réalisme tragique une
société hétérogène et en plein bouleversement, à travers ce personnage-type qui va
de la campagne à la ville. C’est la représentation textuelle de la révolution littéraire
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qui se produit dans les années quarante et qui précède la Révolution tranquille des
années soixante. La littérature exprime la nécessité d’un changement dans tous les
plans.
Mais que cette ville l’appelait maintenant à travers Jean Levesque. À travers cet inconnu, que les
lumières lui paraissaient brillantes, la foule gaie, […]. Jamais elle n’avait rencontré dans sa vie un
être qui portât sur lui de tels signes de succès. Il pouvait bien, ce garçon, n’être qu’un mécanicien
en ce moment, mais déjà elle ne doutait pas plus de sa réussite dans l’avenir, dans un avenir très
rapproché même, que de la justesse de l’instinct qui lui conseillait de s’en faire un allié (Roy,
1993 : 37).
À travers ce parcours rapide on a pu entrevoir quelques images et
représentations récurrentes qui constituent les fondements de la littérature
québécoise, son ascendance canadienne-française, dont les signes trouvent leur
formulation dans ces textes (et autres) et dont l’ensemble forme une sorte de
structure, d’idéologie monologique. Le sentiment patriotique, le souvenir idéalisé
de l’Amérique française et l’identité québécoise, sont les piliers qui justifient la
naissance et l’appropriation d’une littérature, d’une tradition littéraire. Le texte
québécois va surgir, émerger, à partir de la découverte d’un pays, puis de sa
dissolution dans la Conquête, dans une tradition, à travers les fissures des vieux
textes des origines canadiennes francophones : “l’avenir, le présent même ne se
possèdent, ne s’inventent, que sur la base solide d’une continuité, d’une tradition”
(Vachon, 1968 : 250). Selon cette logique, le terme québécois remplacera
progressivement et de manière indéniable celui de canadien-français, comme
évolution, transformation et émergence littéraires à partir des années 60.
J’appelle écriture l’acte par lequel un homme tente, la plume à la main, une aventure dont il ne
peut sortir victorieux ; pose et tente de résoudre une question insoluble –question de vie ou de
mort– qu’il ne peut pas ne pas poser. C’est la somme des écrits nécessaires d’un homme, d’une
nation.
J’appelle écriture canadienne, la somme des textes réalisés sous l’Ancien Régime, qui tentent de
conjurer, en français, l’improbabilité d’une installation humaine, en Amérique septentrionale…
J’appelle écriture québécoise les textes qui, depuis plus d’un siècle se nourrissent, et naissent,
d’un doute réel quant à la possibilité d’une installation française en Amérique britannique du Nord.
Ce sont les seuls vivants (Vachon : 1973 : 194 ; l’italique est de moi).
Dans cette complexe et âpre réussite d’une connaissance lucide de la réalité
spécifique québécoise, deux concepts s’imposent : “conscience ” et “aliénation”. La
prise de conscience d’une réalité aliénée par l’homme québécois est indispensable
dans ce processus vers la modernité qui va marquer l’évolution de cette littérature.
Le slogan des libéraux de Lévesque clame en 1960: “Il faut que ça change”. Pour
comprendre ce projet transformationnel radical de la société canadienne, entre le
renouement avec quelques traditions et le reniement, il faudra aborder la tranquillité
d’une révolution.
La Révolution tranquille éclate sous la pression d’un peuplé exclu de sa propre
histoire. L’ancienne structure rurale révolue, des réformes politiques, sociales,
administratives, économiques étaient devenues nécessaires et inévitables, voire
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urgentes. Tout se met à changer : du Gouvernement aux syndicats, de l’Église à
l’enseignement. Le mouvement laïc est largement appuyé par les intellectuels, les
créateurs, les communicateurs. L’industrialisation et l’urbanisation ont rendu les
syndicats indispensables. Les mouvements indépendantistes et féministes
réussissent d’importantes conquêtes. L’enseignement laïc est une des réformes les
plus spectaculaires : “qui s’instruit, s’enrichit”. L’économie se modernise, la
technologie se renouvelle. La langue et la culture constituent l’instrument du
nationalisme québécois. Le Québec a conscience d’être une société bien définie,
différente de celle du Canada anglais, et il entre en conflit avec le fédéralisme
canadien. C’est l’heure des nationalisations et des réformes. Toutes les
transformations sociales, familiales et religieuses entrainées par la Révolution
tranquille accélèrent la mutation du référent et l’affirmation d’une identité nationale
et culturelle: Canadien, Canadien-français, Canadien de langue française,
Québécois. Désormais on ne se dit plus Canadien français mais Québécois. Ce
projet québécois, connu partout dans le monde, sert à définir les fondements de la
littérature québécoise. Une littérature qui est une réécriture du passé, mais qui
apparaît en même temps sous le signe de la rupture exigée par une idéologie de
transformation et d’évolution : contre la religion, elle se définie laïque, contre la
langue normative du colonisateur, elle utilisera le joual. Son effervescence est sans
précédent et dans tous les genres, essai, poésie, roman, théâtre. Même la création
des revues aura une influence déterminante dans son évolution. Tous les
protagonistes coïncident dans la dénonciation de l’oppression et l’aliénation d’un
peuple. La modernité québécoise est le résultat de cette Révolution qui devra, tout
d’abord et avec urgence, résoudre une problématique linguistique. On a substitué la
langue à la croyance catholique comme nouveau ciment de la nation, et elle se
transforme en l’assise principale d’un projet politique devant mener le Québec à la
création d’un État souverain : les Canadiens francophones sont devenus Québécois.
Lise Gauvin analyse très bien la question :
Littérature d’Amérique, la littérature québécoise est, depuis ses débuts, marquée par le double
enjeu que constitue son développement en français. Enjeu politique d’abord, car le sort d’une
littérature est inextricablement lié à celui de la collectivité et de la langue dont elle procède. Si tout
écrivain a jusqu’à un certain point mandat à la fois de défendre et de transformer la langue,
l’écrivain québécois se trouve dans la situation inconfortable d’avoir à recommencer constamment
un combat pour que le français demeure chez lui la langue de l’État, de la culture et des
communications. Enjeu esthétique également. Que signifie écrire en français ? Toute la littérature
québécoise est traversée et hantée par une sorte de surconscience linguistique qui a provoqué, au
cours des époques, les stratégies textuelles les plus diverses. Mais cette surconscience est aussi une
conscience de la langue comme d’un laboratoire de possibles, d’un matériau dont les données sont
en constante mutation. Le français pluriel maintenant revendiqué et pratiqué par les écrivains de la
francophonie conduit à repenser les notions de norme et d’écart et à revoir le dialogue du centre et
de la périphérie (Gauvin, 1998 : 32-33).
Surconscience, c’est-à-dire une conscience assidue, récurrente de la langue
comme un espace de création et de réflexion, comme une sorte d’atelier de
potentialités. L’écrivain francophone et québécois est obligé de penser, de repenser
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la langue. La surconscience implique une position d’inconfort dans la langue et cela
entraine une possibilité féconde de production réflexive et rénovatrice dans un sens,
mais aussi d’éloignement d’un modèle linguistique imposé où l’on vit dans le
complexe. Cette question a été posée par plusieurs auteurs tout au long de
l’histoire littéraire du Canada français, comme Crémazie, que nous avons déjà
écouté définir la littérature canadienne comme une littérature marginale de la langue
française : “ce qui manque au Canada c’est d’avoir une langue à lui….” (Crémazie,
1976 : 91). La langue y a toujours été un sujet omniprésent, fondamental dans la
transformation et l’émergence de la littérature au Québec. Il faut couper le cordon
ombilical et définir une légitimité linguistique face à la langue française, fictive, de
la littérature-mère, et en même temps, réussir un projet de littérature nationale
propre, qui exigerait également une langue propre. La question linguistique est le
catalyseur d’une identité, d’une autonomie et d’une littérature. Et dans ce sens Lise
Gavin propose la dénomination de cette littérature française de Canada comme
littérature de l’intranquillité (Gauvin, 2004 : 259), puisque l’utilisation linguistique
de l’écrivain francophone est un emploi équivoque, de soupçon et de douleur. De
toute évidence il y a un engagement de l’écrivain dans la langue, un langagement
(Gauvin, 2000).
À ce propos il faut souligner, entre autres, le rôle joué par la revue Liberté, où
plusieurs écrivains ont dénoncé la fatigue culturelle et la situation d’infériorité des
Canadiens français, ainsi que leur langue humiliée. Également dans les pages de la
revue Partis pris, une revue laïque, socialiste et indépendantiste, on propose une
nouvelle dénomination de la littérature canadienne écrite en langue française :
littérature québécoise. On remet en cause la fonction esthétique de la littérature et
on méprise le conflit sur s’il faut écrire en canayen ou en français (de France) : les
écrivains de Parti pris invitent à utiliser le joual dans la littérature avec une
intention contestatrice, engageante et provocatrice. Le joual, un mot que le Frère
Untel avait popularisé, est la langue populaire de certains quartiers urbains, surtout
montréalais, une langue qui reflète une infériorité (économique, sociale, culturelle),
qui est le symptôme d’une aliénation et l’expression d’un défi à la norme française:
Nous refusons de devenir de beaux eunuques protégés de la peste ; les derniers Français d’une
“province of Québec” composée d’une part de Canadiens anglais et d’autre part d’ex-Canadiens
français anglicisés. Nous refusons d’être les Français de service ; une couronne française sur une
tête jouale. Nous refusons de servir à maquiller par notre beau langage le langage pourri de notre
peuple (Godin, 1965 : 57).
Cette revue, à travers Laurent Girouard, définissait le joual comme une forme
linguistique orale, née de l’absence d’une langue nationale, mais aussi par la
cohabitation et la domination d’une langue étrangère. Le joual entre en littérature
par la scène théâtrale. Michel Tremblay justifiait l’audace d’écrire en joual sa pièce
Les Belles-Soeurs par souci d’exactitude, de réalisme, de vraisemblance, car il
affirme ne pas vouloir tricher, mais faire parler ses personnages avec les expressions
qu’ils utilisaient dans leur vie tous les jours (Gauvin, 1993 : 337). Les Québécois
redécouvrent et apprennent à aimer cette langue trop souvent ignorée, méprisée,
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regardée de haut, de loin. Écouter le joual sur la scène d’un théâtre, lieu de haute
culture, signifie se libérer de complexes et trouver sa place dans le monde littéraire.
Moé, y’a rien au monde que j’aime plus que le bingo! Presque tous les mois, on en prépare un
dans’paroisse! J’me prépare deux jours d’avance, chus t’énarvée, j’pense rien qu’à ça… Moé, y’a
rien au monde que j’aime plus que le bingo!…Là c’est ben simple, j’viens folle! Mon Dieu, que
c’est donc excitant, c’affaire-là!… Moé, y’a rien au monde que j’aime plus que le bingo!…Y faut
que je gagne! Y faut que je gagne! Y faut que je gagne! (Tremblay, 1993 : 59-60).
Cependant le joual écrit dans les pièces de Tremblay est modifié, maîtrisé,
recomposé, par le rythme, la syntaxe, l’accumulation. Il devient littéraire (De
Diego, 2002 : 70-86). Lise Gauvin a montré les processus de littérarisation du joual
dans les Belles-Soeurs à travers “une écriture de l’oralité qui s’effectue par un
transcodage complexe” (Gauvin, 1993 : 344). Ce n’est pas la quête d’un simple
effet du réel, mais la recherche d’une langue et d’une identité propres, québécoises,
d’un effet joual “L’effet Tremblay est un effet complexe, fortement appuyé sur un
système de représentations, dans l’écrit, de l’oralité des langages sociaux, mais un
système plus voisin du traitement poétique que de l’imitation dite réaliste” (Gauvin,
1993 : 357). Avec Les Belles-Soeurs de Michel Tremblay le joual est devenu
littérairement légitime : défi, défense et définition d’une spécificité, d’une langue
québécoise. Dans les pièces de théâtre suivantes, comme Albertine en cinq temps
(1984) ou Le Vrai Monde ? (1987), et dans le cycle romanesque postérieur (“Les
Chroniques du Plateau Mont-Royal”), une fois la langue standardisée, légitimée,
Tremblay atténue sa radicalisation et ses effets de contraste et de provocation,
causés par l’accumulation des particularismes (De Diego, 2002 : 123-128). Mais
Tremblay n’est pas le seul acteur dans cet enjeu. Entre autres, on peut citer par
exemple Jacques Godbout, essayiste et romancier, qui n’a cessé de réfléchir à la
question de la langue et à ce propos il déclare dans la revue Liberté :
Tout ce que les écrivains québécois tentent, avec plus ou moins d’habileté, de dire aux écrivains
français d’Europe, c’est que la langue française littéraire est trop polie, trop cultivée, trop usée,
trop étiolée, trop instruite, trop codifiée, trop propriété privée, trop correcte pour l’usage que nous
voulons en faire. Nous avons besoin, pour entrer dans l’histoire et violer l’espace/temps américain,
d’un français plus souple et plus fou et plus utile que le leur, nous avons besoin d’un français
sauvage, le Québécois, pour nous civiliser (Godbout, 1974 : 33).
La littérature québécoise est le miroir de l’évolution de la destinée du Québec.
Les lettres acquièrent un niveau d’autonomie à travers la question de la langue. Le
joual est outil de résistance et d’affirmation d’une parole de plus en plus autonome,
conforme à la réalité historique et particulière de Québec. Il témoigne d’une
authentique entrée cohérente du réel dans le langage, servant ainsi à justifier
historiquement une québécitude. Dans ce sens, dans les romans de Réjean
Ducharme la langue occupe aussi une place d’exception : c’est le sujet de réflexion,
d’imagination et de fiction (De Diego, 2010 : 164). “En bérénicien, le verbe être ne
se conjugue pas sans le verbe avoir” (Ducharme, 1966 : 21). L’écriture est une
aventure langagière, une recréation, une performance à partir d’autres textes. Le
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lexique présente sans doute une grande richesse et variété, par exemple à travers les
onomatopées qu’il a lui-même créées: “Dondondondaine” (Ducharme, 1966 : 129).
Le texte de Ducharme est parsemé de québécismes comme “à mort” : “mystérieux
à mort […] gourmé à mort” (Ducharme, 1966 : 152). Il présente également des
mots et expressions anglais, sinon des phrases entières : “Je ne serai la girl-friend
d’aucun garçon, et aucun garçon ne sera mon boy-friend” (Ducharme, 1966 : 237).
L’auteur se plaît à semer quelques mots et expressions d’autres langues étrangères,
comme l’espagnol : “Adiós amigo” (Ducharme, 1966 : 267), l’allemand : “Off vie
dher Zen!” (Ducharme, 1966 : 267), le portugais : “Mamaninha” (Ducharme, 1966 :
310) ou le latin : “Chamomor est guérie. […] elle peut recommencer à se nourrir
“sub utraque specie”” (Ducharme, 1966 : 310). Ce travail incessant avec la langue,
cette poétique interdiscursive, entre collages, pastiches et recyclages, brouille le
sens, mais sans pourtant exclure l’aspect référentiel du texte. La création
ducharmienne est surtout une réflexion sur l’écriture elle-même, sur le pouvoir du
langage, une interrogation sur le besoin d’une langue différente, une mise en cause
de la signification de la littérature, entre la révolte et l’ironie. L’écriture rompt les
normes, s’éloigne des références traditionnelles, questionne la lisibilité du littéraire.
La langue éclate à chaque ligne pour intensifier la québécitude, mais en même
temps réfléchit et parle, de manière obsédante et récurrente, sur certains sujets qui
se promènent à travers les romans de Ducharme, comme la ville et les
transformations sociales, les différents espaces affectifs, la perte de valeur du
patrimoine littéraire et culturel, la désacralisation de modèles et d’influences
traditionnels.
Le joual, cette langue française du Québec, est devenue à partir de la Révolution
tranquille, le symbole de l’identité du peuple québécois, l’emblème de son statut et
de sa condition dans un pays, même dans un continent, majoritairement
anglophone. Mais cette question est, à l’heure actuelle, de l’histoire ancienne. Il
n’est pas étonnant dans ce sens qu’une des principales préoccupations de tout
Québécois soit justement la survivance du français. Sans doute l’anglais restera la
principale langue internationale de communication et d’affaires au Canada, mais
sans l’existence d’une forte minorité francophone, le Canada ne serait pas une
fédération et il n’y aurait pas d’État et de gouvernement du Québec. Grâce aux
grandes décisions politiques et aux efforts économiques d’incidence linguistique, et
grâce aussi à la lutte revendicatrice des écrivains et des artistes, la langue française
au Québec réussit à assurer sa présence dans un bilinguisme stable au Canada. Le
lent cheminement des Franco-Canadiens, dits Québécois, a conduit vers une
maturité linguistique, vers une autonomie où la langue a un nouveau visage, un
mélange entre les anciennes origines et la modernité. Dans sa Défense et illustration
de la langue québécoise, Michèle Lalonde signale que :
Par Langue Québecoyse, je n’entends pas autre chose que la Langue Françoyse elle-même, telle
qu’elle s’est tout naturellement déterminée en Nouveau Monde, à cent mille lieux de la Mèrepatrie
mais sans horrible complexe d’OEdipe, empruntant au besoin tantôt un mot indien, tantôt un
terme anglais mais non pas cinquante mille (Lalonde, 1980 :19).
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Cette singulière et curieuse langue française est devenue l’instrument
sociologique premier d’un nouveau pays, ni américain, ni français, québécois. La
littérature québécoise est une littérature moderne, qui parle français, mais il s’agit
d’un français singulier, et qui exprime autrement l’Amérique. Car l’Amérique
structure pareillement le texte québécois contemporain. Jacques Godbout dans Une
histoire américaine ou dans Les Têtes à Papineau a bien défini la coexistence de
ces deus cultures, l’anglaise et la française, l’européenne et l’américaine.
Également, Jacques Poulin, dans Volkswagen Blues offre aussi une excellente
illustration de ce métissage spatial, historique et aussi culturel et littéraire. D’autre
part, les questions de l’identité, la langue et l’autre ont été transformées et déplacées
par la littérature migrante, par l’importante présence d’une littérature produite par
des écrivains venus d’ailleurs qui ont choisi le Québec et la langue française comme
langue et lieu de création. La littérature migrante, transculturelle et interculturelle, a
contribué à enrichir et à redéfinir la littérature québécoise elle-même : “Quelle
angoisse certains après-midi –Québecité– québecitude– je suis autre. Je
n’appartiens pas à ce Nous si fréquemment utilisé ici– Nous-autres– Vous-autres”
(Robin, 1993 : 54).
Cette entreprise envisagée dans la Révolution tranquille avec un travail sur le
langage, le refus de reproduction de modèles hérités et la conquête d’une langue
propre et différente a servi à reformuler et réécrire l’histoire et l’espace national.
Mais la modernité s’exprime aussi thématiquement. Et si l’on cherche un thème
récurrent dans les lettres canadiennes en langue française à partir des années 60,
celui du “pays” apparaît de manière obsessionnelle: “tout écrivain québécois parle
en définitive du pays… cette fatalité du pays pèse indistinctement sur tous”
(Laroche, 1970 : 99). Un bon exemple à ce propos est Jacques Ferron qui intitule en
1962 son recueil, Contes du pays incertain; il veut souligner la
situation certaine d’un pays qui vient d’être remodelé, offrant ainsi une définition
de la littérature québécoise : “par le biais du théâtre [aussi], Ferron ne fait que
poursuivre l’effort qu’il mène dans le conte : rendre le pays certain. Le conte est le
genre inaugural, celui de la naissance d’un peuple. Le théâtre par contre c’est celui
de sa maturité. Un peuple ne peut se donner en spectacle à lui-même s’il est encore
en quête de son identité” (Laroche, 1970 :176). Dans ce sens, Laurent Mailhot va
définir l’écriture de Ferron comme “l’écriture certaine d’un pays incertain”, à
l’image même du parcours de la littérature du Québec (Mailhot, 1971 : 202). La
mythologie ferronienne des origines est profondément structurée autour d’un
brouillage des origines : le métissage, l’expression de l’altérité, la reconnaissance de
l’interaction et de la contamination réciproque des cultures en contact restent des
éléments récurrents. Depuis l’édition intégrale des Contes (1968), les sous-titres,
Contes anglais et Contes du pays incertain forment un couple inséparable, comme
si Ferron voulait neutraliser l’influence française par l’influence anglaise.
L’idéologie du pays réaménage la littérature, une littérature qui se fait, qui se
modernise, toujours entre la parole et le silence, entre la prise de conscience de la
réalité et l’aliénation : “Comprendre la littérature, pour nous, c’est la comprendre
aujourd’hui et ici : c’est aider le Québec à s’approprier l’entier domaine de la
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culture d’expression française : c’est faire sa littérature” (Vachon, 1970 : 6).
Comment faire alors pour que l’espace français soit autre chose qu’un espace
d’exil ? Par le chemin de la langue : “c’est un français ancien qui revient à la
surface, qui aboutit au français” (Ferron et L’Hérault, 1997 : 149).
À cet égard, la poésie est un des genres littéraires où la thématique du pays va se
révéler avec une grande force, surtout à partir des années 60, tout d’abord par les
éditions de l’Héxagone et de Parti pris. Laroche signale à ce propos que “tout
écrivain québécois parle en définitive du pays, en poésie autant sinon plus
qu’ailleurs ” (Laroche, 1970 : 99). Également, Gille Marcotte considère que le pays
émerge et détermine l’évolution littéraire québécoise : “Si l’on cherche un thème
qui puisse faire l’unité de la poésie canadienne-française, depuis une vingtaine
d’années, celui du pays s’impose” (Marcotte, 1971 : 11). L’écriture de nombre de
poètes de l’époque s’émancipe des préoccupations subjectives ou métaphysiques
pour expérimenter et communiquer l’espace québécois. À ce propos on pourrait
citer les expressions poétiques de Miron, Giguère, Lapointe, Chamberland, Hénault,
Grandbois, Brault, Ouellette (Alfaro, 2001 : 257-266). Miron manifeste, par
exemple, son désir de fonder une poésie implantée dans le pays : il a toujours
combattu pour la langue et l’avenir du Québec. La montée du mouvement
nationaliste offre une chaire à la poésie du pays. Ce thème est bien sûr marqué et
idéologisé, mais il est aussi fétiche, un espace rêvé et poétisé. Le langage poétique
réinvente une réalité, l’espace d’un pays : “Je suis sur la place publique avec les
miens/la poésie n’a pas à rougir de moi/ j’ai su qu’une espérance soulevait ce
monde jusqu’ici ” (Miron, 1993 :100). La littérature québécoise tient ainsi, encore
une fois, à la tradition et à la modernité, à la continuité et à la rupture : c’est la
réunion de la conscience d’un pays (idéologiquement présent dans le terroir) et de
son expression subjective par une progressive acquisition de la parole. Elle est
l’écho de la reconnaissance d’une lutte, d’un processus, d’une évolution. Le thème
du pays découvert et imaginé, sert aussi à illustrer la transformation, voire
l’évolution de la littérature. Et dans ce sens on ne peut aborder la question de la
réalité et de la littérature du Québec sans faire référence à l’intervention de la
critique et de l’essai littéraires. Car l’avènement de la littérature québécoise
s’appuie non seulement sur des textes, des pièces de théâtre, des romans et des
poèmes, mais aussi sur un discours critique qui réoriente les textes du passé pour
trouver dans le présent la compréhension d’une réalité et une cohérence inédite.
Plusieurs auteurs réfléchissent sur leur travail ; les Universités et les revues, lieux
de la formalisation institutionnelle d’un discours savant, collaborent à la
composition d’un espace critique national. Le discours critique, parallèlement au
discours littéraire, a reconnu l’évolution de la littérature au Québec en rapport avec
la notion du pays avec deux systèmes de définition, le canadien-français et le
québécois. Des revues comme Études françaises ou Voix et images du pays ont
définit ces concepts, en fonction de la langue, de l’identité et de la réalité décrite, en
tant que projet nationale utopique profondément imbriqué dans l’imaginaire et dans
l’histoire. La littérature québécoise relève d’une tradition et d’une innovation, de
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l’écriture et de la lecture ; elle trouve son existence dans les différentes voix qui la
nomment:
Il faut surtout, à travers [les oeuvres autochtones], redonner aux Québécois le sentiment que,
depuis trois siècles, les hommes d’ici ont vécu en français, ont exprimé en français leur expérience
de la vie en terre d’Amérique ; en un mot, constituer de toutes pièces ce dont le Québec
d’aujourd’hui manque le plus : une tradition de culture. L’avenir, le présent même ne se possèdent,
ne s’inventent que sur la base solide d’une continuité, d’une tradition (Vachon, 1968 : 250).
La conclusion de cet article se contentera d’être partielle, car il manque l’analyse
exhaustive d’un corpus qui puisse envelopper l’intégralité du phénomène. Nous
avons voulu poser la question des origines, l’orientation et l’évolution de la
littérature française au Canada comme un projet littéraire inévitablement soumis à
la définition nationale et à la question linguistique. Cette littérature a ses
fondements dans l’explication de sa québécitude, de son identité, de sa spécificité.
Avec la Révolution tranquille il se produit une sorte de re-naissance de la littérature
au Québec, qui cesse d’être francophone d’Amérique ou canadienne française, pour
devenir québécoise. Cette littérature offre, aussi bien dans ses oeuvres de création
que dans ses discours critiques, une image spéculaire du projet national. Le trajet de
la société et la nouvelle valeur accordée à la réalité a largement influencé
l’imaginaire et le projet littéraire. Cette écriture et toutes ses transformations par la
langue, les thèmes, les images, illustre de manière cohérente l’évolution d’un pays
vers la modernité. La Révolution tranquille ne change pas la réalité, seulement
laisse entendre une parole qui la nomme autrement. La littérature québécoise a
conquis sa légitimité historique, son autonomie, son hétérogénéité, son universalité
aussi. Elle est extrêmement vivante, en ébullition. Pierre Nepveu annonçait il y a
quelques années l’avènement d’une littérature non seulement postmoderne, mais
aussi post-québécoise (Nepveu, 1988 : 14). La thématique régionaliste, nationaliste,
identitaire, est devenue générale, universelle, traduisible ailleurs. L’écart entre la
langue française est la langue québécoise est maintenant plus faible. La littérature
québécoise, dans ces derniers temps, a amorcé un virage vers l’internationalisation.
D’une énorme vitalité, elle reste toujours un sismographe du réel, qui enregistre
toutes les mutations idéologiques, esthétiques et sociales du Québec et préfigure les
grands enjeux d’une société en perpétuelle mutation.
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Manuel de géopolitique

18 – Les rivalités politiques

Par Patrice GOURDIN, le 11 février 2016  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.

Le 1er site géopolitique francophone publie un ouvrage de référence : Patrice Gourdin, « Manuel de géopolitique », éd. Diploweb.com, 2015. ISBN : 979-10-92676-04-4. Voici le chapitre 18 : Les rivalités politiques.

Le champ du politique est vaste : pris au sens le plus général de ce « qui concerne les Le champ du politique est vaste : pris au sens le plus général de ce « qui concerne les gouvernements des hommes entre eux [1] », il touche à tous les aspects de l’organisation d’une société humaine. Polymorphe, le politique est, également, omniprésent : la question de la forme, de la détention, de l’organisation et de l’emprise du pouvoir se pose dans toute société. En effet, ce dernier est indispensable au gouvernement des hommes, même s’il revêt de multiples formes. Aussi, quel que soit son mode d’administration, un groupe humain connaît des rivalités, des débats ou des affrontements de nature politique. Selon que leur mode de régulation et ses décisions sont acceptés par tous, ou non, les contentieux se règlent pacifiquement ou peuvent déclencher des conflits. L’ampleur du domaine ne permet pas de tendre à l’exhaustivité en quelques pages. Aussi, n’aborderons-nous que certains aspects de la vie politique, ceux que l’actualité récente a mis en avant : la démocratie, la légitimité, le compromis sociopolitique, les factions, la violence, la guerre civile, l’exclusion, la domination étrangère.

18 – Les rivalités politiques
Patrice Gourdin, Manuel de géopolitique
Edition Diploweb.com

Il existe une grande variété de manières d’exercer le pouvoir et d’administrer un État. La science politique s’emploie à les décrire et à les analyser. La presse rend compte de leur fonctionnement et peut également, lorsqu’elle est libre, exprimer un jugement à ce sujet. Un quotidien ou un hebdomadaire peuvent donc exposer d’une part les faits et leur signification, d’autre part le point de vue individuel du journaliste ou ses préférences partisanes. L’analyse géopolitique doit prendre cette considération en compte : les articles du premier type permettent de décrypter une situation, ceux du second type nous éclairent sur les motivations – réelles, feintes ou supposées – des différents acteurs politiques.

Depuis 1945, consécutivement à la victoire sur les dictatures de l’Axe, la forme démocratique de gouvernement est mise en avant. Mais, durant la Guerre froide, la polémique fit rage au sujet de ce que recouvrait exactement cette formule, ce qui explique que le terme ne figure pas dans la Charte des Nations Unies, en particulier ni dans son préambule ni dans la définition de ses buts et principes. L’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 précisait bien que
« la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote [2] ».

Mais il fallut attendre 1996 pour que le Comité des droits de l’homme des Nations Unies explicite la notion d’“élections honnêtes » et 2000 pour que la Commission des droits de l’homme des Nations Unies inclue le pluralisme dans les conditions nécessaires [3]. La disparition des démocraties “populaires“ à partir de 1989 semble avoir tranché en faveur des démocraties pluralistes et représentatives, respectant les libertés individuelles et collectives, vérifiant la légitimité de leurs dirigeants par des élections honnêtes organisées à intervalles réguliers. Le Sommet du Millénaire pour le développement, réuni par l’ONU en 2000, inscrivit la promotion de la démocratie au rang de ses principaux objectifs :
« Les hommes et les femmes ont le droit de vivre et d’élever leurs enfants dans la dignité, à l’abri de la faim et sans craindre la violence, l’oppression ou l’injustice. C’est un mode de gouvernance démocratique des affaires publiques, fondé sur la volonté et la participation des populations qui permet le mieux de garantir ces droits. […] Nous n’épargnerons aucun effort pour promouvoir la démocratie et renforcer l’état de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus sur le plan international , y compris le droit au développement [4] ».

Et un Fonds des Nations Unies pour la démocratie vit le jour en 2005. La réalité montre que, aujourd’hui encore, il ne s’agit pas du régime le plus répandu.

Un premier type de débat porte donc sur l’instauration d’une démocratie répondant à ces critères et, dans un nombre élevé de pays, il s’agit toujours d’un combat. Notons qu’aucun comptage incontestable du nombre des démocraties n’est actuellement disponible. Celui du Human Security Center, parfois cité, établit sa carte des régimes dans le monde avec des nomenclatures qui trahissent la difficulté : il distingue les démocraties, les autocraties et les “anocraties“. Cette catégorie, qui regroupe les pays “en partie démocratiques [5]“, laisse songeur. Freedom House, qui fait fréquemment référence, comptait, en 2009, sur un total de 193, 89 pays “libres“ (46 % des États), 62 “partiellement libres“ et 42 “non libres“ [6]. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 fournit les critères utilisés. Ces deux exemples montrent avec quelle prudence il convient d’aborder la définition d’un régime lorsqu’il n’est ni démocratique ni dictatorial : selon la source ou le locuteur, un tiers des États de la planète, environ, peuvent être présentés comme des dictatures ou comme des démocraties. Observons que, au-delà de la forme autoritaire et répressive qu’y prend l’exercice du pouvoir, la catégorie des “dictatures“ recouvre de multiples réalités : elles peuvent être civiles ou militaires et se réclamer d’idéologies très diverses. Chacune doit faire l’objet d’une étude attentive.

Ensuite, se pose la question du contenu de cette démocratie. Même dans les pays où elle s’enracine depuis longtemps, cela alimente toujours le débat. Se limite-t-elle au domaine politique, ou doit-elle s’étendre, en particulier au social, à l’économique et au culturel ? Si ces champs sont investis, quelle part prend-elle à leur fonctionnement et sous quelle forme ? Si l’État est sollicité, quel contrôle exerce-t-il ? Voilà quelques-unes des questions qui trament les sociétés démocratiques et influent sur les rivalités de pouvoir qui les traversent. La démocratie apparaît comme un chantier permanent qu’il ne faut cesser d’observer.

En effet, elle peut faire l’objet d’une remise en cause, comme en Allemagne, en 1933, avec l’avènement du nazisme, en France, en 1940, avec l’instauration du régime de Vichy, ou en cas de coup d’État militaire. La Grèce, berceau de la démocratie, connut la “dictature des colonels“, de 1967 à 1974, ultime avatar des interventions de son armée dans la vie politique du pays au XXe siècle. Complexe et protéiforme se présente le cas particulier des régimes dans lesquels on trouve, pour reprendre l’expression de Pierre Barral, des « soldats dans le champ constitutionnel [7] » : Japon de l’Entre-Deux-Guerres, la Turquie ou le Pakistan aujourd’hui, par exemple.

La démocratie peut sembler menacée par l’accroissement des prérogatives de l’État vis-à-vis des citoyens au nom de sa mission de sécurité, comme aux États-Unis, avec le Homeland Security Act adopté après les attentats du 11 septembre 2001. Toutes les démocraties connaissent de vives polémiques autour des contradictions qui ne manquent de survenir entre les mesures de renforcement de la sécurité et les empiètements qu’elles impliquent (ou risquent d’impliquer) sur les libertés individuelles. Cela fait partie des sujets cruciaux du débat politique, comme le montra l’utilisation du thème de l’insécurité dans plusieurs consultations électorales, notamment celle qui désigna le président de la République, en France, en 2007.

Enfin, la question se pose de savoir s’il existe un régime démocratique type ou si la démocratie se construit au cas par cas, en tenant compte des spécificités de chaque société. Autrement dit, les valeurs démocratiques de l’Europe et de l’Amérique du Nord, issues de la philosophie des Lumières, atteignent-elles réellement à l’universalité ? L’objection se réduit-elle à une argutie commode pour les dictatures, ou vise-t-elle au respect de la diversité ?

Tous ces débats influent sur l’opinion et l’action des hommes. L’analyse géopolitique doit donc en tenir compte et définir avec précision et rigueur les termes qu’elle emploie en la matière. Il importe de se garder des concepts flous, des lieux communs et des formules partisanes.

Le pouvoir en place, quelle que soit sa forme, peut perdre sa légitimité, ce qui débouche sur une crise. Tôt ou tard, cela peut entraîner le renversement de la dynastie ou du régime, donc une révolution. De multiples causes peuvent s’en trouver à l’origine. Examinons quelques-unes d’entre-elles.

La défaite militaire s’avère parfois fatale aux dirigeants les mieux assis comme aux systèmes les plus solides, balayés par l’envahisseur qui impose ensuite ses hommes et/ou sa forme de pouvoir. L’histoire des empires conquérants en offre de multiples exemples : Turcs, Mongols, puissances coloniales, URSS, entre autres. À plus forte raison, un dirigeant affaibli et/ou un régime discrédité ne survivent pas à l’infortune des armes, comme le montre l’histoire de la France, par exemple. Napoléon Ier et son empire sombrèrent à Waterloo en 1815, tout comme Napoléon III et le Second Empire furent emportés à Sedan en 1870 ou la IIIe République finit dans la débâcle de 1940. Les dynasties régnant sur l’Allemagne (Hohenzollern) et l’Autriche-Hongrie (Habsbourg) ne survécurent pas davantage à la défaite de 1918, que leur adversaire Romanov n’avait résisté, en 1917, au délitement de la société russe provoqué par le conflit. Ceci ne doit toutefois pas occulter le fait que certains survivent à la défaite : Jean II le Bon après Poitiers (1356), François Ier après Pavie (1525), les monarchies serbe ou roumaine, durant la Première Guerre mondiale, Staline en juin 1941, par exemple.

Si le (ou les) dirigeant(s) ne place(nt) pas (ou ne donnent pas le sentiment de placer) le sort du plus grand nombre au cœur de leurs préoccupations, leur légitimité s’érode, voire disparaît, et ce quel que soit le régime. Couplée avec d’autres difficultés, économiques et sociales par exemple, cette indifférence peut susciter la colère, la révolte ou le vote sanction. Depuis l’Antiquité, les dirigeants chinois vivent dans la hantise de perdre le “mandat du Ciel“. Ils y sont d’autant plus enclins que cela se produisit plusieurs fois dans leur histoire. Selon une croyance ancrée dans la culture populaire, des signes annonciateurs de cette disgrâce divine sont censés se manifester, notamment sous forme de catastrophes naturelles. Un tremblement de terre se produisit juste avant la mort de Mao Zedong, en 1976. Les continuateurs de sa politique, menés par sa veuve, furent éliminés. Les “quatre modernisations“ de Deng Xiaoping suivirent, qui engagèrent le pays dans une transformation radicale, en partie rendue indispensable par la lassitude de la population. Or, ces évolutions ne comportent pas que des avantages : pauvreté, mauvais encadrement sanitaire, chômage, corruption, entre autres, touchent de nombreux Chinois. On comprend mieux l’empressement des actuels dirigeants chinois après le séisme qui a ravagé le Sichuan en mai 2008. Ils n’étaient pas réputés pour pratiquer la compassion et se préoccuper du bien-être de leur peuple, mais le faire (ou donner l’illusion de le faire) leur parut alors indispensable à la préservation de leur pouvoir. Les démocraties ne sont pas à l’abri. Avant la controverse sur la guerre en Irak, la popularité de Georges W. Bush Jr. s’amoindrit considérablement après le passage, le 29 août 2005, du cyclone Katrina qui ravagea le delta du Mississippi, provoquant, en particulier, des inondations catastrophiques dans la ville de la Nouvelle Orléans [8]. En effet, le président des États-Unis, qui prenait des vacances dans son ranch du Texas, y demeura trois jours avant de se rendre sur place. Encore ne fut-ce que de haut, puisqu’il se contenta de survoler en avion la région dévastée. La mauvaise gestion de cette catastrophe devint emblématique de l’incompétence du président et de son gouvernement. Cela ne suffisait pas à les discréditer, mais formait un symptôme, révélateur d’une politique jugée “mauvaise“ dans son ensemble par une fraction croissante de l’opinion publique américaine. Ce sentiment contribua à la défaite électorale du parti républicain aux élections législatives de novembre 2006 et à la victoire démocrate aux élections présidentielles et législatives de novembre 2008. Mais la sanction ne constitue pas toujours la règle. Les Birmans se résignaient à leur dictature mais, lorsqu’elle ne s’avéra même plus capable de garantir un prix abordable pour les produits de première nécessité, à la suite de leurs moines, ils protestèrent publiquement à l’automne 2007. L’indifférence et le refus obstiné d’accepter l’aide étrangère après les ravages occasionnés par le cyclone Nargis, le 3 mai 2008, pourraient avoir accru encore cette illégitimité du régime. D’autant que la catastrophe mit également à nu les insuffisances criantes de la politique mise en œuvre depuis plusieurs décennies, en particulier dans le domaine économique [9]. Toutefois, grâce à la manipulation et à la répression, la junte surmonta ces deux épreuves et conserva le pouvoir. Le cas n’est pas isolé : Franco, Staline ou Hafez Al-Assad par exemple, moururent dans leur lit. Il faut donc se garder de tout systématisme : même impopulaire, un pouvoir peut conserver une capacité répressive dissuasive et/ou un minimum de légitimité. Il revient à l’analyse géopolitique de rechercher les fondements de celle-ci. Observons également que d’anciens dictateurs se maintinrent au pouvoir en érigeant une pseudo-démocratie (Hosni Moubarak, en Égypte, par exemple) ou se firent élire démocratiquement après un retrait temporaire (Sassou N’Guesso au Congo, Mathieu Kérékou au Bénin, Didier Ratsiraka à Madagascar, Daniel Ortega au Nicaragua, par exemple).

Dans certains cas, le compromis sociopolitique qui avait assuré la stabilité devient inadapté. Dans une démocratie mature, cela se règle par des réformes et/ou un changement de dirigeants à la suite d’un débat électoral ouvert et pacifique, voire d’un mouvement social.

Depuis environ vingt-cinq ans, les alternances dans les pays d’Europe occidentale ou en Amérique du Nord résultent en partie de la crise de l’État-providence mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Les dysfonctionnements de ce dernier se trouvent à l’origine du débat qui agite les pays industrialisés depuis le milieu des années 1970, autour de la part respective du libéralisme économique et de la régulation étatique dans la création et la redistribution des richesses. Il constitue un élément central de la compétition électorale, comme l’exemple de la France le montre amplement depuis 1981.

Après la chute des régimes communistes en Europe médiane, la transition vers la démocratie pluraliste et l’économie de marché provoqua le démantèlement du système politique, économique et social imposé après 1945. Cela provoqua de graves traumatismes économiques et sociaux, qui se traduisirent à plusieurs reprises dans les urnes par un vote sanction. Ce dernier provoqua même, parfois, le retour temporaire des ex-communistes au pouvoir (Lituanie, 1992 ; Pologne, 1993 ; Hongrie et Bulgarie, 1994, par exemple). Cet apparent paradoxe tenait, d’une part, à la réorientation social-démocrate de la plupart des anciens partis communistes et, d’autre part, à la dégradation des conditions d’existence des plus vulnérables, comme les retraités ou les salariés des entreprises “restructurées“.

Dans des contextes plus tendus et/ou en l’absence de tradition démocratique, le recours à la violence peut apparaître comme la seule issue à l’insatisfaction d’une partie de la population.

Le chiisme porte cette dimension contestataire depuis les origines : le martyre du deuxième imam, Hussein, à Kerbala, en 680, constitue le principal temps fort des célébrations chiites, l’Achoura. Au-delà de la commémoration de l’événement, le rituel entretient l’esprit de résistance à l’oppression et à la tyrannie sous leurs diverses formes [10]. Mais comment et par qui cet intolérable est-il défini ? Sur quoi le mouvement protestataire débouche-t-il ? L’exemple iranien invite à la circonspection. La nature dictatoriale du pouvoir exercé par la dynastie des Pahlavi ne fait aucun doute, mais la république islamique instaurée par l’ayatollah Khomeiny en 1979 l’est-elle moins ? L’écrasement de la contestation étudiante en 1999, ou le scrutin controversé de juin 2009 et la façon dont les détenteurs du pouvoir réprimèrent ceux qui protestaient permettent d’en douter [11]. Par ailleurs, le parti communiste irakien recrutait en partie ses membres dans la communauté chiite ; mais celle-ci fournissait une part importante des ouvriers. Il est donc difficile de savoir s’ils étaient communistes du fait de leur appartenance religieuse ou de leur condition sociale.

L’“autocratie éclairée“ pratiquée par Félix Houphouët-Boigny en Côte-d’Ivoire depuis l’indépendance reposait sur une redistribution de la rente tirée des cultures d’exportations. La répartition en était arbitraire et inégale, la corruption explosait, mais le plus grand nombre y retrouvait son compte. Dans les cas extrêmes, une répression judicieusement pratiquée calmait les protestataires. Mais la situation changea du tout au tout durant les années 1980 : la baisse des cours mondiaux des denrées tropicales tarit le pactole, la croissance démographique accrut les besoins en matière d’éducation, de santé et d’emploi. Le compromis tacite des années 1960 et 1970 devint caduc. La contestation s’exprima dans la rue, la corruption éclata au grand jour, les principaux responsables politiques confisquèrent et dénaturèrent le multipartisme octroyé en 1988. Ainsi le pays s’installa-t-il, en 1995, dans la crise dont il n’est toujours pas sorti : les Ivoiriens ne parviennent pas à trouver un nouveau compromis acceptable par tous.

Lorsqu’il n’y a pas de démocratie, ou bien si cette dernière n’est pas intégrée dans les mentalités et les comportements, les rivalités pour la détention du pouvoir se déroulent dans des conditions plus ou moins obscures, nourrissent souvent des querelles complexes, voire dégénèrent en combats. L’histoire offre d’innombrables exemples de coteries nobiliaires, religieuses, économiques, bureaucratiques, militaires cernant le détenteur du pouvoir et cherchant à le rallier à leurs vues (et à leurs intérêts). L’habileté à jouer de ces rivalités pour parvenir à ses propres fins est une composante essentielle de l’art de gouverner. Il ne faut jamais l’oublier, tout en ne perdant pas de vue que la manipulation est un autre instrument de la politique. L’identification des groupes, de leurs chefs et la connaissance de leurs orientations revêtent une importance cruciale pour la compréhension de la situation. Le plus souvent, les diplomates, comme les journalistes, recourent à des sources locales (ou en exil) connaissant bien (ou supposées bien connaître) les arcanes politiques du pays. Cela n’exclut ni les informations incomplètes, ni la désinformation, comme l’administration Bush, trop crédule envers certains opposants en exil, l’expérimenta à ses dépens en Irak en 2003. La plus grande prudence s’impose donc dans l’utilisation et la présentation de ce type de données. L’aveu de l’ignorance ou de la fiabilité douteuse d’une information fait partie de la rigueur nécesssaire à l’analyse géopolitique.

La république islamique d’Iran n’est pas démocratique, il s’agit d’une théocratie, un régime où le religieux prime le politique. Les rares formes ou groupes d’opposition qui existent ne sont que tolérés et peuvent faire l’objet, à tout moment, de mesures d’interdiction (notamment la presse) ou d’emprisonnement (les figures emblématiques). En fait, la vie politique se joue au sein de la classe dirigeante et des organisations officielles. Il existe des factions, plus ou moins connues et aux contours plus ou moins définis, qui rivalisent dans la plus grande opacité. Les élections de juin 2009 donnèrent lieu à de multiples analyses sur le thème de la lutte sans merci qui se serait livrée derrière le président à la réélection contestée, Mahmoud Ahmadinejad, et son rival malheureux, Mir Hossein Moussavi. Le premier aurait servi d’homme de paille au Guide suprême, Ali Khamenei, alors que le second aurait appuyé les intérêts du président de l’Assemblée des experts, Ali Akhbar Hachemi Rafsandjani [12]. Les deux fonctions s’équilibrent et chacun aurait tenté de prendre l’ascendant. Toutefois, MM. Khamenei et Rafsandjani porteraient également deux visions politiques différentes – conservatrice pour le premier, plus libérale pour le second – et seraient soutenus (influencés ?) par des groupes aux intérêts différents sinon divergents, voire opposés. On le constate, les arcanes des régimes opaques sont difficilement pénétrables et tout ne se résume pas à des luttes de personnes.

Durant la Guerre froide, une part importante de la “soviétologie“ consistait à décrypter les rares indices disponibles sur les conflits de pouvoir en URSS, mais la marge d’erreur était considérable : qui avait vu venir le coup de force, fondé sur le thème de la libéralisation, réussi par Khrouchtchev en 1956, puis la déposition en douceur du même par Brejnev, en 1964 ? Depuis 1949, la Chine communiste constitue une énigme tout aussi déconcertante : le coup d’État de Mao Zedong en 1966 ou la politique des “Quatre modernisations“ de Deng Xiaoping ne s’éclairèrent, et encore, seulement en partie, qu’avec le temps.

La violence survient, en général, plutôt dans les démocraties en chantier ou les autocraties en décomposition. Matures, les premières règlent leurs problèmes pacifiquement ; solides, les secondes répriment efficacement.

Analysant la dernière crise politique en date traversée par la Thaïlande, un journaliste résumait ainsi la situation : « Après dix-huit coups d’État et autant de Constitutions durant les soixante-cinq dernières années, la démocratie thaïlandaise tourne en rond, elle se cherche, encore et toujours [13] ». Et, pour les plus pessimistes, le pays risquait de basculer dans la guerre civile.

En décembre 2007, au Kenya, les élections présidentielles tournèrent à l’affrontement car les résultats prêtaient à contestation, alors que l’expérience démocratique du pays demeure insuffisante pour réguler pacifiquement les antagonismes politiques. Mais n’oublions pas que d’autres facteurs contribuèrent à radicaliser les différents protagonistes, notamment les difficultés économiques et sociales.

Entre mars et juin 2008, le dictateur du Zimbabwe, Robert Mugabe, comme il l’avait fait pour les scrutins précédents, multiplia les brutalités et les fraudes pour tenter de se maintenir au pouvoir. En dépit de cela, le vote exprima sans ambiguïté le rejet de l’homme et de sa politique par une majorité de la population. La résistance passive des opposants en dépit d’une sanglante répression, et les pressions discrètes d’une partie de la communauté internationale, finirent par lui imposer une timide concession : son principal rival, Morgan Tsvangirai fut nommé Premier ministre en février 2009. Mais les pouvoirs limités dont dispose ce dernier pourraient l’empêcher de redresser la situation catastrophique dans laquelle se trouve le pays.

Les chiites d‘Irak, principale communauté du pays détiennent la clé du pouvoir dans le pays depuis l’invasion américaine de 2003 et l’instauration d’un régime démocratique. Mais cette démocratie sans racines connaît des soubresauts sanglants : une partie des sunnites ne se résignent pas à céder le pouvoir sous la loi du nombre, tandis que les chiites se fragmentent en factions rivales et se battent. Le pays est gouverné, depuis la fin 2005, par une alliance composée, pour l’essentiel, du Conseil suprême islamique en Irak (chiite) d’Abdul Aziz al-Hakim et du Daawa (chiite) de Nouri al-Maliki. Mais l’Armée du Mahdi (du chiite Moqtatda al-Sadr, qui quitta le gouvernement en avril 2007) leur dispute l’influence et n’hésite pas à recourir aux armes contre ses propres coreligionnaires [14]. Toutefois, les élections régionales de janvier 2009 pourraient avoir modifié la situation : selon plusieurs observateurs, le retour des sunnites dans la compétition électorale, le recul des partis religieux islamiques et les résultats très favorables à l’alliance éloquemment baptisée “Coalition pour l’État de droit“, traduiraient le désir d’une majorité d’Irakiens d’un État central fort, capable de dépasser les clivages communautaires. Le chercheur Hosham Dawood en établissait le bilan en ces termes :
« toutes les forces se réclamant d’un État, d’un centre, ont été récompensées par les électeurs. Maliki a compris que les Irakiens cherchaient à être rassurés sur l’avenir de leur “vivre ensemble“ et qu’ils voulaient un leader dépassant sa base initiale. Il s’est opposé aux milices, aux quotas, aux Kurdes lorsqu’ils se montrent trop gourmands et aux Américains. Il est vu comme un rempart de l’identité nationale [15] ».

Il reste à voir si cette conversion du Premier ministre à une politique d’unité nationale est sincère et si sa mise en œuvre est possible. Lors des élections législatives de 2010, les Irakiens et leur classe politique feront-ils de nouveau « preuve d’une étonnante maturité politique [16] » ?

La transition démocratique amorcée au Pakistan le 18 février 2008, avec la victoire des partis unis à la fois contre la dictature militaire et les islamistes, suscita autant d’inquiétudes que d’espérances. Cette démocratie naissante présente de multiples faiblesses et se confronte à de nombreux adversaires [17]. Elle se heurte à cet État dans l’État, qui a « gravement handicapé l’émergence d’une culture démocratique [18] », que sont les services secrets militaires, l’Inter Services Intelligence. Les islamistes radicaux liés à Al Qaeda cherchent à la déstabiliser et à s’emparer du pouvoir ainsi que… de l’arme nucléaire. Les analyses les plus alarmistes circulent à ce sujet [19], mais leur tonalité n’est pas toujours désintéressée. Des années durant, par exemple, les dirigeants pakistanais successifs brandirent la menace islamiste pour obtenir une aide internationale substantielle, justifier leur politique intérieure et masquer leurs insuffisances voire leurs turpitudes. Ajoutons qu’ils n’hésitèrent pas à utiliser les mêmes islamistes au Cachemire et en Afghanistan, au service de leur politique extérieure. Par ailleurs, l’exécutif américain peut avoir intérêt à dramatiser la situation afin d’obtenir du Sénat l’autorisation et les moyens de soutenir un pays qui ne présente pas toutes les garanties en matière de démocratie [20]. D’ailleurs, certains doutent de la capacité des taliban à prendre le pouvoir [21].

Quelquefois, le pouvoir ou la citoyenneté se décomposent et la population se divise en factions rivales, voire adverses : la guerre civile, affrontement entre concitoyens, peut alors éclater. Les troubles politiques prirent, en Angleterre, un tour sanglant entre 1642 et 1660. Le renversement de la monarchie, en 1789, plongea la France dans plusieurs années de violence interne.

À cet égard, la fin des dictatures s’avère un moment particulièrement périlleux. La chute de Syad Barre, en 1991, plongea la Somalie dans le désordre et la violence qu’elle connaît encore aujourd’hui. La mort de Tito, en 1980, ouvrit une décennie de crise politique, économique et sociale en Yougoslavie. La fédération n’y survécut pas, les antagonismes s’exacerbèrent jusqu’à l’affrontement armé (1991-1995 ;1999) et, malgré l’arrêt des combats, la région demeure sous très haute tension. En Irak, le renversement de Saddam Hussein par les Américains et leurs alliés, en 2003, relança les affrontements entre les diverses composantes de la population : Arabes sunnites contre Arabes shiites ; Arabes contre Kurdes ; islamistes contre chrétiens et yézidis, notamment. Nous retrouvons ici cette charnière délicate entre la dictature et la démocratie. Jusqu’ici, peu de transitions évitèrent le bain de sang. Il s’en trouve tout de même, comme ces “dictatures méditerranéennes“ que l’Europe communautaire accompagna vers la démocratie : Grèce après la chute des colonels (1974), Portugal après la “révolution des Œillets“ (1974) et Espagne après la mort de Franco (1975).

Le débat politique naît parfois du fait que certain(e)s sont exclu(e)s de la citoyenneté. Athènes au temps de Périclès, présentée autrefois comme un modèle de démocratie, ne fait plus autant recette. Dans son contexte historique – la Grèce au Ve siècle avant J.C. –, elle paraît exemplaire, mais aujourd’hui, elle détone : difficile de se référer à un État qui pratiquait l’esclavage et excluait de la vie politique les femmes, les Grecs nés dans d’autres cités, les étrangers, ainsi que les esclaves.

Dans l’ensemble des démocraties, l’accession des femmes au droit de vote occupa la première moitié du XXe siècle et suscita les plus vives polémiques, en particulier dans le pays qui se prévaut de la précocité et de l’exemplarité universelle de son “modèle républicain“ : la France [22]. D’ailleurs, l’entrée en vigueur, en 1944, d’un suffrage réellement “universel“ s’accompagna de la persistance du monopole masculin exercé sur le pouvoir politique. Au point que l’article 3 de la Constitution de 1958 fut révisé le 8 juillet 1999 et se vit complété par l’alinéa 5 garantissant « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Un an plus tard, la loi du 6 juin 2000 imposait la parité pour toutes les élections se déroulant au scrutin de listes, ainsi que pour les candidatures proposées aux élections se déroulant au scrutin majoritaire. Si le bilan était satisfaisant pour les élections au scrutin de listes, il révélait, malgré les sanctions financières prévues par la loi, un immobilisme flagrant pour les élections au scrutin majoritaire, en particulier les élections législatives [23]. Le 31 janvier 2007, une nouvelle loi étendit l’obligation de parité à l’élection des exécutifs des conseils municipaux et régionaux, instituant un suppléant de sexe opposé pour les candidats aux élections cantonales et renforçant les sanctions financières contre les partis ne respectant pas l’obligation de parité aux élections législatives. Bref, la parité demeurait en partie théorique. Ce débat est donc loin d’être clos.

Quant au cas des étrangers, il provoque encore de très vives polémiques, par exemple en France. Si, à charge de réciprocité, les ressortissants de l’Union européenne peuvent voter aux élections locales ou européennes, ils demeurent exclus des scrutins nationaux. Les immigrés venus de pays tiers se voient purement et simplement refuser toute participation à quelque élection que ce soit : droit de vote et nationalité demeurent étroitement liés. Cela nourrit de vives controverses que le pouvoir politique, lorsqu’il ne les instrumentalise pas, surveille attentivement.

La domination imposée par une puissance extérieure suscite des réactions diverses : la résignation (choisie ou subie), la collaboration ou la résistance. Il en résulte un comportement politique différencié durant les événements. Ensuite, pendant un plus ou moins grand nombre d’années, ces épisodes et les attitudes observées influent sur la vie politique.

Comme les autres pays occupés par les puissances de l’Axe, la France connut cette situation entre 1940 et 1944. Cet épisode contribua à structurer la vie politique du pays depuis lors : compromises avec Vichy et/ou l’Allemagne nazie, une partie de l’extrême droite et de la droite en furent exclues. Le gaullisme naquit de la France Libre, tandis que le communisme survalorisait l’héroïsme de ses militants (le mythe du parti des “trente mille fusillés“, notamment) pour accroître son audience. Plusieurs décennies après, cette époque demeure très présente dans le débat politique. Cela s’observe à travers la mémoire (et autour des polémiques au sujet) de la politique antisémite et de collaboration du régime de Vichy, de la poursuite de la lutte aux côtés des Alliés, ou de la Résistance intérieure. Nicolas Sarkozy n’introduit nulle rupture en ce domaine. Dernier épisode en date, la querelle au sujet de Guy Môquet : un président de droite peut-il/doit-il ordonner la commémoration officielle d’un jeune résistant… communiste fusillé par les nazis en 1941 ? La lutte antifasciste joua également un rôle structurant considérable dans la Yougoslavie de Tito. Habilement, le régime élargit le souvenir au-delà de Josip Broz et des communistes : il honora des non-communistes qui avaient accompli des actes de courage dans la résistance [24]. Il s’agit d’une tentative pour le moins originale de forger une unité nationale dans un cadre totalitaire. Non sans un relatif succès, d’ailleurs : la “popularité“ du dictateur dépassa les rangs de ses partisans idéologiques.

La colonisation produisit des effets semblables. Prenons le cas de l’Algérie : certains Musulmans se rallièrent aux Français, d’autres refusèrent et basculèrent dans la lutte pour la libération de leur pays, tandis que la majeure partie demeurèrent les jouets de l’histoire. Les vainqueurs (et leurs héritiers), le Front de libération nationale (F.L.N.), monopolisèrent le pouvoir et… la mémoire. Au point que l’on parle d’un État-FLN. La corruption et l’incapacité de ce dernier à améliorer les conditions de vie des Algériens provoquèrent les émeutes qui mirent fin au régime de parti unique en 1988, mais pas à la domination du FLN. La déconsidération des hommes au pouvoir fut pour beaucoup dans le succès des islamistes à la fin des années 1980. Il en résulta une guerre civile que l’on nomma, de manière significative, la “Deuxième guerre d’Algérie“. En 2005 et 2006, les discours extrêmement durs du président Bouteflika, lors de la commémoration des massacres de Sétif (8 mai 1945), apparurent comme une instrumentalisation à des fins politiques intérieures. Cela constitue un indice parmi beaucoup d’autres que nous sommes encore aujourd’hui en présence d’un régime qui s’auto-légitime par la guerre d’indépendance [25].

Dans la même veine, certaines révolutions se targuent d’avoir mis fin, par la même occasion, à la mainmise de l’étranger : Mao Zedong en Chine, Ho Chi Minh au Vietnam, Fidel Castro à La Havane, Khomeiny en Iran, par exemple. À chaque fois, une partie des adversaires politiques furent éliminés au motif de leur complicité (réelle ou supposée) avec l’ancienne puissance tutélaire. La nécessité de lutter contre le(s) complot(s) de cette dernière contribue en permanence à justifier tout ou partie de la politique menée. Avantage supplémentaire, le pouvoir peut lui imputer ses échecs. La connaissance des rapports entre une présence ou une occupation étrangère et la genèse du pouvoir en place s’avère donc indispensable pour comprendre certaines situations géopolitiques.

Sous des formes extrêmement diverses, la politique se retrouve dans toutes les sociétés. Quelle que soit la forme du régime, dans la démocratie la mieux ancrée comme sous la dictature la plus impitoyable, les rivalités pour le pouvoir existent. Elles peuvent, sans que l’on puisse toujours le prévoir, produire tout aussi bien des effets déstabilisateurs que des dénouements heureux. Par conséquent, l’analyse géopolitique scrute en permanence la scène politique intérieure de chaque zone de crise ou de conflit. Mais elle n’oublie jamais que de multiples facteurs influencent la vie politique.

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PROBLÉMATIQUE LIÉE À LA VIE POLITIQUE

Quel est le rôle des débats, désaccords et/ou affrontements pour l’exercice du pouvoir dans la crise ou le conflit ?

CHAMPS DE RECHERCHE

Outils pour étudier la vie politique de la population du territoire sur lequel se déroule la crise ou le conflit :

. les ouvrages consacrés à la science politique, à l’histoire, au droit, à la sociologie, à l’économie et à l’anthropologie.

Les informations recueillies servent à repérer l’influence des rivalités politiques sur les événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :

. la légitimité du pouvoir en place,

. l’existence ou non d’un compromis politique,

. l’état du compromis politique,

. les rivalités politiques,

. les exclus de la vie politique,

. les tensions ou les conflits provoqués par une occupation étrangère.

La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.

Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.

[1] . Définition donnée par Oresme vers 1370. Rey Alain (dir.), Dictionnaire historique… op. cit.,, p. 1570.

[2] . http://wwwo.un.org/fr/documents/udh…

[3] . Résolution 2000/47 « Promotion et consolidation de la démocratie » (http://www.unhchr.ch/Huridocda/ Huridoca.nsf/0/a3eae9837ad689a0802568d600579c94 ?Opendocument).

[4] . « Déclaration du Millénaire », résolution 55/2 de l’Assemblée générale des Nations Unies, 8 septembre 2000, (http://www.un.org/french/millenaire…).

[5] . Mini Atlas de la Sécurité Humaine, 2008, (http://www.miniatlasofhumansecurity…).

[6] . Freedom in the World, 2009, (http://www.freedomhouse.org/templat…).

[7] . Barral Pierre, Pouvoir civil et commandement militaire. Du roi connétable aux leaders du 20e siècle, Paris, 2005, Les Presses de Sciences Po, p. 162.

[8] . Lacorne Denis, « Cyclone Katrina.les fractures de la société américaine au grand jour », chat sur LeMonde.fr, 7 septembre 2005 (http://www.lemonde.fr/web/chat/0,46…) ; Lacorne Denis et Huret Romain, « Le cyclone Katrina.révélateur de la fragmentation de la société américaine », transcription du débat du 6 octobre 2005 dans le cadre des Cafés Géographiques (http://www.cafe-geo.net/article.php…).

[9] . Anonymous, « Burmese Economy Is an Obstacle to Aid », The New York Times, May 29, 2008.

[10] . Paris Gilles, « L’Achoura, scène primitive des chiites », Le Monde, 20 janvier 2008.

[11] . Éditorial, « Iran, la terreur », Le Monde, 29 juin 2009 ; Tellier Frédéric, « Iran les leçons d’une crise », Le Monde, 3 juillet 2009 ; Minoui Delphine, « Les pasdarans, nouveaux maîtres de Téhéran », Le Temps, 22 juillet 2009.

[12] . Ploquin Jean-Christophe, « Une lutte au sommet divise le régime iranien », La Croix, 21 juin 2009 ; Djalili Mohammad-Reza, « Touchant au cœur du régime islamique, la crise est loin d’être terminée », Le Monde, 1er juillet 2009 ; Minoui Delphine, « Le régime iranien en proie à des luttes de pouvoir », Le Figaro, 21 juillet 2009.

[13] . Hauter François, « La Thaïlande déchirée entre le rouge et le jaune », Le Figaro, 14 novembre 2008.

[14] . Jaulmes Adrien, « Les chiites d’Irak en guerre pour le pouvoir », Le Figaro, 8 avril 2008.

[15] . Ayad Christophe, « La vague Maliki emporte l’Irak », Libération, 6 février 2009.

[16] . Claude Patrice, « Les élections provinciales tournent à l’avantage de Nouri Al-Maliki », Le Monde, 3 février 2009.

[17] . Éditorial, « Espoir au Pakistan », Le Monde, 22 février 2008 et Naveed Ahmad, « Pakistan’s Surprise Elections », ISN-Security Watch, February 22, 2008.

[18] . Bobin Frédéric, « La démocratie pakistanaise tente de réduire l’emprise de ses services secrets militaires », Le Monde, 26 novembre 2008.

[19] . Gayer Laurent, Pakistan : du désordre à la guerre civile ?, IFRI, février 2009.

[20] . Rashid Ahmed, « Pakistan’s Critical Hour », The Washington Post, May 5, 2009.

[21] . Arnoldy Ben, « Why the Taliban Won’t Take Over Pakistan », The Christian Science Monitor, June 7, 2009.

[22] . Rudelle Odile, « Le vote des femmes et la fin de l’exception française », Vingtième Siècle, n° 42, avril-juin 1994, pp. 52-65.

[23] . Troendle Catherine, Rapport d’information sur le projet de loi tendant à promouvoir l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives et sur les propositions de loi correspondantes, Paris, Sénat, 29 novembre 2006, 204 pages (http://senat.fr/rap/r06-095/r06-0951. pdf).

[24] . « Ex-Yougoslavie.les héros du peuple sont immortels, pas leurs monuments », B 92, 7 octobre 2007, traduit par les étudiants de l’université de Niksic et mis en ligne par Le Courrier des Balkans, 6 novembre 2007.

[25] . Oberlé Thierry, « Passé colonial : Alger renonce à demander des excuses à Paris », Le Figaro, 17 mai 2007.

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Manuel de géopolitique

18 – Les rivalités politiques

Par Patrice GOURDIN, le 11 février 2016  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.

Le 1er site géopolitique francophone publie un ouvrage de référence : Patrice Gourdin, « Manuel de géopolitique », éd. Diploweb.com, 2015. ISBN : 979-10-92676-04-4. Voici le chapitre 18 : Les rivalités politiques.

Le champ du politique est vaste : pris au sens le plus général de ce « qui concerne les Le champ du politique est vaste : pris au sens le plus général de ce « qui concerne les gouvernements des hommes entre eux [1] », il touche à tous les aspects de l’organisation d’une société humaine. Polymorphe, le politique est, également, omniprésent : la question de la forme, de la détention, de l’organisation et de l’emprise du pouvoir se pose dans toute société. En effet, ce dernier est indispensable au gouvernement des hommes, même s’il revêt de multiples formes. Aussi, quel que soit son mode d’administration, un groupe humain connaît des rivalités, des débats ou des affrontements de nature politique. Selon que leur mode de régulation et ses décisions sont acceptés par tous, ou non, les contentieux se règlent pacifiquement ou peuvent déclencher des conflits. L’ampleur du domaine ne permet pas de tendre à l’exhaustivité en quelques pages. Aussi, n’aborderons-nous que certains aspects de la vie politique, ceux que l’actualité récente a mis en avant : la démocratie, la légitimité, le compromis sociopolitique, les factions, la violence, la guerre civile, l’exclusion, la domination étrangère.

18 – Les rivalités politiques
Patrice Gourdin, Manuel de géopolitique
Edition Diploweb.com

Il existe une grande variété de manières d’exercer le pouvoir et d’administrer un État. La science politique s’emploie à les décrire et à les analyser. La presse rend compte de leur fonctionnement et peut également, lorsqu’elle est libre, exprimer un jugement à ce sujet. Un quotidien ou un hebdomadaire peuvent donc exposer d’une part les faits et leur signification, d’autre part le point de vue individuel du journaliste ou ses préférences partisanes. L’analyse géopolitique doit prendre cette considération en compte : les articles du premier type permettent de décrypter une situation, ceux du second type nous éclairent sur les motivations – réelles, feintes ou supposées – des différents acteurs politiques.

Depuis 1945, consécutivement à la victoire sur les dictatures de l’Axe, la forme démocratique de gouvernement est mise en avant. Mais, durant la Guerre froide, la polémique fit rage au sujet de ce que recouvrait exactement cette formule, ce qui explique que le terme ne figure pas dans la Charte des Nations Unies, en particulier ni dans son préambule ni dans la définition de ses buts et principes. L’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 précisait bien que
« la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote [2] ».

Mais il fallut attendre 1996 pour que le Comité des droits de l’homme des Nations Unies explicite la notion d’“élections honnêtes » et 2000 pour que la Commission des droits de l’homme des Nations Unies inclue le pluralisme dans les conditions nécessaires [3]. La disparition des démocraties “populaires“ à partir de 1989 semble avoir tranché en faveur des démocraties pluralistes et représentatives, respectant les libertés individuelles et collectives, vérifiant la légitimité de leurs dirigeants par des élections honnêtes organisées à intervalles réguliers. Le Sommet du Millénaire pour le développement, réuni par l’ONU en 2000, inscrivit la promotion de la démocratie au rang de ses principaux objectifs :
« Les hommes et les femmes ont le droit de vivre et d’élever leurs enfants dans la dignité, à l’abri de la faim et sans craindre la violence, l’oppression ou l’injustice. C’est un mode de gouvernance démocratique des affaires publiques, fondé sur la volonté et la participation des populations qui permet le mieux de garantir ces droits. […] Nous n’épargnerons aucun effort pour promouvoir la démocratie et renforcer l’état de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus sur le plan international , y compris le droit au développement [4] ».

Et un Fonds des Nations Unies pour la démocratie vit le jour en 2005. La réalité montre que, aujourd’hui encore, il ne s’agit pas du régime le plus répandu.

Un premier type de débat porte donc sur l’instauration d’une démocratie répondant à ces critères et, dans un nombre élevé de pays, il s’agit toujours d’un combat. Notons qu’aucun comptage incontestable du nombre des démocraties n’est actuellement disponible. Celui du Human Security Center, parfois cité, établit sa carte des régimes dans le monde avec des nomenclatures qui trahissent la difficulté : il distingue les démocraties, les autocraties et les “anocraties“. Cette catégorie, qui regroupe les pays “en partie démocratiques [5]“, laisse songeur. Freedom House, qui fait fréquemment référence, comptait, en 2009, sur un total de 193, 89 pays “libres“ (46 % des États), 62 “partiellement libres“ et 42 “non libres“ [6]. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 fournit les critères utilisés. Ces deux exemples montrent avec quelle prudence il convient d’aborder la définition d’un régime lorsqu’il n’est ni démocratique ni dictatorial : selon la source ou le locuteur, un tiers des États de la planète, environ, peuvent être présentés comme des dictatures ou comme des démocraties. Observons que, au-delà de la forme autoritaire et répressive qu’y prend l’exercice du pouvoir, la catégorie des “dictatures“ recouvre de multiples réalités : elles peuvent être civiles ou militaires et se réclamer d’idéologies très diverses. Chacune doit faire l’objet d’une étude attentive.

Ensuite, se pose la question du contenu de cette démocratie. Même dans les pays où elle s’enracine depuis longtemps, cela alimente toujours le débat. Se limite-t-elle au domaine politique, ou doit-elle s’étendre, en particulier au social, à l’économique et au culturel ? Si ces champs sont investis, quelle part prend-elle à leur fonctionnement et sous quelle forme ? Si l’État est sollicité, quel contrôle exerce-t-il ? Voilà quelques-unes des questions qui trament les sociétés démocratiques et influent sur les rivalités de pouvoir qui les traversent. La démocratie apparaît comme un chantier permanent qu’il ne faut cesser d’observer.

En effet, elle peut faire l’objet d’une remise en cause, comme en Allemagne, en 1933, avec l’avènement du nazisme, en France, en 1940, avec l’instauration du régime de Vichy, ou en cas de coup d’État militaire. La Grèce, berceau de la démocratie, connut la “dictature des colonels“, de 1967 à 1974, ultime avatar des interventions de son armée dans la vie politique du pays au XXe siècle. Complexe et protéiforme se présente le cas particulier des régimes dans lesquels on trouve, pour reprendre l’expression de Pierre Barral, des « soldats dans le champ constitutionnel [7] » : Japon de l’Entre-Deux-Guerres, la Turquie ou le Pakistan aujourd’hui, par exemple.

La démocratie peut sembler menacée par l’accroissement des prérogatives de l’État vis-à-vis des citoyens au nom de sa mission de sécurité, comme aux États-Unis, avec le Homeland Security Act adopté après les attentats du 11 septembre 2001. Toutes les démocraties connaissent de vives polémiques autour des contradictions qui ne manquent de survenir entre les mesures de renforcement de la sécurité et les empiètements qu’elles impliquent (ou risquent d’impliquer) sur les libertés individuelles. Cela fait partie des sujets cruciaux du débat politique, comme le montra l’utilisation du thème de l’insécurité dans plusieurs consultations électorales, notamment celle qui désigna le président de la République, en France, en 2007.

Enfin, la question se pose de savoir s’il existe un régime démocratique type ou si la démocratie se construit au cas par cas, en tenant compte des spécificités de chaque société. Autrement dit, les valeurs démocratiques de l’Europe et de l’Amérique du Nord, issues de la philosophie des Lumières, atteignent-elles réellement à l’universalité ? L’objection se réduit-elle à une argutie commode pour les dictatures, ou vise-t-elle au respect de la diversité ?

Tous ces débats influent sur l’opinion et l’action des hommes. L’analyse géopolitique doit donc en tenir compte et définir avec précision et rigueur les termes qu’elle emploie en la matière. Il importe de se garder des concepts flous, des lieux communs et des formules partisanes.

Le pouvoir en place, quelle que soit sa forme, peut perdre sa légitimité, ce qui débouche sur une crise. Tôt ou tard, cela peut entraîner le renversement de la dynastie ou du régime, donc une révolution. De multiples causes peuvent s’en trouver à l’origine. Examinons quelques-unes d’entre-elles.

La défaite militaire s’avère parfois fatale aux dirigeants les mieux assis comme aux systèmes les plus solides, balayés par l’envahisseur qui impose ensuite ses hommes et/ou sa forme de pouvoir. L’histoire des empires conquérants en offre de multiples exemples : Turcs, Mongols, puissances coloniales, URSS, entre autres. À plus forte raison, un dirigeant affaibli et/ou un régime discrédité ne survivent pas à l’infortune des armes, comme le montre l’histoire de la France, par exemple. Napoléon Ier et son empire sombrèrent à Waterloo en 1815, tout comme Napoléon III et le Second Empire furent emportés à Sedan en 1870 ou la IIIe République finit dans la débâcle de 1940. Les dynasties régnant sur l’Allemagne (Hohenzollern) et l’Autriche-Hongrie (Habsbourg) ne survécurent pas davantage à la défaite de 1918, que leur adversaire Romanov n’avait résisté, en 1917, au délitement de la société russe provoqué par le conflit. Ceci ne doit toutefois pas occulter le fait que certains survivent à la défaite : Jean II le Bon après Poitiers (1356), François Ier après Pavie (1525), les monarchies serbe ou roumaine, durant la Première Guerre mondiale, Staline en juin 1941, par exemple.

Si le (ou les) dirigeant(s) ne place(nt) pas (ou ne donnent pas le sentiment de placer) le sort du plus grand nombre au cœur de leurs préoccupations, leur légitimité s’érode, voire disparaît, et ce quel que soit le régime. Couplée avec d’autres difficultés, économiques et sociales par exemple, cette indifférence peut susciter la colère, la révolte ou le vote sanction. Depuis l’Antiquité, les dirigeants chinois vivent dans la hantise de perdre le “mandat du Ciel“. Ils y sont d’autant plus enclins que cela se produisit plusieurs fois dans leur histoire. Selon une croyance ancrée dans la culture populaire, des signes annonciateurs de cette disgrâce divine sont censés se manifester, notamment sous forme de catastrophes naturelles. Un tremblement de terre se produisit juste avant la mort de Mao Zedong, en 1976. Les continuateurs de sa politique, menés par sa veuve, furent éliminés. Les “quatre modernisations“ de Deng Xiaoping suivirent, qui engagèrent le pays dans une transformation radicale, en partie rendue indispensable par la lassitude de la population. Or, ces évolutions ne comportent pas que des avantages : pauvreté, mauvais encadrement sanitaire, chômage, corruption, entre autres, touchent de nombreux Chinois. On comprend mieux l’empressement des actuels dirigeants chinois après le séisme qui a ravagé le Sichuan en mai 2008. Ils n’étaient pas réputés pour pratiquer la compassion et se préoccuper du bien-être de leur peuple, mais le faire (ou donner l’illusion de le faire) leur parut alors indispensable à la préservation de leur pouvoir. Les démocraties ne sont pas à l’abri. Avant la controverse sur la guerre en Irak, la popularité de Georges W. Bush Jr. s’amoindrit considérablement après le passage, le 29 août 2005, du cyclone Katrina qui ravagea le delta du Mississippi, provoquant, en particulier, des inondations catastrophiques dans la ville de la Nouvelle Orléans [8]. En effet, le président des États-Unis, qui prenait des vacances dans son ranch du Texas, y demeura trois jours avant de se rendre sur place. Encore ne fut-ce que de haut, puisqu’il se contenta de survoler en avion la région dévastée. La mauvaise gestion de cette catastrophe devint emblématique de l’incompétence du président et de son gouvernement. Cela ne suffisait pas à les discréditer, mais formait un symptôme, révélateur d’une politique jugée “mauvaise“ dans son ensemble par une fraction croissante de l’opinion publique américaine. Ce sentiment contribua à la défaite électorale du parti républicain aux élections législatives de novembre 2006 et à la victoire démocrate aux élections présidentielles et législatives de novembre 2008. Mais la sanction ne constitue pas toujours la règle. Les Birmans se résignaient à leur dictature mais, lorsqu’elle ne s’avéra même plus capable de garantir un prix abordable pour les produits de première nécessité, à la suite de leurs moines, ils protestèrent publiquement à l’automne 2007. L’indifférence et le refus obstiné d’accepter l’aide étrangère après les ravages occasionnés par le cyclone Nargis, le 3 mai 2008, pourraient avoir accru encore cette illégitimité du régime. D’autant que la catastrophe mit également à nu les insuffisances criantes de la politique mise en œuvre depuis plusieurs décennies, en particulier dans le domaine économique [9]. Toutefois, grâce à la manipulation et à la répression, la junte surmonta ces deux épreuves et conserva le pouvoir. Le cas n’est pas isolé : Franco, Staline ou Hafez Al-Assad par exemple, moururent dans leur lit. Il faut donc se garder de tout systématisme : même impopulaire, un pouvoir peut conserver une capacité répressive dissuasive et/ou un minimum de légitimité. Il revient à l’analyse géopolitique de rechercher les fondements de celle-ci. Observons également que d’anciens dictateurs se maintinrent au pouvoir en érigeant une pseudo-démocratie (Hosni Moubarak, en Égypte, par exemple) ou se firent élire démocratiquement après un retrait temporaire (Sassou N’Guesso au Congo, Mathieu Kérékou au Bénin, Didier Ratsiraka à Madagascar, Daniel Ortega au Nicaragua, par exemple).

Dans certains cas, le compromis sociopolitique qui avait assuré la stabilité devient inadapté. Dans une démocratie mature, cela se règle par des réformes et/ou un changement de dirigeants à la suite d’un débat électoral ouvert et pacifique, voire d’un mouvement social.

Depuis environ vingt-cinq ans, les alternances dans les pays d’Europe occidentale ou en Amérique du Nord résultent en partie de la crise de l’État-providence mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Les dysfonctionnements de ce dernier se trouvent à l’origine du débat qui agite les pays industrialisés depuis le milieu des années 1970, autour de la part respective du libéralisme économique et de la régulation étatique dans la création et la redistribution des richesses. Il constitue un élément central de la compétition électorale, comme l’exemple de la France le montre amplement depuis 1981.

Après la chute des régimes communistes en Europe médiane, la transition vers la démocratie pluraliste et l’économie de marché provoqua le démantèlement du système politique, économique et social imposé après 1945. Cela provoqua de graves traumatismes économiques et sociaux, qui se traduisirent à plusieurs reprises dans les urnes par un vote sanction. Ce dernier provoqua même, parfois, le retour temporaire des ex-communistes au pouvoir (Lituanie, 1992 ; Pologne, 1993 ; Hongrie et Bulgarie, 1994, par exemple). Cet apparent paradoxe tenait, d’une part, à la réorientation social-démocrate de la plupart des anciens partis communistes et, d’autre part, à la dégradation des conditions d’existence des plus vulnérables, comme les retraités ou les salariés des entreprises “restructurées“.

Dans des contextes plus tendus et/ou en l’absence de tradition démocratique, le recours à la violence peut apparaître comme la seule issue à l’insatisfaction d’une partie de la population.

Le chiisme porte cette dimension contestataire depuis les origines : le martyre du deuxième imam, Hussein, à Kerbala, en 680, constitue le principal temps fort des célébrations chiites, l’Achoura. Au-delà de la commémoration de l’événement, le rituel entretient l’esprit de résistance à l’oppression et à la tyrannie sous leurs diverses formes [10]. Mais comment et par qui cet intolérable est-il défini ? Sur quoi le mouvement protestataire débouche-t-il ? L’exemple iranien invite à la circonspection. La nature dictatoriale du pouvoir exercé par la dynastie des Pahlavi ne fait aucun doute, mais la république islamique instaurée par l’ayatollah Khomeiny en 1979 l’est-elle moins ? L’écrasement de la contestation étudiante en 1999, ou le scrutin controversé de juin 2009 et la façon dont les détenteurs du pouvoir réprimèrent ceux qui protestaient permettent d’en douter [11]. Par ailleurs, le parti communiste irakien recrutait en partie ses membres dans la communauté chiite ; mais celle-ci fournissait une part importante des ouvriers. Il est donc difficile de savoir s’ils étaient communistes du fait de leur appartenance religieuse ou de leur condition sociale.

L’“autocratie éclairée“ pratiquée par Félix Houphouët-Boigny en Côte-d’Ivoire depuis l’indépendance reposait sur une redistribution de la rente tirée des cultures d’exportations. La répartition en était arbitraire et inégale, la corruption explosait, mais le plus grand nombre y retrouvait son compte. Dans les cas extrêmes, une répression judicieusement pratiquée calmait les protestataires. Mais la situation changea du tout au tout durant les années 1980 : la baisse des cours mondiaux des denrées tropicales tarit le pactole, la croissance démographique accrut les besoins en matière d’éducation, de santé et d’emploi. Le compromis tacite des années 1960 et 1970 devint caduc. La contestation s’exprima dans la rue, la corruption éclata au grand jour, les principaux responsables politiques confisquèrent et dénaturèrent le multipartisme octroyé en 1988. Ainsi le pays s’installa-t-il, en 1995, dans la crise dont il n’est toujours pas sorti : les Ivoiriens ne parviennent pas à trouver un nouveau compromis acceptable par tous.

Lorsqu’il n’y a pas de démocratie, ou bien si cette dernière n’est pas intégrée dans les mentalités et les comportements, les rivalités pour la détention du pouvoir se déroulent dans des conditions plus ou moins obscures, nourrissent souvent des querelles complexes, voire dégénèrent en combats. L’histoire offre d’innombrables exemples de coteries nobiliaires, religieuses, économiques, bureaucratiques, militaires cernant le détenteur du pouvoir et cherchant à le rallier à leurs vues (et à leurs intérêts). L’habileté à jouer de ces rivalités pour parvenir à ses propres fins est une composante essentielle de l’art de gouverner. Il ne faut jamais l’oublier, tout en ne perdant pas de vue que la manipulation est un autre instrument de la politique. L’identification des groupes, de leurs chefs et la connaissance de leurs orientations revêtent une importance cruciale pour la compréhension de la situation. Le plus souvent, les diplomates, comme les journalistes, recourent à des sources locales (ou en exil) connaissant bien (ou supposées bien connaître) les arcanes politiques du pays. Cela n’exclut ni les informations incomplètes, ni la désinformation, comme l’administration Bush, trop crédule envers certains opposants en exil, l’expérimenta à ses dépens en Irak en 2003. La plus grande prudence s’impose donc dans l’utilisation et la présentation de ce type de données. L’aveu de l’ignorance ou de la fiabilité douteuse d’une information fait partie de la rigueur nécesssaire à l’analyse géopolitique.

La république islamique d’Iran n’est pas démocratique, il s’agit d’une théocratie, un régime où le religieux prime le politique. Les rares formes ou groupes d’opposition qui existent ne sont que tolérés et peuvent faire l’objet, à tout moment, de mesures d’interdiction (notamment la presse) ou d’emprisonnement (les figures emblématiques). En fait, la vie politique se joue au sein de la classe dirigeante et des organisations officielles. Il existe des factions, plus ou moins connues et aux contours plus ou moins définis, qui rivalisent dans la plus grande opacité. Les élections de juin 2009 donnèrent lieu à de multiples analyses sur le thème de la lutte sans merci qui se serait livrée derrière le président à la réélection contestée, Mahmoud Ahmadinejad, et son rival malheureux, Mir Hossein Moussavi. Le premier aurait servi d’homme de paille au Guide suprême, Ali Khamenei, alors que le second aurait appuyé les intérêts du président de l’Assemblée des experts, Ali Akhbar Hachemi Rafsandjani [12]. Les deux fonctions s’équilibrent et chacun aurait tenté de prendre l’ascendant. Toutefois, MM. Khamenei et Rafsandjani porteraient également deux visions politiques différentes – conservatrice pour le premier, plus libérale pour le second – et seraient soutenus (influencés ?) par des groupes aux intérêts différents sinon divergents, voire opposés. On le constate, les arcanes des régimes opaques sont difficilement pénétrables et tout ne se résume pas à des luttes de personnes.

Durant la Guerre froide, une part importante de la “soviétologie“ consistait à décrypter les rares indices disponibles sur les conflits de pouvoir en URSS, mais la marge d’erreur était considérable : qui avait vu venir le coup de force, fondé sur le thème de la libéralisation, réussi par Khrouchtchev en 1956, puis la déposition en douceur du même par Brejnev, en 1964 ? Depuis 1949, la Chine communiste constitue une énigme tout aussi déconcertante : le coup d’État de Mao Zedong en 1966 ou la politique des “Quatre modernisations“ de Deng Xiaoping ne s’éclairèrent, et encore, seulement en partie, qu’avec le temps.

La violence survient, en général, plutôt dans les démocraties en chantier ou les autocraties en décomposition. Matures, les premières règlent leurs problèmes pacifiquement ; solides, les secondes répriment efficacement.

Analysant la dernière crise politique en date traversée par la Thaïlande, un journaliste résumait ainsi la situation : « Après dix-huit coups d’État et autant de Constitutions durant les soixante-cinq dernières années, la démocratie thaïlandaise tourne en rond, elle se cherche, encore et toujours [13] ». Et, pour les plus pessimistes, le pays risquait de basculer dans la guerre civile.

En décembre 2007, au Kenya, les élections présidentielles tournèrent à l’affrontement car les résultats prêtaient à contestation, alors que l’expérience démocratique du pays demeure insuffisante pour réguler pacifiquement les antagonismes politiques. Mais n’oublions pas que d’autres facteurs contribuèrent à radicaliser les différents protagonistes, notamment les difficultés économiques et sociales.

Entre mars et juin 2008, le dictateur du Zimbabwe, Robert Mugabe, comme il l’avait fait pour les scrutins précédents, multiplia les brutalités et les fraudes pour tenter de se maintenir au pouvoir. En dépit de cela, le vote exprima sans ambiguïté le rejet de l’homme et de sa politique par une majorité de la population. La résistance passive des opposants en dépit d’une sanglante répression, et les pressions discrètes d’une partie de la communauté internationale, finirent par lui imposer une timide concession : son principal rival, Morgan Tsvangirai fut nommé Premier ministre en février 2009. Mais les pouvoirs limités dont dispose ce dernier pourraient l’empêcher de redresser la situation catastrophique dans laquelle se trouve le pays.

Les chiites d‘Irak, principale communauté du pays détiennent la clé du pouvoir dans le pays depuis l’invasion américaine de 2003 et l’instauration d’un régime démocratique. Mais cette démocratie sans racines connaît des soubresauts sanglants : une partie des sunnites ne se résignent pas à céder le pouvoir sous la loi du nombre, tandis que les chiites se fragmentent en factions rivales et se battent. Le pays est gouverné, depuis la fin 2005, par une alliance composée, pour l’essentiel, du Conseil suprême islamique en Irak (chiite) d’Abdul Aziz al-Hakim et du Daawa (chiite) de Nouri al-Maliki. Mais l’Armée du Mahdi (du chiite Moqtatda al-Sadr, qui quitta le gouvernement en avril 2007) leur dispute l’influence et n’hésite pas à recourir aux armes contre ses propres coreligionnaires [14]. Toutefois, les élections régionales de janvier 2009 pourraient avoir modifié la situation : selon plusieurs observateurs, le retour des sunnites dans la compétition électorale, le recul des partis religieux islamiques et les résultats très favorables à l’alliance éloquemment baptisée “Coalition pour l’État de droit“, traduiraient le désir d’une majorité d’Irakiens d’un État central fort, capable de dépasser les clivages communautaires. Le chercheur Hosham Dawood en établissait le bilan en ces termes :
« toutes les forces se réclamant d’un État, d’un centre, ont été récompensées par les électeurs. Maliki a compris que les Irakiens cherchaient à être rassurés sur l’avenir de leur “vivre ensemble“ et qu’ils voulaient un leader dépassant sa base initiale. Il s’est opposé aux milices, aux quotas, aux Kurdes lorsqu’ils se montrent trop gourmands et aux Américains. Il est vu comme un rempart de l’identité nationale [15] ».

Il reste à voir si cette conversion du Premier ministre à une politique d’unité nationale est sincère et si sa mise en œuvre est possible. Lors des élections législatives de 2010, les Irakiens et leur classe politique feront-ils de nouveau « preuve d’une étonnante maturité politique [16] » ?

La transition démocratique amorcée au Pakistan le 18 février 2008, avec la victoire des partis unis à la fois contre la dictature militaire et les islamistes, suscita autant d’inquiétudes que d’espérances. Cette démocratie naissante présente de multiples faiblesses et se confronte à de nombreux adversaires [17]. Elle se heurte à cet État dans l’État, qui a « gravement handicapé l’émergence d’une culture démocratique [18] », que sont les services secrets militaires, l’Inter Services Intelligence. Les islamistes radicaux liés à Al Qaeda cherchent à la déstabiliser et à s’emparer du pouvoir ainsi que… de l’arme nucléaire. Les analyses les plus alarmistes circulent à ce sujet [19], mais leur tonalité n’est pas toujours désintéressée. Des années durant, par exemple, les dirigeants pakistanais successifs brandirent la menace islamiste pour obtenir une aide internationale substantielle, justifier leur politique intérieure et masquer leurs insuffisances voire leurs turpitudes. Ajoutons qu’ils n’hésitèrent pas à utiliser les mêmes islamistes au Cachemire et en Afghanistan, au service de leur politique extérieure. Par ailleurs, l’exécutif américain peut avoir intérêt à dramatiser la situation afin d’obtenir du Sénat l’autorisation et les moyens de soutenir un pays qui ne présente pas toutes les garanties en matière de démocratie [20]. D’ailleurs, certains doutent de la capacité des taliban à prendre le pouvoir [21].

Quelquefois, le pouvoir ou la citoyenneté se décomposent et la population se divise en factions rivales, voire adverses : la guerre civile, affrontement entre concitoyens, peut alors éclater. Les troubles politiques prirent, en Angleterre, un tour sanglant entre 1642 et 1660. Le renversement de la monarchie, en 1789, plongea la France dans plusieurs années de violence interne.

À cet égard, la fin des dictatures s’avère un moment particulièrement périlleux. La chute de Syad Barre, en 1991, plongea la Somalie dans le désordre et la violence qu’elle connaît encore aujourd’hui. La mort de Tito, en 1980, ouvrit une décennie de crise politique, économique et sociale en Yougoslavie. La fédération n’y survécut pas, les antagonismes s’exacerbèrent jusqu’à l’affrontement armé (1991-1995 ;1999) et, malgré l’arrêt des combats, la région demeure sous très haute tension. En Irak, le renversement de Saddam Hussein par les Américains et leurs alliés, en 2003, relança les affrontements entre les diverses composantes de la population : Arabes sunnites contre Arabes shiites ; Arabes contre Kurdes ; islamistes contre chrétiens et yézidis, notamment. Nous retrouvons ici cette charnière délicate entre la dictature et la démocratie. Jusqu’ici, peu de transitions évitèrent le bain de sang. Il s’en trouve tout de même, comme ces “dictatures méditerranéennes“ que l’Europe communautaire accompagna vers la démocratie : Grèce après la chute des colonels (1974), Portugal après la “révolution des Œillets“ (1974) et Espagne après la mort de Franco (1975).

Le débat politique naît parfois du fait que certain(e)s sont exclu(e)s de la citoyenneté. Athènes au temps de Périclès, présentée autrefois comme un modèle de démocratie, ne fait plus autant recette. Dans son contexte historique – la Grèce au Ve siècle avant J.C. –, elle paraît exemplaire, mais aujourd’hui, elle détone : difficile de se référer à un État qui pratiquait l’esclavage et excluait de la vie politique les femmes, les Grecs nés dans d’autres cités, les étrangers, ainsi que les esclaves.

Dans l’ensemble des démocraties, l’accession des femmes au droit de vote occupa la première moitié du XXe siècle et suscita les plus vives polémiques, en particulier dans le pays qui se prévaut de la précocité et de l’exemplarité universelle de son “modèle républicain“ : la France [22]. D’ailleurs, l’entrée en vigueur, en 1944, d’un suffrage réellement “universel“ s’accompagna de la persistance du monopole masculin exercé sur le pouvoir politique. Au point que l’article 3 de la Constitution de 1958 fut révisé le 8 juillet 1999 et se vit complété par l’alinéa 5 garantissant « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Un an plus tard, la loi du 6 juin 2000 imposait la parité pour toutes les élections se déroulant au scrutin de listes, ainsi que pour les candidatures proposées aux élections se déroulant au scrutin majoritaire. Si le bilan était satisfaisant pour les élections au scrutin de listes, il révélait, malgré les sanctions financières prévues par la loi, un immobilisme flagrant pour les élections au scrutin majoritaire, en particulier les élections législatives [23]. Le 31 janvier 2007, une nouvelle loi étendit l’obligation de parité à l’élection des exécutifs des conseils municipaux et régionaux, instituant un suppléant de sexe opposé pour les candidats aux élections cantonales et renforçant les sanctions financières contre les partis ne respectant pas l’obligation de parité aux élections législatives. Bref, la parité demeurait en partie théorique. Ce débat est donc loin d’être clos.

Quant au cas des étrangers, il provoque encore de très vives polémiques, par exemple en France. Si, à charge de réciprocité, les ressortissants de l’Union européenne peuvent voter aux élections locales ou européennes, ils demeurent exclus des scrutins nationaux. Les immigrés venus de pays tiers se voient purement et simplement refuser toute participation à quelque élection que ce soit : droit de vote et nationalité demeurent étroitement liés. Cela nourrit de vives controverses que le pouvoir politique, lorsqu’il ne les instrumentalise pas, surveille attentivement.

La domination imposée par une puissance extérieure suscite des réactions diverses : la résignation (choisie ou subie), la collaboration ou la résistance. Il en résulte un comportement politique différencié durant les événements. Ensuite, pendant un plus ou moins grand nombre d’années, ces épisodes et les attitudes observées influent sur la vie politique.

Comme les autres pays occupés par les puissances de l’Axe, la France connut cette situation entre 1940 et 1944. Cet épisode contribua à structurer la vie politique du pays depuis lors : compromises avec Vichy et/ou l’Allemagne nazie, une partie de l’extrême droite et de la droite en furent exclues. Le gaullisme naquit de la France Libre, tandis que le communisme survalorisait l’héroïsme de ses militants (le mythe du parti des “trente mille fusillés“, notamment) pour accroître son audience. Plusieurs décennies après, cette époque demeure très présente dans le débat politique. Cela s’observe à travers la mémoire (et autour des polémiques au sujet) de la politique antisémite et de collaboration du régime de Vichy, de la poursuite de la lutte aux côtés des Alliés, ou de la Résistance intérieure. Nicolas Sarkozy n’introduit nulle rupture en ce domaine. Dernier épisode en date, la querelle au sujet de Guy Môquet : un président de droite peut-il/doit-il ordonner la commémoration officielle d’un jeune résistant… communiste fusillé par les nazis en 1941 ? La lutte antifasciste joua également un rôle structurant considérable dans la Yougoslavie de Tito. Habilement, le régime élargit le souvenir au-delà de Josip Broz et des communistes : il honora des non-communistes qui avaient accompli des actes de courage dans la résistance [24]. Il s’agit d’une tentative pour le moins originale de forger une unité nationale dans un cadre totalitaire. Non sans un relatif succès, d’ailleurs : la “popularité“ du dictateur dépassa les rangs de ses partisans idéologiques.

La colonisation produisit des effets semblables. Prenons le cas de l’Algérie : certains Musulmans se rallièrent aux Français, d’autres refusèrent et basculèrent dans la lutte pour la libération de leur pays, tandis que la majeure partie demeurèrent les jouets de l’histoire. Les vainqueurs (et leurs héritiers), le Front de libération nationale (F.L.N.), monopolisèrent le pouvoir et… la mémoire. Au point que l’on parle d’un État-FLN. La corruption et l’incapacité de ce dernier à améliorer les conditions de vie des Algériens provoquèrent les émeutes qui mirent fin au régime de parti unique en 1988, mais pas à la domination du FLN. La déconsidération des hommes au pouvoir fut pour beaucoup dans le succès des islamistes à la fin des années 1980. Il en résulta une guerre civile que l’on nomma, de manière significative, la “Deuxième guerre d’Algérie“. En 2005 et 2006, les discours extrêmement durs du président Bouteflika, lors de la commémoration des massacres de Sétif (8 mai 1945), apparurent comme une instrumentalisation à des fins politiques intérieures. Cela constitue un indice parmi beaucoup d’autres que nous sommes encore aujourd’hui en présence d’un régime qui s’auto-légitime par la guerre d’indépendance [25].

Dans la même veine, certaines révolutions se targuent d’avoir mis fin, par la même occasion, à la mainmise de l’étranger : Mao Zedong en Chine, Ho Chi Minh au Vietnam, Fidel Castro à La Havane, Khomeiny en Iran, par exemple. À chaque fois, une partie des adversaires politiques furent éliminés au motif de leur complicité (réelle ou supposée) avec l’ancienne puissance tutélaire. La nécessité de lutter contre le(s) complot(s) de cette dernière contribue en permanence à justifier tout ou partie de la politique menée. Avantage supplémentaire, le pouvoir peut lui imputer ses échecs. La connaissance des rapports entre une présence ou une occupation étrangère et la genèse du pouvoir en place s’avère donc indispensable pour comprendre certaines situations géopolitiques.

Sous des formes extrêmement diverses, la politique se retrouve dans toutes les sociétés. Quelle que soit la forme du régime, dans la démocratie la mieux ancrée comme sous la dictature la plus impitoyable, les rivalités pour le pouvoir existent. Elles peuvent, sans que l’on puisse toujours le prévoir, produire tout aussi bien des effets déstabilisateurs que des dénouements heureux. Par conséquent, l’analyse géopolitique scrute en permanence la scène politique intérieure de chaque zone de crise ou de conflit. Mais elle n’oublie jamais que de multiples facteurs influencent la vie politique.

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PROBLÉMATIQUE LIÉE À LA VIE POLITIQUE

Quel est le rôle des débats, désaccords et/ou affrontements pour l’exercice du pouvoir dans la crise ou le conflit ?

CHAMPS DE RECHERCHE

Outils pour étudier la vie politique de la population du territoire sur lequel se déroule la crise ou le conflit :

. les ouvrages consacrés à la science politique, à l’histoire, au droit, à la sociologie, à l’économie et à l’anthropologie.

Les informations recueillies servent à repérer l’influence des rivalités politiques sur les événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :

. la légitimité du pouvoir en place,

. l’existence ou non d’un compromis politique,

. l’état du compromis politique,

. les rivalités politiques,

. les exclus de la vie politique,

. les tensions ou les conflits provoqués par une occupation étrangère.

La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.

Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.

[1] . Définition donnée par Oresme vers 1370. Rey Alain (dir.), Dictionnaire historique… op. cit.,, p. 1570.

[2] . http://wwwo.un.org/fr/documents/udh…

[3] . Résolution 2000/47 « Promotion et consolidation de la démocratie » (http://www.unhchr.ch/Huridocda/ Huridoca.nsf/0/a3eae9837ad689a0802568d600579c94 ?Opendocument).

[4] . « Déclaration du Millénaire », résolution 55/2 de l’Assemblée générale des Nations Unies, 8 septembre 2000, (http://www.un.org/french/millenaire…).

[5] . Mini Atlas de la Sécurité Humaine, 2008, (http://www.miniatlasofhumansecurity…).

[6] . Freedom in the World, 2009, (http://www.freedomhouse.org/templat…).

[7] . Barral Pierre, Pouvoir civil et commandement militaire. Du roi connétable aux leaders du 20e siècle, Paris, 2005, Les Presses de Sciences Po, p. 162.

[8] . Lacorne Denis, « Cyclone Katrina.les fractures de la société américaine au grand jour », chat sur LeMonde.fr, 7 septembre 2005 (http://www.lemonde.fr/web/chat/0,46…) ; Lacorne Denis et Huret Romain, « Le cyclone Katrina.révélateur de la fragmentation de la société américaine », transcription du débat du 6 octobre 2005 dans le cadre des Cafés Géographiques (http://www.cafe-geo.net/article.php…).

[9] . Anonymous, « Burmese Economy Is an Obstacle to Aid », The New York Times, May 29, 2008.

[10] . Paris Gilles, « L’Achoura, scène primitive des chiites », Le Monde, 20 janvier 2008.

[11] . Éditorial, « Iran, la terreur », Le Monde, 29 juin 2009 ; Tellier Frédéric, « Iran les leçons d’une crise », Le Monde, 3 juillet 2009 ; Minoui Delphine, « Les pasdarans, nouveaux maîtres de Téhéran », Le Temps, 22 juillet 2009.

[12] . Ploquin Jean-Christophe, « Une lutte au sommet divise le régime iranien », La Croix, 21 juin 2009 ; Djalili Mohammad-Reza, « Touchant au cœur du régime islamique, la crise est loin d’être terminée », Le Monde, 1er juillet 2009 ; Minoui Delphine, « Le régime iranien en proie à des luttes de pouvoir », Le Figaro, 21 juillet 2009.

[13] . Hauter François, « La Thaïlande déchirée entre le rouge et le jaune », Le Figaro, 14 novembre 2008.

[14] . Jaulmes Adrien, « Les chiites d’Irak en guerre pour le pouvoir », Le Figaro, 8 avril 2008.

[15] . Ayad Christophe, « La vague Maliki emporte l’Irak », Libération, 6 février 2009.

[16] . Claude Patrice, « Les élections provinciales tournent à l’avantage de Nouri Al-Maliki », Le Monde, 3 février 2009.

[17] . Éditorial, « Espoir au Pakistan », Le Monde, 22 février 2008 et Naveed Ahmad, « Pakistan’s Surprise Elections », ISN-Security Watch, February 22, 2008.

[18] . Bobin Frédéric, « La démocratie pakistanaise tente de réduire l’emprise de ses services secrets militaires », Le Monde, 26 novembre 2008.

[19] . Gayer Laurent, Pakistan : du désordre à la guerre civile ?, IFRI, février 2009.

[20] . Rashid Ahmed, « Pakistan’s Critical Hour », The Washington Post, May 5, 2009.

[21] . Arnoldy Ben, « Why the Taliban Won’t Take Over Pakistan », The Christian Science Monitor, June 7, 2009.

[22] . Rudelle Odile, « Le vote des femmes et la fin de l’exception française », Vingtième Siècle, n° 42, avril-juin 1994, pp. 52-65.

[23] . Troendle Catherine, Rapport d’information sur le projet de loi tendant à promouvoir l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives et sur les propositions de loi correspondantes, Paris, Sénat, 29 novembre 2006, 204 pages (http://senat.fr/rap/r06-095/r06-0951. pdf).

[24] . « Ex-Yougoslavie.les héros du peuple sont immortels, pas leurs monuments », B 92, 7 octobre 2007, traduit par les étudiants de l’université de Niksic et mis en ligne par Le Courrier des Balkans, 6 novembre 2007.

[25] . Oberlé Thierry, « Passé colonial : Alger renonce à demander des excuses à Paris », Le Figaro, 17 mai 2007.

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Manuel de géopolitique

18 – Les rivalités politiques

Par Patrice GOURDIN, le 11 février 2016  Imprimer l'article  lecture optimisée  Télécharger l'article au format PDF

Docteur en histoire, professeur agrégé de l’Université, Patrice Gourdin enseigne à l’École de l’Air. Il intervient également à l’Institut d’Études Politiques d’Aix-en-Provence. Membre du Conseil scientifique du Centre géopolitique, l’association à laquelle le Diploweb.com est adossé.

Le 1er site géopolitique francophone publie un ouvrage de référence : Patrice Gourdin, « Manuel de géopolitique », éd. Diploweb.com, 2015. ISBN : 979-10-92676-04-4. Voici le chapitre 18 : Les rivalités politiques.

Le champ du politique est vaste : pris au sens le plus général de ce « qui concerne les Le champ du politique est vaste : pris au sens le plus général de ce « qui concerne les gouvernements des hommes entre eux [1] », il touche à tous les aspects de l’organisation d’une société humaine. Polymorphe, le politique est, également, omniprésent : la question de la forme, de la détention, de l’organisation et de l’emprise du pouvoir se pose dans toute société. En effet, ce dernier est indispensable au gouvernement des hommes, même s’il revêt de multiples formes. Aussi, quel que soit son mode d’administration, un groupe humain connaît des rivalités, des débats ou des affrontements de nature politique. Selon que leur mode de régulation et ses décisions sont acceptés par tous, ou non, les contentieux se règlent pacifiquement ou peuvent déclencher des conflits. L’ampleur du domaine ne permet pas de tendre à l’exhaustivité en quelques pages. Aussi, n’aborderons-nous que certains aspects de la vie politique, ceux que l’actualité récente a mis en avant : la démocratie, la légitimité, le compromis sociopolitique, les factions, la violence, la guerre civile, l’exclusion, la domination étrangère.

18 – Les rivalités politiques
Patrice Gourdin, Manuel de géopolitique
Edition Diploweb.com

Il existe une grande variété de manières d’exercer le pouvoir et d’administrer un État. La science politique s’emploie à les décrire et à les analyser. La presse rend compte de leur fonctionnement et peut également, lorsqu’elle est libre, exprimer un jugement à ce sujet. Un quotidien ou un hebdomadaire peuvent donc exposer d’une part les faits et leur signification, d’autre part le point de vue individuel du journaliste ou ses préférences partisanes. L’analyse géopolitique doit prendre cette considération en compte : les articles du premier type permettent de décrypter une situation, ceux du second type nous éclairent sur les motivations – réelles, feintes ou supposées – des différents acteurs politiques.

Depuis 1945, consécutivement à la victoire sur les dictatures de l’Axe, la forme démocratique de gouvernement est mise en avant. Mais, durant la Guerre froide, la polémique fit rage au sujet de ce que recouvrait exactement cette formule, ce qui explique que le terme ne figure pas dans la Charte des Nations Unies, en particulier ni dans son préambule ni dans la définition de ses buts et principes. L’article 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 précisait bien que
« la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote [2] ».

Mais il fallut attendre 1996 pour que le Comité des droits de l’homme des Nations Unies explicite la notion d’“élections honnêtes » et 2000 pour que la Commission des droits de l’homme des Nations Unies inclue le pluralisme dans les conditions nécessaires [3]. La disparition des démocraties “populaires“ à partir de 1989 semble avoir tranché en faveur des démocraties pluralistes et représentatives, respectant les libertés individuelles et collectives, vérifiant la légitimité de leurs dirigeants par des élections honnêtes organisées à intervalles réguliers. Le Sommet du Millénaire pour le développement, réuni par l’ONU en 2000, inscrivit la promotion de la démocratie au rang de ses principaux objectifs :
« Les hommes et les femmes ont le droit de vivre et d’élever leurs enfants dans la dignité, à l’abri de la faim et sans craindre la violence, l’oppression ou l’injustice. C’est un mode de gouvernance démocratique des affaires publiques, fondé sur la volonté et la participation des populations qui permet le mieux de garantir ces droits. […] Nous n’épargnerons aucun effort pour promouvoir la démocratie et renforcer l’état de droit, ainsi que le respect des droits de l’homme et libertés fondamentales reconnus sur le plan international , y compris le droit au développement [4] ».

Et un Fonds des Nations Unies pour la démocratie vit le jour en 2005. La réalité montre que, aujourd’hui encore, il ne s’agit pas du régime le plus répandu.

Un premier type de débat porte donc sur l’instauration d’une démocratie répondant à ces critères et, dans un nombre élevé de pays, il s’agit toujours d’un combat. Notons qu’aucun comptage incontestable du nombre des démocraties n’est actuellement disponible. Celui du Human Security Center, parfois cité, établit sa carte des régimes dans le monde avec des nomenclatures qui trahissent la difficulté : il distingue les démocraties, les autocraties et les “anocraties“. Cette catégorie, qui regroupe les pays “en partie démocratiques [5]“, laisse songeur. Freedom House, qui fait fréquemment référence, comptait, en 2009, sur un total de 193, 89 pays “libres“ (46 % des États), 62 “partiellement libres“ et 42 “non libres“ [6]. La Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 fournit les critères utilisés. Ces deux exemples montrent avec quelle prudence il convient d’aborder la définition d’un régime lorsqu’il n’est ni démocratique ni dictatorial : selon la source ou le locuteur, un tiers des États de la planète, environ, peuvent être présentés comme des dictatures ou comme des démocraties. Observons que, au-delà de la forme autoritaire et répressive qu’y prend l’exercice du pouvoir, la catégorie des “dictatures“ recouvre de multiples réalités : elles peuvent être civiles ou militaires et se réclamer d’idéologies très diverses. Chacune doit faire l’objet d’une étude attentive.

Ensuite, se pose la question du contenu de cette démocratie. Même dans les pays où elle s’enracine depuis longtemps, cela alimente toujours le débat. Se limite-t-elle au domaine politique, ou doit-elle s’étendre, en particulier au social, à l’économique et au culturel ? Si ces champs sont investis, quelle part prend-elle à leur fonctionnement et sous quelle forme ? Si l’État est sollicité, quel contrôle exerce-t-il ? Voilà quelques-unes des questions qui trament les sociétés démocratiques et influent sur les rivalités de pouvoir qui les traversent. La démocratie apparaît comme un chantier permanent qu’il ne faut cesser d’observer.

En effet, elle peut faire l’objet d’une remise en cause, comme en Allemagne, en 1933, avec l’avènement du nazisme, en France, en 1940, avec l’instauration du régime de Vichy, ou en cas de coup d’État militaire. La Grèce, berceau de la démocratie, connut la “dictature des colonels“, de 1967 à 1974, ultime avatar des interventions de son armée dans la vie politique du pays au XXe siècle. Complexe et protéiforme se présente le cas particulier des régimes dans lesquels on trouve, pour reprendre l’expression de Pierre Barral, des « soldats dans le champ constitutionnel [7] » : Japon de l’Entre-Deux-Guerres, la Turquie ou le Pakistan aujourd’hui, par exemple.

La démocratie peut sembler menacée par l’accroissement des prérogatives de l’État vis-à-vis des citoyens au nom de sa mission de sécurité, comme aux États-Unis, avec le Homeland Security Act adopté après les attentats du 11 septembre 2001. Toutes les démocraties connaissent de vives polémiques autour des contradictions qui ne manquent de survenir entre les mesures de renforcement de la sécurité et les empiètements qu’elles impliquent (ou risquent d’impliquer) sur les libertés individuelles. Cela fait partie des sujets cruciaux du débat politique, comme le montra l’utilisation du thème de l’insécurité dans plusieurs consultations électorales, notamment celle qui désigna le président de la République, en France, en 2007.

Enfin, la question se pose de savoir s’il existe un régime démocratique type ou si la démocratie se construit au cas par cas, en tenant compte des spécificités de chaque société. Autrement dit, les valeurs démocratiques de l’Europe et de l’Amérique du Nord, issues de la philosophie des Lumières, atteignent-elles réellement à l’universalité ? L’objection se réduit-elle à une argutie commode pour les dictatures, ou vise-t-elle au respect de la diversité ?

Tous ces débats influent sur l’opinion et l’action des hommes. L’analyse géopolitique doit donc en tenir compte et définir avec précision et rigueur les termes qu’elle emploie en la matière. Il importe de se garder des concepts flous, des lieux communs et des formules partisanes.

Le pouvoir en place, quelle que soit sa forme, peut perdre sa légitimité, ce qui débouche sur une crise. Tôt ou tard, cela peut entraîner le renversement de la dynastie ou du régime, donc une révolution. De multiples causes peuvent s’en trouver à l’origine. Examinons quelques-unes d’entre-elles.

La défaite militaire s’avère parfois fatale aux dirigeants les mieux assis comme aux systèmes les plus solides, balayés par l’envahisseur qui impose ensuite ses hommes et/ou sa forme de pouvoir. L’histoire des empires conquérants en offre de multiples exemples : Turcs, Mongols, puissances coloniales, URSS, entre autres. À plus forte raison, un dirigeant affaibli et/ou un régime discrédité ne survivent pas à l’infortune des armes, comme le montre l’histoire de la France, par exemple. Napoléon Ier et son empire sombrèrent à Waterloo en 1815, tout comme Napoléon III et le Second Empire furent emportés à Sedan en 1870 ou la IIIe République finit dans la débâcle de 1940. Les dynasties régnant sur l’Allemagne (Hohenzollern) et l’Autriche-Hongrie (Habsbourg) ne survécurent pas davantage à la défaite de 1918, que leur adversaire Romanov n’avait résisté, en 1917, au délitement de la société russe provoqué par le conflit. Ceci ne doit toutefois pas occulter le fait que certains survivent à la défaite : Jean II le Bon après Poitiers (1356), François Ier après Pavie (1525), les monarchies serbe ou roumaine, durant la Première Guerre mondiale, Staline en juin 1941, par exemple.

Si le (ou les) dirigeant(s) ne place(nt) pas (ou ne donnent pas le sentiment de placer) le sort du plus grand nombre au cœur de leurs préoccupations, leur légitimité s’érode, voire disparaît, et ce quel que soit le régime. Couplée avec d’autres difficultés, économiques et sociales par exemple, cette indifférence peut susciter la colère, la révolte ou le vote sanction. Depuis l’Antiquité, les dirigeants chinois vivent dans la hantise de perdre le “mandat du Ciel“. Ils y sont d’autant plus enclins que cela se produisit plusieurs fois dans leur histoire. Selon une croyance ancrée dans la culture populaire, des signes annonciateurs de cette disgrâce divine sont censés se manifester, notamment sous forme de catastrophes naturelles. Un tremblement de terre se produisit juste avant la mort de Mao Zedong, en 1976. Les continuateurs de sa politique, menés par sa veuve, furent éliminés. Les “quatre modernisations“ de Deng Xiaoping suivirent, qui engagèrent le pays dans une transformation radicale, en partie rendue indispensable par la lassitude de la population. Or, ces évolutions ne comportent pas que des avantages : pauvreté, mauvais encadrement sanitaire, chômage, corruption, entre autres, touchent de nombreux Chinois. On comprend mieux l’empressement des actuels dirigeants chinois après le séisme qui a ravagé le Sichuan en mai 2008. Ils n’étaient pas réputés pour pratiquer la compassion et se préoccuper du bien-être de leur peuple, mais le faire (ou donner l’illusion de le faire) leur parut alors indispensable à la préservation de leur pouvoir. Les démocraties ne sont pas à l’abri. Avant la controverse sur la guerre en Irak, la popularité de Georges W. Bush Jr. s’amoindrit considérablement après le passage, le 29 août 2005, du cyclone Katrina qui ravagea le delta du Mississippi, provoquant, en particulier, des inondations catastrophiques dans la ville de la Nouvelle Orléans [8]. En effet, le président des États-Unis, qui prenait des vacances dans son ranch du Texas, y demeura trois jours avant de se rendre sur place. Encore ne fut-ce que de haut, puisqu’il se contenta de survoler en avion la région dévastée. La mauvaise gestion de cette catastrophe devint emblématique de l’incompétence du président et de son gouvernement. Cela ne suffisait pas à les discréditer, mais formait un symptôme, révélateur d’une politique jugée “mauvaise“ dans son ensemble par une fraction croissante de l’opinion publique américaine. Ce sentiment contribua à la défaite électorale du parti républicain aux élections législatives de novembre 2006 et à la victoire démocrate aux élections présidentielles et législatives de novembre 2008. Mais la sanction ne constitue pas toujours la règle. Les Birmans se résignaient à leur dictature mais, lorsqu’elle ne s’avéra même plus capable de garantir un prix abordable pour les produits de première nécessité, à la suite de leurs moines, ils protestèrent publiquement à l’automne 2007. L’indifférence et le refus obstiné d’accepter l’aide étrangère après les ravages occasionnés par le cyclone Nargis, le 3 mai 2008, pourraient avoir accru encore cette illégitimité du régime. D’autant que la catastrophe mit également à nu les insuffisances criantes de la politique mise en œuvre depuis plusieurs décennies, en particulier dans le domaine économique [9]. Toutefois, grâce à la manipulation et à la répression, la junte surmonta ces deux épreuves et conserva le pouvoir. Le cas n’est pas isolé : Franco, Staline ou Hafez Al-Assad par exemple, moururent dans leur lit. Il faut donc se garder de tout systématisme : même impopulaire, un pouvoir peut conserver une capacité répressive dissuasive et/ou un minimum de légitimité. Il revient à l’analyse géopolitique de rechercher les fondements de celle-ci. Observons également que d’anciens dictateurs se maintinrent au pouvoir en érigeant une pseudo-démocratie (Hosni Moubarak, en Égypte, par exemple) ou se firent élire démocratiquement après un retrait temporaire (Sassou N’Guesso au Congo, Mathieu Kérékou au Bénin, Didier Ratsiraka à Madagascar, Daniel Ortega au Nicaragua, par exemple).

Dans certains cas, le compromis sociopolitique qui avait assuré la stabilité devient inadapté. Dans une démocratie mature, cela se règle par des réformes et/ou un changement de dirigeants à la suite d’un débat électoral ouvert et pacifique, voire d’un mouvement social.

Depuis environ vingt-cinq ans, les alternances dans les pays d’Europe occidentale ou en Amérique du Nord résultent en partie de la crise de l’État-providence mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Les dysfonctionnements de ce dernier se trouvent à l’origine du débat qui agite les pays industrialisés depuis le milieu des années 1970, autour de la part respective du libéralisme économique et de la régulation étatique dans la création et la redistribution des richesses. Il constitue un élément central de la compétition électorale, comme l’exemple de la France le montre amplement depuis 1981.

Après la chute des régimes communistes en Europe médiane, la transition vers la démocratie pluraliste et l’économie de marché provoqua le démantèlement du système politique, économique et social imposé après 1945. Cela provoqua de graves traumatismes économiques et sociaux, qui se traduisirent à plusieurs reprises dans les urnes par un vote sanction. Ce dernier provoqua même, parfois, le retour temporaire des ex-communistes au pouvoir (Lituanie, 1992 ; Pologne, 1993 ; Hongrie et Bulgarie, 1994, par exemple). Cet apparent paradoxe tenait, d’une part, à la réorientation social-démocrate de la plupart des anciens partis communistes et, d’autre part, à la dégradation des conditions d’existence des plus vulnérables, comme les retraités ou les salariés des entreprises “restructurées“.

Dans des contextes plus tendus et/ou en l’absence de tradition démocratique, le recours à la violence peut apparaître comme la seule issue à l’insatisfaction d’une partie de la population.

Le chiisme porte cette dimension contestataire depuis les origines : le martyre du deuxième imam, Hussein, à Kerbala, en 680, constitue le principal temps fort des célébrations chiites, l’Achoura. Au-delà de la commémoration de l’événement, le rituel entretient l’esprit de résistance à l’oppression et à la tyrannie sous leurs diverses formes [10]. Mais comment et par qui cet intolérable est-il défini ? Sur quoi le mouvement protestataire débouche-t-il ? L’exemple iranien invite à la circonspection. La nature dictatoriale du pouvoir exercé par la dynastie des Pahlavi ne fait aucun doute, mais la république islamique instaurée par l’ayatollah Khomeiny en 1979 l’est-elle moins ? L’écrasement de la contestation étudiante en 1999, ou le scrutin controversé de juin 2009 et la façon dont les détenteurs du pouvoir réprimèrent ceux qui protestaient permettent d’en douter [11]. Par ailleurs, le parti communiste irakien recrutait en partie ses membres dans la communauté chiite ; mais celle-ci fournissait une part importante des ouvriers. Il est donc difficile de savoir s’ils étaient communistes du fait de leur appartenance religieuse ou de leur condition sociale.

L’“autocratie éclairée“ pratiquée par Félix Houphouët-Boigny en Côte-d’Ivoire depuis l’indépendance reposait sur une redistribution de la rente tirée des cultures d’exportations. La répartition en était arbitraire et inégale, la corruption explosait, mais le plus grand nombre y retrouvait son compte. Dans les cas extrêmes, une répression judicieusement pratiquée calmait les protestataires. Mais la situation changea du tout au tout durant les années 1980 : la baisse des cours mondiaux des denrées tropicales tarit le pactole, la croissance démographique accrut les besoins en matière d’éducation, de santé et d’emploi. Le compromis tacite des années 1960 et 1970 devint caduc. La contestation s’exprima dans la rue, la corruption éclata au grand jour, les principaux responsables politiques confisquèrent et dénaturèrent le multipartisme octroyé en 1988. Ainsi le pays s’installa-t-il, en 1995, dans la crise dont il n’est toujours pas sorti : les Ivoiriens ne parviennent pas à trouver un nouveau compromis acceptable par tous.

Lorsqu’il n’y a pas de démocratie, ou bien si cette dernière n’est pas intégrée dans les mentalités et les comportements, les rivalités pour la détention du pouvoir se déroulent dans des conditions plus ou moins obscures, nourrissent souvent des querelles complexes, voire dégénèrent en combats. L’histoire offre d’innombrables exemples de coteries nobiliaires, religieuses, économiques, bureaucratiques, militaires cernant le détenteur du pouvoir et cherchant à le rallier à leurs vues (et à leurs intérêts). L’habileté à jouer de ces rivalités pour parvenir à ses propres fins est une composante essentielle de l’art de gouverner. Il ne faut jamais l’oublier, tout en ne perdant pas de vue que la manipulation est un autre instrument de la politique. L’identification des groupes, de leurs chefs et la connaissance de leurs orientations revêtent une importance cruciale pour la compréhension de la situation. Le plus souvent, les diplomates, comme les journalistes, recourent à des sources locales (ou en exil) connaissant bien (ou supposées bien connaître) les arcanes politiques du pays. Cela n’exclut ni les informations incomplètes, ni la désinformation, comme l’administration Bush, trop crédule envers certains opposants en exil, l’expérimenta à ses dépens en Irak en 2003. La plus grande prudence s’impose donc dans l’utilisation et la présentation de ce type de données. L’aveu de l’ignorance ou de la fiabilité douteuse d’une information fait partie de la rigueur nécesssaire à l’analyse géopolitique.

La république islamique d’Iran n’est pas démocratique, il s’agit d’une théocratie, un régime où le religieux prime le politique. Les rares formes ou groupes d’opposition qui existent ne sont que tolérés et peuvent faire l’objet, à tout moment, de mesures d’interdiction (notamment la presse) ou d’emprisonnement (les figures emblématiques). En fait, la vie politique se joue au sein de la classe dirigeante et des organisations officielles. Il existe des factions, plus ou moins connues et aux contours plus ou moins définis, qui rivalisent dans la plus grande opacité. Les élections de juin 2009 donnèrent lieu à de multiples analyses sur le thème de la lutte sans merci qui se serait livrée derrière le président à la réélection contestée, Mahmoud Ahmadinejad, et son rival malheureux, Mir Hossein Moussavi. Le premier aurait servi d’homme de paille au Guide suprême, Ali Khamenei, alors que le second aurait appuyé les intérêts du président de l’Assemblée des experts, Ali Akhbar Hachemi Rafsandjani [12]. Les deux fonctions s’équilibrent et chacun aurait tenté de prendre l’ascendant. Toutefois, MM. Khamenei et Rafsandjani porteraient également deux visions politiques différentes – conservatrice pour le premier, plus libérale pour le second – et seraient soutenus (influencés ?) par des groupes aux intérêts différents sinon divergents, voire opposés. On le constate, les arcanes des régimes opaques sont difficilement pénétrables et tout ne se résume pas à des luttes de personnes.

Durant la Guerre froide, une part importante de la “soviétologie“ consistait à décrypter les rares indices disponibles sur les conflits de pouvoir en URSS, mais la marge d’erreur était considérable : qui avait vu venir le coup de force, fondé sur le thème de la libéralisation, réussi par Khrouchtchev en 1956, puis la déposition en douceur du même par Brejnev, en 1964 ? Depuis 1949, la Chine communiste constitue une énigme tout aussi déconcertante : le coup d’État de Mao Zedong en 1966 ou la politique des “Quatre modernisations“ de Deng Xiaoping ne s’éclairèrent, et encore, seulement en partie, qu’avec le temps.

La violence survient, en général, plutôt dans les démocraties en chantier ou les autocraties en décomposition. Matures, les premières règlent leurs problèmes pacifiquement ; solides, les secondes répriment efficacement.

Analysant la dernière crise politique en date traversée par la Thaïlande, un journaliste résumait ainsi la situation : « Après dix-huit coups d’État et autant de Constitutions durant les soixante-cinq dernières années, la démocratie thaïlandaise tourne en rond, elle se cherche, encore et toujours [13] ». Et, pour les plus pessimistes, le pays risquait de basculer dans la guerre civile.

En décembre 2007, au Kenya, les élections présidentielles tournèrent à l’affrontement car les résultats prêtaient à contestation, alors que l’expérience démocratique du pays demeure insuffisante pour réguler pacifiquement les antagonismes politiques. Mais n’oublions pas que d’autres facteurs contribuèrent à radicaliser les différents protagonistes, notamment les difficultés économiques et sociales.

Entre mars et juin 2008, le dictateur du Zimbabwe, Robert Mugabe, comme il l’avait fait pour les scrutins précédents, multiplia les brutalités et les fraudes pour tenter de se maintenir au pouvoir. En dépit de cela, le vote exprima sans ambiguïté le rejet de l’homme et de sa politique par une majorité de la population. La résistance passive des opposants en dépit d’une sanglante répression, et les pressions discrètes d’une partie de la communauté internationale, finirent par lui imposer une timide concession : son principal rival, Morgan Tsvangirai fut nommé Premier ministre en février 2009. Mais les pouvoirs limités dont dispose ce dernier pourraient l’empêcher de redresser la situation catastrophique dans laquelle se trouve le pays.

Les chiites d‘Irak, principale communauté du pays détiennent la clé du pouvoir dans le pays depuis l’invasion américaine de 2003 et l’instauration d’un régime démocratique. Mais cette démocratie sans racines connaît des soubresauts sanglants : une partie des sunnites ne se résignent pas à céder le pouvoir sous la loi du nombre, tandis que les chiites se fragmentent en factions rivales et se battent. Le pays est gouverné, depuis la fin 2005, par une alliance composée, pour l’essentiel, du Conseil suprême islamique en Irak (chiite) d’Abdul Aziz al-Hakim et du Daawa (chiite) de Nouri al-Maliki. Mais l’Armée du Mahdi (du chiite Moqtatda al-Sadr, qui quitta le gouvernement en avril 2007) leur dispute l’influence et n’hésite pas à recourir aux armes contre ses propres coreligionnaires [14]. Toutefois, les élections régionales de janvier 2009 pourraient avoir modifié la situation : selon plusieurs observateurs, le retour des sunnites dans la compétition électorale, le recul des partis religieux islamiques et les résultats très favorables à l’alliance éloquemment baptisée “Coalition pour l’État de droit“, traduiraient le désir d’une majorité d’Irakiens d’un État central fort, capable de dépasser les clivages communautaires. Le chercheur Hosham Dawood en établissait le bilan en ces termes :
« toutes les forces se réclamant d’un État, d’un centre, ont été récompensées par les électeurs. Maliki a compris que les Irakiens cherchaient à être rassurés sur l’avenir de leur “vivre ensemble“ et qu’ils voulaient un leader dépassant sa base initiale. Il s’est opposé aux milices, aux quotas, aux Kurdes lorsqu’ils se montrent trop gourmands et aux Américains. Il est vu comme un rempart de l’identité nationale [15] ».

Il reste à voir si cette conversion du Premier ministre à une politique d’unité nationale est sincère et si sa mise en œuvre est possible. Lors des élections législatives de 2010, les Irakiens et leur classe politique feront-ils de nouveau « preuve d’une étonnante maturité politique [16] » ?

La transition démocratique amorcée au Pakistan le 18 février 2008, avec la victoire des partis unis à la fois contre la dictature militaire et les islamistes, suscita autant d’inquiétudes que d’espérances. Cette démocratie naissante présente de multiples faiblesses et se confronte à de nombreux adversaires [17]. Elle se heurte à cet État dans l’État, qui a « gravement handicapé l’émergence d’une culture démocratique [18] », que sont les services secrets militaires, l’Inter Services Intelligence. Les islamistes radicaux liés à Al Qaeda cherchent à la déstabiliser et à s’emparer du pouvoir ainsi que… de l’arme nucléaire. Les analyses les plus alarmistes circulent à ce sujet [19], mais leur tonalité n’est pas toujours désintéressée. Des années durant, par exemple, les dirigeants pakistanais successifs brandirent la menace islamiste pour obtenir une aide internationale substantielle, justifier leur politique intérieure et masquer leurs insuffisances voire leurs turpitudes. Ajoutons qu’ils n’hésitèrent pas à utiliser les mêmes islamistes au Cachemire et en Afghanistan, au service de leur politique extérieure. Par ailleurs, l’exécutif américain peut avoir intérêt à dramatiser la situation afin d’obtenir du Sénat l’autorisation et les moyens de soutenir un pays qui ne présente pas toutes les garanties en matière de démocratie [20]. D’ailleurs, certains doutent de la capacité des taliban à prendre le pouvoir [21].

Quelquefois, le pouvoir ou la citoyenneté se décomposent et la population se divise en factions rivales, voire adverses : la guerre civile, affrontement entre concitoyens, peut alors éclater. Les troubles politiques prirent, en Angleterre, un tour sanglant entre 1642 et 1660. Le renversement de la monarchie, en 1789, plongea la France dans plusieurs années de violence interne.

À cet égard, la fin des dictatures s’avère un moment particulièrement périlleux. La chute de Syad Barre, en 1991, plongea la Somalie dans le désordre et la violence qu’elle connaît encore aujourd’hui. La mort de Tito, en 1980, ouvrit une décennie de crise politique, économique et sociale en Yougoslavie. La fédération n’y survécut pas, les antagonismes s’exacerbèrent jusqu’à l’affrontement armé (1991-1995 ;1999) et, malgré l’arrêt des combats, la région demeure sous très haute tension. En Irak, le renversement de Saddam Hussein par les Américains et leurs alliés, en 2003, relança les affrontements entre les diverses composantes de la population : Arabes sunnites contre Arabes shiites ; Arabes contre Kurdes ; islamistes contre chrétiens et yézidis, notamment. Nous retrouvons ici cette charnière délicate entre la dictature et la démocratie. Jusqu’ici, peu de transitions évitèrent le bain de sang. Il s’en trouve tout de même, comme ces “dictatures méditerranéennes“ que l’Europe communautaire accompagna vers la démocratie : Grèce après la chute des colonels (1974), Portugal après la “révolution des Œillets“ (1974) et Espagne après la mort de Franco (1975).

Le débat politique naît parfois du fait que certain(e)s sont exclu(e)s de la citoyenneté. Athènes au temps de Périclès, présentée autrefois comme un modèle de démocratie, ne fait plus autant recette. Dans son contexte historique – la Grèce au Ve siècle avant J.C. –, elle paraît exemplaire, mais aujourd’hui, elle détone : difficile de se référer à un État qui pratiquait l’esclavage et excluait de la vie politique les femmes, les Grecs nés dans d’autres cités, les étrangers, ainsi que les esclaves.

Dans l’ensemble des démocraties, l’accession des femmes au droit de vote occupa la première moitié du XXe siècle et suscita les plus vives polémiques, en particulier dans le pays qui se prévaut de la précocité et de l’exemplarité universelle de son “modèle républicain“ : la France [22]. D’ailleurs, l’entrée en vigueur, en 1944, d’un suffrage réellement “universel“ s’accompagna de la persistance du monopole masculin exercé sur le pouvoir politique. Au point que l’article 3 de la Constitution de 1958 fut révisé le 8 juillet 1999 et se vit complété par l’alinéa 5 garantissant « l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». Un an plus tard, la loi du 6 juin 2000 imposait la parité pour toutes les élections se déroulant au scrutin de listes, ainsi que pour les candidatures proposées aux élections se déroulant au scrutin majoritaire. Si le bilan était satisfaisant pour les élections au scrutin de listes, il révélait, malgré les sanctions financières prévues par la loi, un immobilisme flagrant pour les élections au scrutin majoritaire, en particulier les élections législatives [23]. Le 31 janvier 2007, une nouvelle loi étendit l’obligation de parité à l’élection des exécutifs des conseils municipaux et régionaux, instituant un suppléant de sexe opposé pour les candidats aux élections cantonales et renforçant les sanctions financières contre les partis ne respectant pas l’obligation de parité aux élections législatives. Bref, la parité demeurait en partie théorique. Ce débat est donc loin d’être clos.

Quant au cas des étrangers, il provoque encore de très vives polémiques, par exemple en France. Si, à charge de réciprocité, les ressortissants de l’Union européenne peuvent voter aux élections locales ou européennes, ils demeurent exclus des scrutins nationaux. Les immigrés venus de pays tiers se voient purement et simplement refuser toute participation à quelque élection que ce soit : droit de vote et nationalité demeurent étroitement liés. Cela nourrit de vives controverses que le pouvoir politique, lorsqu’il ne les instrumentalise pas, surveille attentivement.

La domination imposée par une puissance extérieure suscite des réactions diverses : la résignation (choisie ou subie), la collaboration ou la résistance. Il en résulte un comportement politique différencié durant les événements. Ensuite, pendant un plus ou moins grand nombre d’années, ces épisodes et les attitudes observées influent sur la vie politique.

Comme les autres pays occupés par les puissances de l’Axe, la France connut cette situation entre 1940 et 1944. Cet épisode contribua à structurer la vie politique du pays depuis lors : compromises avec Vichy et/ou l’Allemagne nazie, une partie de l’extrême droite et de la droite en furent exclues. Le gaullisme naquit de la France Libre, tandis que le communisme survalorisait l’héroïsme de ses militants (le mythe du parti des “trente mille fusillés“, notamment) pour accroître son audience. Plusieurs décennies après, cette époque demeure très présente dans le débat politique. Cela s’observe à travers la mémoire (et autour des polémiques au sujet) de la politique antisémite et de collaboration du régime de Vichy, de la poursuite de la lutte aux côtés des Alliés, ou de la Résistance intérieure. Nicolas Sarkozy n’introduit nulle rupture en ce domaine. Dernier épisode en date, la querelle au sujet de Guy Môquet : un président de droite peut-il/doit-il ordonner la commémoration officielle d’un jeune résistant… communiste fusillé par les nazis en 1941 ? La lutte antifasciste joua également un rôle structurant considérable dans la Yougoslavie de Tito. Habilement, le régime élargit le souvenir au-delà de Josip Broz et des communistes : il honora des non-communistes qui avaient accompli des actes de courage dans la résistance [24]. Il s’agit d’une tentative pour le moins originale de forger une unité nationale dans un cadre totalitaire. Non sans un relatif succès, d’ailleurs : la “popularité“ du dictateur dépassa les rangs de ses partisans idéologiques.

La colonisation produisit des effets semblables. Prenons le cas de l’Algérie : certains Musulmans se rallièrent aux Français, d’autres refusèrent et basculèrent dans la lutte pour la libération de leur pays, tandis que la majeure partie demeurèrent les jouets de l’histoire. Les vainqueurs (et leurs héritiers), le Front de libération nationale (F.L.N.), monopolisèrent le pouvoir et… la mémoire. Au point que l’on parle d’un État-FLN. La corruption et l’incapacité de ce dernier à améliorer les conditions de vie des Algériens provoquèrent les émeutes qui mirent fin au régime de parti unique en 1988, mais pas à la domination du FLN. La déconsidération des hommes au pouvoir fut pour beaucoup dans le succès des islamistes à la fin des années 1980. Il en résulta une guerre civile que l’on nomma, de manière significative, la “Deuxième guerre d’Algérie“. En 2005 et 2006, les discours extrêmement durs du président Bouteflika, lors de la commémoration des massacres de Sétif (8 mai 1945), apparurent comme une instrumentalisation à des fins politiques intérieures. Cela constitue un indice parmi beaucoup d’autres que nous sommes encore aujourd’hui en présence d’un régime qui s’auto-légitime par la guerre d’indépendance [25].

Dans la même veine, certaines révolutions se targuent d’avoir mis fin, par la même occasion, à la mainmise de l’étranger : Mao Zedong en Chine, Ho Chi Minh au Vietnam, Fidel Castro à La Havane, Khomeiny en Iran, par exemple. À chaque fois, une partie des adversaires politiques furent éliminés au motif de leur complicité (réelle ou supposée) avec l’ancienne puissance tutélaire. La nécessité de lutter contre le(s) complot(s) de cette dernière contribue en permanence à justifier tout ou partie de la politique menée. Avantage supplémentaire, le pouvoir peut lui imputer ses échecs. La connaissance des rapports entre une présence ou une occupation étrangère et la genèse du pouvoir en place s’avère donc indispensable pour comprendre certaines situations géopolitiques.

Sous des formes extrêmement diverses, la politique se retrouve dans toutes les sociétés. Quelle que soit la forme du régime, dans la démocratie la mieux ancrée comme sous la dictature la plus impitoyable, les rivalités pour le pouvoir existent. Elles peuvent, sans que l’on puisse toujours le prévoir, produire tout aussi bien des effets déstabilisateurs que des dénouements heureux. Par conséquent, l’analyse géopolitique scrute en permanence la scène politique intérieure de chaque zone de crise ou de conflit. Mais elle n’oublie jamais que de multiples facteurs influencent la vie politique.

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PROBLÉMATIQUE LIÉE À LA VIE POLITIQUE

Quel est le rôle des débats, désaccords et/ou affrontements pour l’exercice du pouvoir dans la crise ou le conflit ?

CHAMPS DE RECHERCHE

Outils pour étudier la vie politique de la population du territoire sur lequel se déroule la crise ou le conflit :

. les ouvrages consacrés à la science politique, à l’histoire, au droit, à la sociologie, à l’économie et à l’anthropologie.

Les informations recueillies servent à repérer l’influence des rivalités politiques sur les événements. Le plus souvent un ou plusieurs des éléments suivants :

. la légitimité du pouvoir en place,

. l’existence ou non d’un compromis politique,

. l’état du compromis politique,

. les rivalités politiques,

. les exclus de la vie politique,

. les tensions ou les conflits provoqués par une occupation étrangère.

La liste n’est pas exhaustive, mais elle recense les facteurs qui apparaissent le plus fréquemment.

Une information est pertinente lorsqu’elle contribue à éclairer la crise ou le conflit que l’on étudie.

[1] . Définition donnée par Oresme vers 1370. Rey Alain (dir.), Dictionnaire historique… op. cit.,, p. 1570.

[2] . http://wwwo.un.org/fr/documents/udh…

[3] . Résolution 2000/47 « Promotion et consolidation de la démocratie » (http://www.unhchr.ch/Huridocda/ Huridoca.nsf/0/a3eae9837ad689a0802568d600579c94 ?Opendocument).

[4] . « Déclaration du Millénaire », résolution 55/2 de l’Assemblée générale des Nations Unies, 8 septembre 2000, (http://www.un.org/french/millenaire…).

[5] . Mini Atlas de la Sécurité Humaine, 2008, (http://www.miniatlasofhumansecurity…).

[6] . Freedom in the World, 2009, (http://www.freedomhouse.org/templat…).

[7] . Barral Pierre, Pouvoir civil et commandement militaire. Du roi connétable aux leaders du 20e siècle, Paris, 2005, Les Presses de Sciences Po, p. 162.

[8] . Lacorne Denis, « Cyclone Katrina.les fractures de la société américaine au grand jour », chat sur LeMonde.fr, 7 septembre 2005 (http://www.lemonde.fr/web/chat/0,46…) ; Lacorne Denis et Huret Romain, « Le cyclone Katrina.révélateur de la fragmentation de la société américaine », transcription du débat du 6 octobre 2005 dans le cadre des Cafés Géographiques (http://www.cafe-geo.net/article.php…).

[9] . Anonymous, « Burmese Economy Is an Obstacle to Aid », The New York Times, May 29, 2008.

[10] . Paris Gilles, « L’Achoura, scène primitive des chiites », Le Monde, 20 janvier 2008.

[11] . Éditorial, « Iran, la terreur », Le Monde, 29 juin 2009 ; Tellier Frédéric, « Iran les leçons d’une crise », Le Monde, 3 juillet 2009 ; Minoui Delphine, « Les pasdarans, nouveaux maîtres de Téhéran », Le Temps, 22 juillet 2009.

[12] . Ploquin Jean-Christophe, « Une lutte au sommet divise le régime iranien », La Croix, 21 juin 2009 ; Djalili Mohammad-Reza, « Touchant au cœur du régime islamique, la crise est loin d’être terminée », Le Monde, 1er juillet 2009 ; Minoui Delphine, « Le régime iranien en proie à des luttes de pouvoir », Le Figaro, 21 juillet 2009.

[13] . Hauter François, « La Thaïlande déchirée entre le rouge et le jaune », Le Figaro, 14 novembre 2008.

[14] . Jaulmes Adrien, « Les chiites d’Irak en guerre pour le pouvoir », Le Figaro, 8 avril 2008.

[15] . Ayad Christophe, « La vague Maliki emporte l’Irak », Libération, 6 février 2009.

[16] . Claude Patrice, « Les élections provinciales tournent à l’avantage de Nouri Al-Maliki », Le Monde, 3 février 2009.

[17] . Éditorial, « Espoir au Pakistan », Le Monde, 22 février 2008 et Naveed Ahmad, « Pakistan’s Surprise Elections », ISN-Security Watch, February 22, 2008.

[18] . Bobin Frédéric, « La démocratie pakistanaise tente de réduire l’emprise de ses services secrets militaires », Le Monde, 26 novembre 2008.

[19] . Gayer Laurent, Pakistan : du désordre à la guerre civile ?, IFRI, février 2009.

[20] . Rashid Ahmed, « Pakistan’s Critical Hour », The Washington Post, May 5, 2009.

[21] . Arnoldy Ben, « Why the Taliban Won’t Take Over Pakistan », The Christian Science Monitor, June 7, 2009.

[22] . Rudelle Odile, « Le vote des femmes et la fin de l’exception française », Vingtième Siècle, n° 42, avril-juin 1994, pp. 52-65.

[23] . Troendle Catherine, Rapport d’information sur le projet de loi tendant à promouvoir l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives et sur les propositions de loi correspondantes, Paris, Sénat, 29 novembre 2006, 204 pages (http://senat.fr/rap/r06-095/r06-0951. pdf).

[24] . « Ex-Yougoslavie.les héros du peuple sont immortels, pas leurs monuments », B 92, 7 octobre 2007, traduit par les étudiants de l’université de Niksic et mis en ligne par Le Courrier des Balkans, 6 novembre 2007.

[25] . Oberlé Thierry, « Passé colonial : Alger renonce à demander des excuses à Paris », Le Figaro, 17 mai 2007.

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Avenir de la culture:changement de sexe:Le pire c’est que le professeur a été soutenu par son établissement !-et bientôt idem pour le « nouveau Dieu parmi nous »( Emmanuel en hébreu),sa vieille Jocaste et leur mère à tous, la guenon arboricole Lucy qui,quoique morte depuis très longtemps,veut aussi changer de sexe:CONNARDS,PETASSES ET ORDURES

Avenir de la culture:changement de sexe:Le pire c’est que le professeur a été soutenu par son établissement !-et bientôt idem pour le « nouveau Dieu parmi nous »( Emmanuel en hébreu),sa vieille Jocaste et leur mère à tous, la guenon arboricole Lucy qui,quoique morte depuis très longtemps,veut aussi changer de sexe:CONNARDS,PETASSES ET ORDURES

 

 

.

 

 

Le pire c’est que le professeur a été soutenu par son établissement !

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Bonjour Monsieur BRANDENBURG !

Cette lettre vous apporte une bonne nouvelle !

En octobre, Avenir de la Culture va publier un livre, dont vous voyez ci-dessus une photo de la couverture, qui vise…

… non seulement de démasquer la théorie du genre, mais aussi et surtout à combattre et à l’anéantir.

Son titre : LA THÉORIE DU GENRE AGRESSE NOS ENFANTS – APPEL A LA RÉSISTANCE !

Facile d’accès, rédigée sous la forme de questions-réponses, il sera un outil très performant pour mettre en déroute ceux qui veulent imposer leurs délires pervers à nos enfants.

La théorie du genre envahit tout, à commencer par l’école où a lieu un véritable endoctrinement de nos petits.

Je vous propose de participer à une mobilisation nationale urgente pour permettre son impression et sa diffusion.

Pour assurer ce double but, je dois en effet obtenir le soutien de nos amis et adhérents, chacun contribuant selon ses possibilités.

IMPORTANT : en participant par un don à cette importante campagne, vous pouvez recevoir chez vous un exemplaire gratuit du livre.
Pour ce faire, il vous suffit de renseigner votre adresse postale dans la page de participation.
Mais pourquoi est-il si urgent d’envoyer aujourd’hui un message de résistance contre la théorie du genre ?Tout simplement parce que ses partisans profitent du manque de connaissance des parents pour imposer sournoisement leur théorie en France et dans le monde entier.
Laissez-moi vous donner un exemple.Vous n’allez pas me croire, mais pourtant c’est une histoire vraie.

En mai dernier, dans un collège de Savigny-le-Temple, en Seine-et-Marne, un professeur a imposé à ses élèves son changement de sexe d’une semaine à l’autre.

Et le pire c’est que cet individu a été soutenu par son établissement !

Voici ce que le proviseur a écrit aux parents d’élèves :

« Je suis intervenu aujourd’hui dans la classe de votre enfant pour l’informer qu’à partir de la semaine prochaine, son professeur de français, Monsieur ***, sera habillé en femme.

« En effet, Monsieur *** entame un processus de changement de genre pour devenir une femme. Il aimerait être appelé madame et non plus monsieur. »

Rendez-vous compte, c’est un délire total !

Ce n’est pourtant hélas qu’un exemple parmi des dizaines de la théorie du genre qui se répand partout et d’abord à l’école.

Vous serez d’accord avec moi qu’il est vraiment temps d’alerter les Français !

En soutenant la diffusion du livre vous participerez activement à stopper le déchainement contre la famille, la loi naturelle et nos racines chrétiennes.

Ce livre sera aussi, pour vous, un instrument utile.

Vous saurez à qui le donner : jeunes, parents, professeurs, responsables religieux.

Je souhaite diffuser cet ouvrage gratuitement dans toute la France afin que les parents sachent que leurs enfants sont en grand danger.

S’il vous plait, faites un don de 15, 25, 50 ou 100 euros afin de me permettre de diffuser massivement ce livre contre la théorie du genre.

Cela fait plusieurs années qu’Avenir de la Culture alerte les Français contre la théorie du genre :

  • En février 2014, des milliers de cartons rouges ont été envoyés au Ministre de l’Education nationale afin de protester contre la diffusion du film homosexuel TOMBOY, visionné par des élèves de CE2, CM1 et CM2.
  • En juin 2017, nous avons mobilisé les Français contre l’agrément pour des interventions en milieu scolaire donné par l’Education nationale à l’association militante SOS Homophobie.
  • En juillet 2018, je vous ai invité à réagir immédiatement contre les spectacles dégoûtants mettant en scène des transsexuels lors du Festival d’Avignon.

Je souhaite à présent faire davantage : donner aux parents les moyens de réfuter la théorie du genre grâce à une solide argumentation.

C’est le rôle du livre « La théorie du genre menace nos enfants – appel à la résistance ! »
Le drame c’est que la plupart du temps les parents ne sont pas au courant, ou alors ils le sont trop tard, quand leurs enfants ont déjà été endoctrinés.

Les militants de la théorie du genre prennent bien garde de ne pas dévoiler totalement leur idéologie car ils savent qu’elle est contestée et refusée pour le grand public.
Ils s’abritent derrière des slogans et des concepts tels que la tolérance ou la lutte contre les inégalités et les discriminations.

Mais pour diffuser ce livre j’ai absolument besoin de votre soutien financier de 15, 25, 50 ou même 100 euros.

Je suis certain que c’est le bon moment pour sonner la mobilisation générale.
Les parents souhaitent, comme vous et moi, que leurs enfants apprennent à l’école à lire, écrire et compter et non pas qu’ils soient pervertis par des théories malsaines et absurdes.Maintenant, permettez-moi de vous présenter le plan de diffusion que j’ai conçu :

  • Tout d’abord réaliser, pour la rentrée 2018, une première édition de 20 000 exemplaires.
  • Ensuite, jusqu’à décembre 2018, organiser une campagne d’annonces publicitaires en ligne – relayée par le site internet et par la page Facebook d’Avenir de la Culture – pour faire connaître plus largement ce livre.

Pour atteindre ces objectifs, je dois récolter 45 000 euros.

Avec votre don vous m‘aiderez à atteindre une partie de la somme que je recherche.

Nous touchons là au cœur de la mission que mène votre association depuis plus de 30 ans, avec ses dizaines de milliers d’amis : entretenir une réaction tenace, intelligente, et incessante contre la révolution culturelle et la dégradation morale qui a envahi notre beau pays.

Pour réaliser cela, Avenir de la Culture mène une campagne permanente de mobilisation.
Rien que depuis 2015, ce sont plus de 1,9 million de lettres d’alerte qui ont été postées.

Notre combat contre la théorie du genre et la défense des valeurs chrétiennes rencontre un grand écho auprès des familles !

C’est le moment de pousser notre avantage !

S’il vous plait, faites un don afin que je puisse atteindre l’objectif de récolter 45 000 euros.

POUR VOUS : en participant par un don à cette importante campagne, vous pouvez recevoir chez vous un exemplaire gratuit du livre.
Pour ce faire, il vous suffit de renseigner votre adresse postale dans la page de participation.

La réalisation de cette campagne ne sera possible que grâce au soutien de chacun des donateurs d’Avenir de la Culture : c’est vous qui allez décider maintenant de l’ampleur et de l’impact qu’elle aura dans l’opinion.

Je compte sur vous.

Vous contribuerez ainsi à sauver les générations futures d’un grand péril et je suis certaine qu’elles vous en seront très reconnaissantes.

J’attends avec impatience votre réponse et vous prie de croire à mon cordial dévouement

Guillaume Gattermann
Chargé de mission
Avenir de la Culture

PS : J’ai absolument besoin de réunir au plus vite un budget de 45 000 euros pour diffuser dans toute la France le livre « La théorie du genre menace nos enfants – appel à la résistance ! »

Aidez-moi à défendre nos enfants par votre don généreux de 10, 15, 50 ou même 100 euros.

Vous avez répondu à de nombreux appels de mobilisation d’Avenir de la Culture et je vous en remercie de tout cœur. Je compte sur votre fidélité.

IMPORTANT : en participant par un don à cette importante campagne, vous pouvez recevoir chez vous un exemplaire gratuit du livre.

Pour ce faire, il vous suffit de renseigner votre adresse postale dans la page de participation.

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Jacques Maritain et l’Action française par Philippe Berneton

Jacques Maritain et l’Action française par Philippe Berneton

Monsieur Philippe Beneton
Jacques Maritain et l’Action française
In: Revue française de science politique, 23e année, n°6, 1973. pp. 1202-1238.
Citer ce document / Cite this document :
Beneton Philippe. Jacques Maritain et l’Action française. In: Revue française de science politique, 23e année, n°6, 1973. pp.
1202-1238.
doi : 10.3406/rfsp.1973.393516
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1973_num_23_6_393516
Résumé
Jacques Maritain et l’Action française, par Philippe Bénéton
En janvier 1927, à la suite de la condamnation pontificale, Jacques Maritain rompt avec l’Action
française dont il avait été depuis 1920 le « compagnon de route ». Dans quelle mesure cette rupture de
fait traduit-elle une rupture dans sa pensée ? Il apparaît à l’analyse que les liens entre Jacques Maritain
et le mouvement nationaliste étaient fondés sur une large part d’illusions et d’équivoques. Jacques
Maritain a donné l’image d’un philosophe engagé aux côtés de l’Action française alors qu’il entendait
conserver son indépendance d’esprit, son adhésion au maurrassisme était limitée et ambiguë car, outre
des différences de ton et d’optique entre les deux hommes sur des problèmes comme la démocratie ou
le nationalisme, elle était suspendue à l’accord entre les directives spirituelles imposées par l’Eglise et
l’intérêt national interprété par Charles Maurras. La crise de 1926-1927 a été surtout un révélateur.
[Revue française de science politique XXIII (6), décembre 1973, pp. 1202-1238.]
Abstract
Jacques Maritain and « Action Française », by Philippe Bénéton
In January 1927, following the papal condemnation, Jacques Maritain broke with « Action française »
though he had been a « fellow traveller » since 1920. To what extent does this de facto break reflect a
break in his thinking? Analysis shows that the links between Jacques Maritain and the nationalist
movement were based to a large degree on illusion and misunderstanding. Jacques Maritain gave the
impression of a philosopher engaged in the struggle alongside « Action française » whereas he meant to
retain his independence of thought. His support for the ideas of Maurras was limited and ambiguous in
that, apart from the differences in tone and viewpoint between the two men as regards problems such
as democracy and nationalism, it depended on agreement between the spiritual directives issued by the
Church and the national interest as understood by Charles Maurras. The 1926-1927 crisis served above
all as a developer.
[Revue française de science politique XXIII (6), décembre 1973, pp. 1202-1238.]
JACQUES MARITAIN ET ACTION FRAN AISE
PHILIPPE TON
LE
lsetccfquupMAssaPdd1eutooorieunnnore2as muuacrsnanesn 0i enrun lvtttmistc2e cpsrt LCoir trépeiemso r tmlaiuiaeroeeeau nrraeoualpolut sniasialmininniudnaoapnps sa2 stsnln t dd Ueetseebeo és9er a i iuneds dvp rf onn fdéne pardCerithtduretoeti éqMevnestséaec duah uiumx oun enealétpl eo aa Cnlodsetc ed eisid oloirsmu oEn nisou usaesamupoglpoMnrr net dn nqivescno ipios éeisessr ueoc1Bduuqxr eapvlshn eielf u9lRluev siteeliéntsraeteuMmmts2rpenuEeel a c t aMt Aisaim6 ee artp-adapoto taeédlc-titp1ueuasvuaiine iolettt1ei eprsnd ceer9rue qunoen u 9llainelecsuru2rncrelqpltt tle2dc e aesa i 6eauetealt 7 l éisddCuit rldn aéeqJ np ei euisoldh duees ues sdeea snm Lumttaen pclto cneu s crsd aqia naqu laa sa epplcE uua-a rurlptbmréet tee léulc no dqecehsae-lel snolbtoiiius co m cg ilpcéuepmnim tlld nleoaurdMd aeihoèpoMcnecnudéeeetu oeiraffsle oiarl 2 etiinmadindlotuaeopaMruodr nsetom4atrtp rrhreetanneries sm ieaiie tlhqii éneonor mAn at rnnoururennpjastnpaiedUncttuieé as it cts thtas oé ensiin a ir stmtlsn nT eéoli lltoed e 1n atieiicaonhcd nnuarennr aoteu p9 uiu i Cottmnso tp ltdrsacns2r c impihpeelM eehr éuateoei7ip lelo op bev minmllnsaaifca nhliesemnpelr lstsrro tnd Jce eatonpiil éeta istv lrpi aiantlqdaonr étdoesfuam eqecdphurtroSati taapsi meouqr ceiaeuatceenioapcnhlnudolsisrelapat ilepeonteo hsnnllseae iecerssnrp elahesttetms cets taèèn to- eth ie esoe-bdtéauOovnM ptte aedn èeunimeoee-t nntnfshdleefdt o t raeelef d taiaiease -url hasdires linieenas g uitc ablid uécpl vtétlssrien dlnflead otetaote ta oeéce-l o temoire eunnoe mgt qinhrh eosu rxdreAt- AtutataeJu porpidCenieieé falnnseoaqlmvnecéta secgh utlmtcntlautm crpe rtartteq avhi oe qenaia-oais iiruaoes iuvèsedgoîmsctoénlnnronndad elvuee eetenlnndutseestreéeéessces
Jacques Maritain et Action fran aise
des idées et est pourquoi nous tenterons de les éclairer en étudiant
tout abord les circonstances du rapprochement et les conditions de la
collaboration puis et surtout en nous interrogeant sur la réalité de adhé
sion et les raisons de la rupture
LE RAPPROCHEMENT ET LA COLLABORATION
Le rapprochement
De par ses origines Jacques Maritain était guère prédisposé se
rapprocher de Action fran aise Héritier une tradition familiale mar
quée par amour idéaliste du peuple esprit républicain et les combats
politiques pour la liberté le jeune Maritain ne manifeste aucune incli
nation pour les conceptions qui seront plus tard celles de Action fran
aise et pendant ses années de formation intellectuelle qui sont
également des années incertitude et interrogation il reste totale
ment étranger ce mouvement et sa doctrine Pour en rapprocher il
faudra que se conjuguent influence personnelle de son directeur spirituel
le jeu des amitiés et les faveurs des circonstances
Du socialisme vers le nationalisme
Adolescent Jacques Maritain est fort éloigné du traditionalisme et du
nationalisme Ses premières sympathies vont au socialisme En 1898 il
alors seize ans) il affirme Je serai socialiste et vivrai pour la révolution
… Tout ce que je pourrai penser et savoir je le consacrerai au prolé
tariat et humanité je emploierai tout entier préparer la révolution
aider si peu que ce soit au bonheur et éducation de humanité
Socialisme humanitaire et généreux auquel étudiant la Sorbonne le
jeune Maritain reste fidèle Elève puis disciple de Bergson il promène
dans les salles de cours la flamme révolutionnaire un socialisme ardent
et de la philosophie de intuition
Jusque vers 1910 Jacques Maritain conserve cet attachement aux
idées socialistes il reste étranger au mouvement Action fran aise et
très réservé son égard en 1909-1910 indique-t-il je nourrissais
MARITAIN Raïssa) Les grandes amitiés Paris Desclée de Brouwer 1965 60
Lettre publiée par MARITAIN Jacques) Carnet de notes Paris Desclée de Brou
wer 1965 pp 16-17
MARITAIN Raïssa) op cit pp 105-106
1203
Philippe Bénéton ..
égard de celui-ci Charles Maurras la plus sombre défiance Défiance
mais aussi ignorance car il ajoute avoir époque jamais encore ouvert
Action fran aise ni un livre de Maurras5 Pendant toute cette période
1901-1910) ses préoccupations sont avant tout ordre philosophique et
religieux Elevé dans le protestantisme libéral séduit un moment par
le scientisme de ses maîtres de la Sorbonne6 il fait pendant ces années
une série de rencontres essentielles qui jalonnent son itinéraire spirituel
découverte de Bergson 1901-1902 et adhésion au bergsonisme en
1908) rencontre de Léon Bloy 25 juin 1905 et conversion au catho
licisme 11 juin 1906) rupture avec Bergson 1908 et découverte de
saint Thomas Aquin 1910)7 partir de septembre 1910 Jacques
Maritain après sa femme Raïssa commence la lecture de la Somme théolo
gique de saint Thomas il en tombe amoureux et devient dès lors
un disciple ardent du docteur angélique Révélation due pour une
large part une nouvelle rencontre celle du père Humbert Clérissac un
dominicain qui fut pour Jacques et Raïssa pendant les années qui précé
dèrent la guerre un guide incomparable dans la vie spirituelle et
également dans le domaine temporel
Comme Léon Bloy autre patron de jeunesse des Maritain le
père Clérissac était antidémocrate et antirépublicain mais alors que Bloy
avait aucune sympathie pour Maurras et ses amis10 le père dominicain
était très favorable Action fran aise
Le père Clérissac raconte Raïssa Maritain admirait passionnément
Maurras et dans son dégoût du monde moderne dans son pur enthou
siasme pour la notion métaphysique ordre il faisait confiance au mou
vement qui se développait alors sous les auspices de la violence au
service de ordre et dont il ne discernait pas les périls spirituels … Le
père Clérissac se moquait sans pitié de nos penchants démocratiques et
des idées socialistes chères au ur de Jacques Tout cela était ses
yeux des restes du vieil homme il fallait dépouiller … Ses conseils
MARITAIN Jacques) Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catho
liques Paris Pion 1926 35
Ibid
Cf MARITAIN Jacques) Confession de foi New York Ed de la Maison Fran aise
1941 pp 9-10
Sur cette période cf Les grandes amitiés pour les dates cf le Carnet de notes
pp 106-110 Pour la date de la rupture avec Bergson rupture intellectuelle et non encore
publique) cf la préface la seconde édition de la Philosophie bergsonienne Paris
Téqui 1930 xiv
Carnet de notes 109
MARITAIN Jacques) préfacé au Mystère de Eglise du père Humbert CL RISSAC
1918) Paris Ed du Cerf 1934 xvi cf également le portrait que Raïssa Maritain
brosse du père Clérissac op cit. 228 sqq
10 Cf MARITAIN Raïssa) op cit. 400
1204
Jacques Maritain et Action fran aise
et son influence étaient absolument prévalentssur notre esprit et nous
dispensaient de tout examen de questions qui du reste étaient pour nous
ce moment sans importance réelle Car Jacques attribuait impor
tance la métaphysique et la théologie et moi perdue dans la
félicité sans ombre qui me venait alors de la prière et de la méditation
du Traité de la Trinité dans la Somme théologique de saint Thomas
je me sentais tout fait étrangère aux problèmes politiques
Jacques Maritain est alors convaincu par son directeur spirituel que
seule Action fran aise peut … préparer dans ordre politique les
conditions nécessaires au rétablissement de ordre intégral 12 et il
abonne en 1911 au quotidien du mouvement
Les préoccupations de Maritain en demeurent pas moins avant tout
philosophiques et ce est au lendemain de la guerre il associe
certains des combats intellectuels de Action fran aise et dans une
certaine mesure se lie au mouvement Une grande amitié sans aucun
doute contribué cette amorce de collaboration celle qui unît Jacques
Maritain et Henri Massis Les deux hommes étaient rencontrés par
intermédiaire Ernest Psichari une rencontre inoubliable pour
Henri Massis et dont il devait faire le récit14 et ils étaient intimement
liés Or Massis était après la guerre très nettement rapproché des
adeptes du nationalisme intégral 15 et les initiatives il prit ou les
entreprises où il fut mêlé associèrent tout naturellement ses amis de
Action fran aise et son frère spirituel Jacques Maritain Ce fut le
cas en particulier de la création du parti de intelligence et de la
fondation de la Revue universelle
Du parti de intelligence la fondation de la Revue universelle
Au lendemain de la guerre les écrivains qui au-dessus ou au ur
de la mêlée étaient révoltés contre cette guerre elle-même entendent
poursuivre leur action et appellent la formation une internationale
de Esprit Romain Rolland en mars 1918 Henri Barbusse en mai 1919
Romain Rolland nouveau en juin 1919 publient des mani
festes qui dénoncent abdication de intelligence pendant la guerre et
exhortent les intellectuels unité16 Ces manifestes ne tardent pas
11 Ibid. pp 398 et 400
12 Jacques Maritain conversation avec Henri Massis en 1932 rapporté par celuici
dans Mourras et notre temps Paris Pion 1961 122
13 Ibid
14 Cf Notre ami Psichari Paris Flammarion 1936 pp 143-151 repris en partie
dans honneur de servir Paris Pion 1937 pp 114-116)
15 Cf Mourras et notre temps pp 104-105
16 RACINE Nicole) Les écrivains communistes en France 1920-1936 Paris Fonda
tion nationale des sciences politiques dactyl. s.d. pp 57-61
1205
Philippe Bénéton
susciter une réplique est-à-dire un autre manifeste et Le Figaro du
19 juillet 1919 imité ensuite par plusieurs autres journaux publie un
texte intitulé Pour un parti de intelligence qui propose organisation
une défense intellectuelle contre le bolchevisme de la pensée contre
le parti de ignorance 17
Elaboré par Henri Massis 18 le manifeste connaît un large succès
dans intelligentsia conservatrice et outre les signatures du contingent
des membres de Action fran aise il recueille approbation de nom
breuses personnalités tels Pierre Benoît Henri Ghéon Daniel Halévy
Francis Jammes Edmond Jaloux Louis Le Cardonnel Jean-Louis Vaudoyer
et Jacques Maritain 19 audience de ce document déborde donc
largement le cadre de Action fran aise son inspiration pourtant est
nettement maurrassienne et il contient nombre idées chères au doctri
naire du nationalisme intégral
Les écrivains signataires adoptent les solides axiomes de salut
public posés par empirisme organisateur 20
analyse et observation ils les écrivains signataires pra
tiquent par état ont suffi leur découvrir infirmité de ces doctrines
démocratiques que la nature même juge et condamne chaque jour par
échec elle leur inflige 21
Le nationalisme … est une règle raisonnable et humaine et
fran aise par surcroît 22
Croyants nous jugeons que Eglise est la seule puissance morale
légitime et il appartient elle de former les urs incroyants
mais préoccupés du sort de la civilisation alliance catholique nous
paraît indispensable 23
Autant affirmations qui semblent justifier le jugement de Jacques
Rivière Le parti de intelligence est camouflée pour la circonstance
éternelle Action fran aise 24 Pourtant il est inspiration maurras
sienne le texte est pas totalement maurrassien et il révèle une préoc
cupation qui est sans doute davantage le propre de auteur le souci du
17 Le Figaro 19 juillet 1919 cité par DAVID lean Le procès de intelligence au
seuil de entre-deux-guerres Paris Libr Nizet 1966 89 Le manifeste été reproduit
en partie par Henri MASSIS dans honneur de servir Paris Pion 1937 pp 177-182
18 Cf MASSIS Henri) Mourras et notre temps 95
19 Cf DAVID Jean) op cit. 89 et WEBER Eugen) Action fran aise Paris
Stock 1964 549
20 Cité par MASSIS H.) honneur de servir 178 souligné par nous)
21 Ibid souligné par nous)
22 Op cit. 179 souligné par nous)
23 Op cit. 181
24 Nouvelle revue fran aise novembre 1919 cité par WEBER Eugen) op cit.
549
1206
Jacques Maritain et Action fran aise
spirituel Nous avons en vue avenir spirituel de la civilisation tout
entière … cette heure indicible confusion où avenir de la civi
lisation est en jeu notre salut est ordre spirituel 25
toutes ses idées et sans doute en particulier la dernière
Jacques Maritain souscrit il adhéré au parti de intelligence
ou plus exactement il pris parti pour intelligence En avril 1920
il explique Quant au parti de intelligence entendez je vous prie
que ce vilain mot de parti signifie seulement pour ses adhérents ils
prennent parti pour intelligence ou encore ils prennent le parti de
intelligence 26
Maritain prit donc le parti de intelligence face aux intellec
tuels bolchevistes tout abord puis contre autres adversaires Mau
rice Blondel et ses amis qui publièrent en 1920 un recueil articles sous
le titre Le procès de intelligence11 Maritain répliqua et le débat se
poursuivit occasion du tricentenaire de la naissance de Pascal Maritain
défendit toujours les droits de intelligence mais la querelle était
devenue avant tout affaire de philosophes 2S Son début en tout cas avait
pour la première fois uni le disciple de saint Thomas aux amis de Charles
Maurras amorce une collaboration que les circonstances allaient
favoriser
En juin 1918 tombe sur le front de Aisne un jeune et riche natio
naliste Pierre Villard qui avait fait de Charles Maurras et Jacques Maritain
ses légataires universels 29 Cet héritage inattendu donne la possibilité
Maurras de concrétiser un de ses projets la création une revue
associée aux combats de Action fran aise mais autonome par rapport au
mouvementx et il fait appel Maritain Dans son carnet celui-ci note
la date du janvier 1920
Maurras propose que lui et moi nous versions chacun 50 000 francs
la Revue universelle ainsi serait marquée la double position de la
revue celle-ci serait une part une tribune pour les idées de Action
fran aise dans ordre politique autre part une tribune pour la pensée
25 Pour un parti de intelligence cité par MASSIS H.) op cit. pp 178 et 180
26 La liberté de intelligence Revue universelle 1) avril 1920 103 Expli
cation reprise son compte par Henri MASSIS dans Mourras et notre temps 95
27 Paul ARCHAMBAULT Maurice BLONDEL etc Le procès de intelligence Paris
Bloud et Gay 1922
28 Sur cette querelle cf DAVID lean Le procès de intelligence dans les lettres
fran aises au seuil de entre-deux-guerres 1919-1927 ouvrage utiliser avec pré
caution car il contient côté de textes et de références utiles de nombreuses inexactitudes
Le réquisitoire de Maritain contre le blondélisme se trouve dans Réflexions sur intel
ligence et sa vie propre Paris Nouvelle librairie nationale 1924 chap III
29 Cf Carnet de notes pp 176-177 cf également MASSIS H.) Maurras et notre
temps pp 105-107
30 Cf MASSIS H.) Maurras et notre temps 105
1207
Philippe Bénéton
chrétienne et en particulier la pensée thomiste dans ordre philoso
phique … hésite consulte et décide accepter avant tout en
mémoire de Pierre Villard et de la fa on dont il joint dans sa pensée
uvre de Maurras et la mienne.31
Grâce cette aide grâce également autres cotisations qui furent
demandées aux signataires du manifeste de 191932 le premier numéro
de la revue peut paraître le ler avril 1920 avec comme directeur Jacques
Bainville et comme rédacteur en chef Henri Massis esprit général est
celui du manifeste du parti de intelligence auquel le programme
placé en tête du premier numéro se réfère explicitement et il résume
ainsi Refaire esprit public en France par les voies de intelligence
tenter une fédération intellectuelle du monde par la pensée fran aise 33
cette orientation générale la collaboration de Jacques Maritain
ajoute un élément qui lui est propre la philosophie de saint Thomas
Aquin En 1926 Charles Maurras écrira il avait eu en 1920 le
bonheur de voir Jacques Bainville et Jacques Maritain ouvrir dans leur
Revue universelle une chronique régulière de thomisme philosophique 34
Bonheur qui peut-être un caractère rétrospectif et une origine tactique
Maurras écrit ce texte au début de la crise entre Rome et Action
fran aise mais il est de fait au sein de la Revue universelle la prise
en charge de la rubrique philosophie par Jacques Maritain associe le
thomisme orthodoxe35 au nationalisme intégral est le temps de la
collaboration
La collaboration
partir de 1920 Jacques Maritain collabore régulièrement la Revue
universelle Chef de rubrique chargé de philosophie il publie de
fort nombreux articles plus de trente-cinq entre le ller avril 1920 et
le ller février 1927 qui constituent une grande partie de son uvre de
époque et seront pour essentiel repris dans différents ouvrages Théonas
en 1921 Antimoderne année suivante Réflexions sur intelligence
et sa vie propre en 1924 Trois réformateurs un an plus tard36 Par cette
31 Carnet de notes pp 179-180
32 Cf WEBER E.) op cit. 550
33 Notre programme Revue universelle 1) ler avril 1920
34 Action fran aise septembre 1926 cité par THOMAS Lucien) Action fran
aise devant Eglise de Pie Pie XII Paris Nouvelles éditions latines 1965 118
35 Ou plus exactement un thomisme qui se veut orthodoxe
36 Cf annexe bio-bibliographique de ouvrage de BARS Henry) Maritain en notre
temps Paris Grasset 1959 pp 373-376 Henry Bars indique par erreur que le dernier
article de Jacques Maritain date du juillet 1926 en fait la dernière contribution de
Maritain la Revue universelle est publiée dans le numéro du ller février 1927 Saint-
Thomas Aquin XXXVIII 21) pp 257-282
1208
Jacques Maritain et Action fran aise
collaboration active est également son initiative que le cardinal
Mercier donne la revue article placé en tête du premier numéro37
par certaines de ses positions philosophiques qui rejoignent celles de
Maurras il accrédite image un philosophe très engagé aux côtés de
Action fran aise alors que lui-même entend conserver son indépen
dance de pensée
indépendance du philosophe
Le philosophe selon Jacques Maritain se doit ignorer le contingent
et de ne intéresser essentiel de mépriser éphémère et de ne se
préoccuper que de éternel
II est pas bon en tout cas écrit-il en 1921 de mêler les soucis du
penseur et ceux du journaliste et nous croyons pour notre part que
les philosophes ne rendent service esprit public que ils cherchent
leur mesure dans la pure objectivité du réel très loin des querelles
écoles et des contingences de actualité politique ils se doivent
de perdre de vue.38
Pour cette raison Maritain constamment le souci de se tenir éloigné
de toute activité politique Au sein de la revue Maritain conserve en
accord avec Bainville une liberté absolue dans son domaine la philo
sophie où ailleurs il se cantonne abordant les problèmes politiques
que sous leur aspect philosophique et sous forme incidente39 Les
thèmes abordés sont surtout la métaphysique et la théorie de la connais
sance sous forme analyse critique des philosophies auxquelles auteur
oppose40 ou sous forme exposé dogmatique de la philosophia perennis
de saint Thomas41 Hors de la collaboration la Revue universelle il se
refuse tout autre engagement il ne fait partie aucune organisation
ou institution Action fran aise et décline offre enseigner dans Insti-
37 après Jean de Fabrègues communication personnelle le 19 janvier 1971
38 Une philosophie de histoire moderne Revue universelle 4) 15 mai 1921
433
39 article le plus directement politique est celui consacré la Politique de
Pascal Revue universelle XIV 9) ller août 1923 où Maritain rappelle un certain
nombre de principes quant organisation de la cité principes inspirés de la philosophie
de saint Thomas
40 Cf par exemple Le songe de Descartes Revue universelle III 17) ICT dé
cembre 1920 La philosophie américaine et les continuateurs de James Revue
universelle VII 13) ller octobre 1921 Pensée moderne et philosophie thomiste
Revue universelle XIII 4) 15 mai 1923 etc
41 Cf par exemple Système des harmonies philosophiques Revue universelle
2) 15 avril 1921 Premier cahier de Théonas de la vérité Revue universelle IX
2) 15 avril 1922 Troisième cahier de Théonas connaissance de être Revue
universelle XI 13 14 et 17) er août 15 octobre et er décembre 1922 etc
1209
Philippe Bénéton
tut du même nom42 Il reste ainsi étranger au milieu de Action fran aise
où certes il entretient des amitiés43 en particulier celle de Massis
mais où il ne est jamais intégré et où probablement il aurait été fort
inal aise Le milieu où il vit et il créé est en effet tout fait
différent de celui de Action fran aise tant par ambiance qui règne
que par les préoccupations qui dominent Versailles abord puis
surtout Meudon où ils installent en juin 1923 Jacques et Raïssa Ma
ritain tiennent porte ouverte et accueillent les gens les plus divers Aux
réunions études anime Jacques Maritain participent
..des jeunes et des vieux des étudiants et étudiantes et des profes
seurs des laïques en majorité) des prêtres et des religieux des
philosophes de métier des médecins des poètes des musiciens des
hommes engagés dans la vie pratique des savants et des ignorants des
catholiques en majorité) mais aussi des incroyants des juifs des ortho
doxes des protestants Quelques-uns étaient déjà experts en saint Tho
mas les autres faisaient leur apprentissage avec lui les autres en
connaissaient rien ou peu près rien Tout ce monde cherchait unité
venait soit un amour profond soit un intérêt plus ou moins grand
pour la pensée thomiste Elle venait aussi du climat amitié et de liberté
dans lequel tous étaient accueillis.44
Meudon passent ainsi se côtoient le plus souvent Nicolas Berdiaeff
Maurice de Gandillac Pierre et Christine Van der Meer Olivier Lacombe
Max Jacob Louis Massignon Henri Ghéon Georges Izard Etienne Borne
Jean Cocteau Maurice Sachs. Matériellement intellectuellement la mai
son est ouverte Lieu de rencontres elle est aussi et surtout un centre de
réflexion des cercles études thomistes tiennent régulièrement le
père Garrigou-Lagrange dirige chaque année une retraite consacrée aux
problèmes essentiels de la foi et inspirée bien entendu de la philosophie
de saint Thomas atmosphère est celle une haute spiritualité et les
conversions sont nombreuses La conversion était le pain quotidien
note par boutade Jean de Fabrègues45 La politique est donc guère
présente Meudon et le cadre intellectuel spirituel où vivent
Jacques et Raïssa est tout fait différent de celui du mouvement de
Charles Maurras caractérisé abord par le souci du politique et une
certaine rigidité intellectuelle40
42 Cf MARITAIN J.) Une opinion sur Charles Mourras et le devoir des catho
liques 63 et BARS H.) Maritain en son temps 115
43 ayant jamais adhéré Action fran aise mais ayant pour beaucoup de ceux
qui en font partie la plus grande amitié. Une opinion sur Charles Mourras 63
44 MARITAIN Jacques) Carnet de notes pp 184-185
45 Communication personnelle le 19 janvier 1971
46 Sur la vie Meudon cf le Carnet de notes pp 183-254 et la lettre Olivier
Lacombe reproduite dans le Journal de Raissa pp 375-387 Cf également les témoi-
1210
Jacques Maritain et Action fran aise
Maritain reste ainsi en marge du mouvement il limite sa coopération
entreprise de la Revue universelle et se tient hors des considérations
de la politique quotidienne aussi bien que du milieu de Action fran aise
La philosophie thomiste ne saurait être un parti si ce est celui de
la vérité
Cette attitude Jacques Maritain explicite en septembre 1926 au
début de la crise entre Rome et Action fran aise au moment où le
philosophe même le plus résolu ne pas entrer dans les contingences
de la politique pratique se sent … tenu de livrer les réflexions il
fait dans son laboratoire 47 Dans sa brochure Une opinion sur Charles
Mourras et le devoir des catholiques il explique
rappelle avant tout que les vérités de la métaphysique et de la
philosophie comme fortiori celles de la foi appartiennent un do
maine absolument supérieur celui de la prudence et de action poli
tique et il serait scandaleux introduire dans ce domaine éternel
nos préférences ou nos passions un jour
Le thomisme par exemple bien une certaine philosophie de la cité
mais dont les applications peuvent et doivent varier de maintes manières
suivant les conditions de temps et de lieu et il est entièrement indépen
dant en lui-même des opinions politiques que tel ou tel thomiste pourra
professer en matière contingente Il est lié aucun parti il lui suiîit
être vrai
Enfin en ce qui me concerne personnellement désireux de maintenir
ma liberté de philosophe je ai jamais voulu adhérer aucun groupe
politique et sans méconnaître le devoir de chacun de intéresser la
chose publique je tiens rester absolument séparé de toute activité de
parti.4S
Séparation des vérités de la métaphysique et des contingences de la
politique de la philosophie de la cité et des engagements des partisans
de la pensée du philosophe et de activité de parti trois clivages que
image du temps ne consacre guère qui présente Maritain beaucoup moins
comme un penseur indépendant de Action fran aise que comme un
philosophe engagé ses côtés
gnages de COCTEAU Tean) Lettre Jacques Maritain Paris Stock 1926 et de SACHS Mau
rice) Le sabbat Paris Corrêa 1946 pp 142-175 Sur ambiance intellectuelle du mou
vement Action fran aise cf WEBER E.) op cit. et FABR GUES Jean de) Charles Mour
ras et son Action fran aise Paris Librairie académique Perrin 1966
47 Une opinion sur Charles Mourras et le devoir des catholiques
48 Op cit. pp 10-11
Limage du partisan
En dépit de son souci indépendance et de son indépendance de fait
Maritain apparaît aux yeux des contemporains sinon comme le philosophe
de Action fran aise encore au niveau un large public est
sans doute cette image qui domine49 -du moins comme un philosophe
très lié au mouvement Maurice de Gaudillac témoigne Au point de
départ il faut avouer en dépit de toute sa douceur le Maritain qui
jugeait brutalement Descartes et Luther Rousseau et Bergson et semblait
refuser en bloc toute la philosophie moderne paraissait bien allié naturel
de Maurras encore ils eussent en tous les domaines ni les mêmes
amis ni les mêmes ennemis 50
Par son amitié avec Massis Maritain apparaît également engagé dans
le mouvement les deux noms sont très souvent accolés Ram Fernandez
parle Henri Massis brillant disciple de Maritain 51 Pierre Archambault
de Maritain et de son brillant second Henri Massis52 et
Frédéric Lef evre interroge ensemble les deux hommes unis par ces
liens de fraternité intellectuelle dont la dédicace du tome de Jugements
est le témoignage 53 était le temps raconte Massis où on avait
pris habitude associer nos deux noms … pour éloge comme pour le
blâme 54
Tout cela comme également la prise de position publique de Maritain
en faveur de Maurras dans affaire Schramek en 192555 contribue
donner du philosophe thomiste image sinon un membre du moins
un allié très proche de Action fran aise Au sein du mouvement
beaucoup de catholiques le considèrent comme leur maître penser sur
le plan philosophique et religieux50 et extérieur il est considéré comme
49 Among the wider public many assumed him to be the philosopher of the
movement HUGHES Stuart) The obstructed pass French social thought in the years
of desesperation 1930-1960 New York Harper and Row 1968 75
50 Jacques Maritain et humanisme dans Jacques Maritain Recherches et
débats 19 juillet 1957 34
51 intelligence et Maritain Nouvelle revue fran aise 141 Fer juin 1925
988
52 Jeunes maîtres Cahiers de la nouvelle journée Paris Libr Bloud et Gay
1926 15
53 Une heure avec… éd de la NRF 1924 2e série 43 Massis avait dédié
Maritain le tome de Jugements Paris Pion 1923 avec une épigraphe tirée Anti
moderne
54 Maurras et notre temps 123
55 Cf MARTY Albert) Action Fran aise racontée par elle-même Paris Nouvelles
éditions latines 1968 242
56 Cf LOUBET DEL BAYLE Jean-Louis) Les non-conformistes des années 30 Paris
Le Seuil 1969 40
1212
Jacques Maritain et Action fran aise
un homme de droite sinon extrême-droite Dans les Etudes Benoît
Emonet le range en 1922 parmi les catholiques de droite57 et le blondélien
Archambault après avoir taxé intégrisme parfait 5S relève
en 1926 un certain conflit intérieur entre Maritain philosophe ou méta
physicien tout extrême-droite et Maritain artiste ou esthéticien dont
les curiosités et les sympathies vont une gauche très avancée 59
Le thomisme ainsi semble virer droite non seulement ailleurs du
fait de Maritain mais également du fait de théologiens comme le père
Pegues et le cardinal Billot60 Comme indique Jean de Fabrègues le
mouvement de retour saint Thomas paraît presque se confondre avec
influence maurrassienne 61
Il donc un net décalage entre la réalité et son image entre atti
tude du philosophe et le sentiment des contemporains Ce décalage est
origine de bien des malentendus
image reflète pourtant une partie de la réalité une collaboration
de fait et une convergence de positions dans certains domaines entre
Maritain et Action fran aise Alors se pose un problème essentiel
Maritain a-t-il été pendant ces années 1920-1926 le compagnon
de route du mouvement que sous effet des circonstances ou par le
fait des amitiés ou a-t-il été également par adhésion ses idées Maritain
a-t-il été maurrassien
II ADH SION
Dans leurs souvenirs Jacques et Raïssa Maritain se montrent très
sévères égard de Action fran aise et se défendent de toute adhésion
ses idées Si collaboration il eu elle est due aux illusions de
Jacques 62 sa naïveté politique 63 son impardonnable légè
reté 64 Dans un effort de docilité intempestive égard du père Clé-
57 Catholiques de droite et catholiques de gauche Etudes 171 8) 20 avril 1922
pp 262-263
58 Jeunes maîtres 84
59 Op cit. 85 note)
60 Cf FABR GUES Jean de) op cit. 284
61 Op cit. pp 284-285
62 Cf Les grandes amitiés 404
63 Carnets de notes 180 note de 1964)
64 Journal de Jacques Maritain cité par MARITAIN R.) op cit. 403 vers les
années 1940)
1213
Philippe Bénéton
rissac Jacques affirme Raïssa différé examiner la valeur réelle
des thèses de Maurras
II se reproche avoir accepté passivement une influence une direction
qui fut sur ce point en dehors de ordre spirituel et de avoir pas dès
lors mené lui-même une enquête sérieuse sur les idées religieuses et
politiques de Maurras Nous nous contentions de lire ses articles qui
étaient cette époque toujours favorables Eglise mais nous ne pre
nions pas garde que était Eglise en tant seulement que romaine
et non en tant apostolique allaient les éloges et admiration de
Maurras Nous ne prîmes pas non plus la peine de lire ses livres au
jour où notre attention fut violemment attirée sur eux par la condam
nation que le pape Pie XI porta en 1926 contre son école de pensée.65
Cette explication qui suscité le scepticisme de Massis est-elle
vérifiée par analyse des textes Quelle est dans la pensée de Maritain
avant 1927 la part des affinités et convergences avec Action fran aise
et la part des divergences et peut-être des illusions
Affinités et convergences
Admiration personnelle et convergences philosophiques
Au début de la crise entre Rome et Action fran aise Jacques Maritain
exprime sur Charles Maurras en ces termes
Comment ne dirais-je pas tout abord mon admiration pour Maurras
lui-même Sa grandeur le respect profond de son activité est avant
tout selon moi le sens du bien commun de la cité Un magnifique amour
une passion lucide de ce bien commun voilà ce qui me frappe abord
en lui et me le fait regarder comme un exemple de vertu civique un de
ces vrais républicains dont le type été formé dans les petites cités de
la Grèce ou les mun cipes de la Renaissance Il est celui qui ne désespère
jamais du salut de la patrie.67
Maritain témoigne une admiration sincère envers celui il consi
dère comme la tête politique la plus solide de son temps et de son
pays68 et même au moment de la rupture avec Action fran aise il rend
hommage au chef du mouvement est avec douleur que je pense
65 Les grandes amitiés 401
66 Cf Maurras et notre temps 123
67 Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques pp 11-12
68 Op cit. pp 55-56 Cf également la Réponse Cocteau 1926) Paris Stock
1964 133 note)
1214
Jacques Maritain et Action fran aise
Charles Maurras … Mon affection pour ce ur indompté me fait
sentir tout le tragique de son destin 69
Admiration affection pour homme et aussi convergence avec cer
taines des positions philosophiques du mouvement Convergence en
grande partie négative ailleurs qui se traduit par le refus des mêmes
philosophies et hostilité aux mêmes philosophes Dans les années qui
précèdent la guerre puis dans celles qui suivent armistice Maritain et
Action fran aise sont unis par une même hostilité Bergson et son
intuitionisme Blondel Laberthonnière et leur anti-intellectualisme
et après 1918 le philosophe thomiste associe au mouvement nationaliste
dans le même combat pour intelligence De plus Maritain et Maurras
ont de nombreux autres ennemis en commun Luther et esprit de la
Réforme Rousseau et les idées révolutionnaires 70 Hegel Kant et la phi
losophie allemande71 Cette communauté hostilité philosophique sans
aucun doute contribué rapprocher Maritain de Action fran aise72
mais a-t-elle été suivie un accord politique
Accord politique
Dans les années 1920-1927 Jacques Maritain est-il aussi ignorant des
idées politiques de Maurras que sa femme affirmera dans Les grandes
amitiés Dans ses livres il se réfère explicitement un certain nombre
de textes du doctrinaire du nationalisme intégral73 mais il indiquera plus
tard que il en est des passages cités des livres de Maurras dans
quelques-uns de mes livres alors est que je les avais lus cités ailleurs
ou un ami comme le père Clérissac me les avait mis sous les yeux 74
Cependant il est amené en octobre 1925 intéresser directement aux
idées politiques de Maurras la demande une revue étrangère
il rédige alors une étude sur la position de la philosophie chrétienne face
la pensée maurrassienne 75 Maritain est donc pas du moins partir
octobre 1925 sans connaître les positions de Maurras et de Action
69 Primauté du spirituel Paris Pion 1927 pp 75-76
70 Cf MARITAIN J.) Trois réformateurs Paris Pion 1925
71 Cf MARITAIN T. et KA EL A.) état actuel de la philosophie allemande
Revue universelle IV 24) 15 mars 1921 pp 705-720
72 Cf Maritain conversation avec Massis rapportée dans Maurras et notre
temps 122
73 Cf par exemple Art et scolastique 1920) Paris Rouart 1928 61 150
note 167) 524-325 Antimoderne Paris Edition de la Revue des jeunes 19 et
pp 193-194 Trois réformateurs pp 18 143
74 Jacques Maritain lettre auteur 11 juillet 1971
75 La revue ayant renoncé ensuite son enquête Maritain avait laissé le manus
crit dans son tiroir au moment où la crise entre Rome et Action fran aise le
conduit publier ce texte avec des compléments en septembre 1926 sous le titre Une
opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques cf 9)
1215
Philippe Bénéton
fran aise ce qui ne veut pas dire il les apprécie avec exactitude Or
dans son étude sur Maurras comme dans certains textes précédents il
adhère explicitement aux thèses politiques essentielles du mouvement
Le nationalisme En réponse une enquête de la Revue fédéraliste
Jacques Maritain affirme
II est bien évident aucune renaissance intellectuelle est possible
dans le monde moderne en dehors du catholicisme une telle renais
sance requiert dans ordre temporel le nationalisme au sens juste et
sain que ce mot pris en France je veux dire un nationalisme qui ne se
rattache pas au principe révolutionnaire dit des nationalités lequel
est une forme racique de anarchie individualiste et travaille en
réalité pour internationalisme) mais qui appuie sur ce principe que
le bien commun de la cité est ce il de plus divin dans ordre
temporel et sur cette conviction que la France doit vivre cela pour le
bien même de intelligence et de univers
En 1926 dans son texte en faveur de Maurras Maritain défend le
nationalisme maurrassien il affirme exempt des erreurs et déviations
que sont expression systématique du principe des nationalités et le
culte aveugle de la nation 77 Selon Maritain le nationalisme de Maur
ras tient en trois affirmations la nation est la plus haute unité sociale
naturelle le bien commun est plus divin que le bien particulier
chaque nation sa mission dans histoire et ces missions sont inégales78
Comment alors explique-t-il ne pas approuver ce nationalisme
même si les menaces de mort contre lesquelles il défend le patrimoine
de son pays obligent prendre aspect une résistance un peu fé
brile 79
La critique de la démocratie et de égalitarisme
Déjà en 1913 répondant enquête Agathon sur les jeunes gens
aujourdhui il avait manifesté son hostilité au démocratisme en
occurrence au démocratisme du Sillon s0 Après la guerre il se montre
hostile au gouvernement de la multitude81 et utopie égalitariste
qui lui paraît être une perversion de esprit évangélique une transpo
sition de égalitarisme divin dans ordre de la nature82 Quant son
76 Revue fédéraliste 59 cahier cité dans PUJO (Maurice) Comment Rome est
trompée Paris Fayard 1929 pp 187-188
77 Une opinion sur Charles Mourras… pp 66-72
78 Op cit. pp 66-67
79 Op cit. 67
80 AGATHON Henri MASSIS et Alfred de TARDE) Les jeunes gens aujourdhui
Paris Pion 1913 210
8.1 Cf Réflexions sur intelligence pp 171-172
82 Cf Une philosophie de histoire moderne Revue universelle 4) 15 mai
1921 422 cf également Théonas 1921) Paris Nouvelle librairie nationale 1925
pp 146-147
1216
Jacques Maritain et Action fran aise
attitude face la démocratie elle dépend de acception du terme dans
son opuscule sur Maurras Maritain distingue trois sens du mot démo
cratie la démocratie sociale ou la justice dans ordre social la démo
cratie politique ou une des formes de gouvernement possibles le démocratisme
ou le mythe religieux de la démocratie est-à-dire le dogme du
peuple souverain Jean-Jacques Rousseau)83 Dans sa première acception
la démocratie échappe la critique de Maurras par contre entendue dans
son deuxième ou troisième sens elle est violemment critiquée par le
doctrinaire du nationalisme intégral Critique qui aux yeux de Maritain
pas la même portée selon elle applique la démocratie au
sens ou au sens
Contre la démocratie au sens elle est valable titre de certitude
absolue et universelle nous sommes ici dans le domaine des principes
absolus Contre la démocratie au sens elle ne saurait plus valoir
titre opinion pour certains pays et dans certaines circonstances histo
riques nous sommes ici dans le domaine de application qui souffre
toujours contingence).84
Mais il ajoute
En fait dans la réalité concrète le mythe religieux de la démocratie
envahi et contaminé partout la démocratie politique et même toutes
les formes actuelles de gouvernement effort de intelligence doit être
opérer les discriminations nécessaires et aviser en tenant compte
des connexions de fait posées par histoire aux conditions un redres
sement pratique qui ne réussira que il est total.85
Le philosophe thomiste semble donc adhérer largement aux critiques
maurrassiennes contre la démocratie
La condamnation de ordre présent
Nous ne luttons pas proclame Maritain dans Antimoderne pour
la défense et le maintien de ordre social et politique actuel Nous
luttons pour sauvegarder les éléments de justice et de vérité les restes
du patrimoine humain les réserves divines qui subsistent sur la terre et
pour préparer et réaliser ordre nouveau qui doit remplacer le présent
désordre Georges Valois droit notre reconnaissance pour avoir
vigoureusement affirmé cette vérité dans le domaine économique comme
Maurras affirmé avec quelle lucidité magnifique dans le domaine
politique elle vaut dans tous les domaines.s6
83 Une opinion sur Charles Mourras pp 26 27 28
84 Op cit. 28
85 Op cit. 29
86 Antimoderne pp 193-194
1217
Philippe Bénéton
La priorité du politique Jacques Maritain accorde parfaitement
avec idée du politique abord dans la mesure où comme Maurras
souvent affirmer87 cette formule signifie antériorité et non la pri
mauté du politique Maurras explique Maritain
ne parle pas de la hiérarchie des essences ni de la subordination des
fins il ne se propose pas de descendre des principes aux conséquences
il veut remonter des effets aux causes Autrement dit … il ne se place
pas dans ordre intention mais dans ordre exécution … Or le
moyen le premier dans ordre exécution la condition première ce
point de vue de cette restauration est nous dit-il et la philosophie
doit lui donner raison une distribution de autorité dans la cité un
gouvernement de celle-ci qui ne soit pas contraire la nature Sans cette
condition tous les efforts individuels ordre social moral intellectuel
religieux efforts plus nobles en eux-mêmes que activité des partisans
un groupement politique et plus nécessaires en soi et toujours
indispensables resteront impuissants inscrire un résultat durable
dans la vie commune des hommes.88
Ainsi il dans ordre des réalisations temporelles de agir
humain … un politique abord justifié en raison et tout fait conforme
enseignement du philosophe 89
Maritain semble donc avoir très largement adhéré la pensée poli
tique de Action fran aise Mais ce maurrassisme de Maritain est-il
semblable au maurrassisme de Maurras
Divergences et équivoques
Une analyse plus poussée des thèses en présence révèle des ambi
guïtés des divergences qui entachent accord explicite entre Maritain
et Maurras et surtout elle met au jour une équivoque fondamentale
Un accord ambigu
Le nationalisme de Maritain est-il celui de Maurras Certes le pre
mier donné son aval la conception du second mais il semble malgré
tout il existe entre les deux hommes des différences de ton et même
87 Cf Roux Marquis de) Charles Maurras et le nationalisme de Action fran aise
Paris Grasset 1927 pp 40-51
88 Une opinion sur Charles Mourras… pp 31-32
89 Saint-Thomas Aquin apôtre des temps modernes Revue des jeunes
10-25 mars 1924 cité dans Une opinion sur Charles Maurras… 33
1218
Jacques Maritain et Action fran aise
des divergences de fond Deux signes sont révélateurs cet égard Tout
abord les références universel sont fréquentes sous la plume de
Maritain90 et traduisent un souci du bien commun de humanité qui ne
paraît pas être le propre de Maurras Ce dernier sans doute se réfère
parfois universel mais la référence chez lui une signification surtout
formelle 91 et il ne semble pas par exemple il eut écrit les lignes sui
vantes de Maritain dans la Revue universelle
En réalité malgré les espoirs puérils avaient fait naître les progrès
des moyens de communication les esprits communiquant moins que
jamais …) jamais les conditions matérielles une culture universelle
ont été plus favorables la réalité une telle culture paraît plus loin
de nous que jamais Le monde souffre un immense besoin unité et
universalité et ce besoin est frustré.92
attitude face la Société des Nations est également révélatrice
une différence de vue Alors que Maurras que critiques et sarcasmes
pour ces efforts organisation internationale93 Maritain porte sur la
SDN un jugement infiniment plus bienveillant Philonous un des
interlocuteurs de Théonas qui lui vante effort des plus grands esprits
animés un large et fécond libéralisme effort des Jean Bodin des
Leibniz des Lessing des Herder … qui constamment tendu réaliser
union des hommes par-dessus toute divergence dogmatique union
voire unité universelle par homme et pour homme auteur ré
plique II est vrai et la Société des Nations peut être regardée comme
une première réalisation de cet idéal ébauche bien fragile encore et
bien timide mais pleine de promesses 94
Le nationalisme de Maritain apparaît ainsi plus ouvert que celui de
Maurras sa position est moins rigide plus nuancée
Même décalage en ce qui concerne la démocratie Le philosophe
thomiste adhère sans doute dans ensemble la critique maurrassienne
de la démocratie mais son attitude est moins tranchée son hostilité moins
radicale En ce qui concerne le démocratie comme mythe religieux dogme
du peuple souverain son refus est sans doute aussi absolu que celui de
Maurras 95 mais en ce qui concerne la démocratie comme forme de gou-
15 m9a0r s C1f9 2p1a r e7x1em8p lAe ntRiemvoudee runnei verse2l7le pp l1)5 3-e1r5 4 avril 1920 105 et IV 24)
91 Cf article nationalisme dans le Dictionnaire politique et critique établi
par les soins de Pierre CHARDON Paris La cité des livres fascicule 14 1933 cf éga
lement les textes cités par Roux de) op cit. pp 205-258
92 Regards sur histoire moderne Revue universelle XXIII 16) 15 novembre
1925 443
93 Cf Roux Marquis de) op cit. pp 237-241
94 Théonas pp 118-119
95 Cf Une opinion sur Charles Mourras.. 28
1219
Philippe Bénéton
vernement il ne donne aux critiques de Action fran aise une portée
contingente elles ne sauraient valoir que pour certains pays et dans
certaines circonstances II serait trop clair il serait déraisonnable
appliquer telles quelles toutes les thèses maurrassiennes des formations
historiques comme la Pologne la Suisse ou les Etats-Unis 96
Plus généralement si organisation politique et sociale suscite égale
ment les critiques des deux hommes ces critiques ne sont pas du même
ordre Maurras combat un système politique Maritain une civilisation
Maurras dénonce irresponsabilité … incurie instabilité du pouvoir
parlementaire républicain 97 Maritain stigmatise un monde contre na
ture 98 une civilisation homicide Le philosophe thomiste approuve
sans doute les attaques du doctrinaire nationaliste contre ordre politique
mais ses propres critiques dépassent largement aspect politique de
ordre social Il condamne tout abord le régime économique et orga
nisation sociale Action fran aise également mais avec semble-t-il beau
coup moins de vigueur et insistance
Le monde moderne est fondé sur les deux principes contre nature
de la fécondité de argent et de la finalité de utile 100
Il importe de donner aux classes laborieuses plus que jamais
opprimées dans le monde moderne des conditions de vie humaines
requises non seulement en charité mais abord en justice en continuant
dans cette direction on arriverait sans doute une critique radicale de
notre régime économique comme plusieurs auteurs catholiques ont déjà
esquissée 101
Il dénonce ensuite et est là accusation fondamentale aux yeux
de Maritain et sur laquelle Maurras pour cause agnosticisme reste
muet indépendance du monde moderne égard de Dieu 102
Le monde moderne imprime activité humaine un mode proprement
inhumain et une direction proprement diabolique car le but final de tout
ce délire est empêcher homme de se souvenir de Dieu 103
Ainsi tant en ce qui concerne le nationalisme que la démocratie ou
le monde moderne un accord formel peut masquer des différences op
tique et parfois même des divergences de fond
96 Op cit. pp 28-29
97 Enquête sur la monarchie cité dans le Dictionnaire politique et critique fasci
cule 14 art parlementarisme
98 Art et scolastique 60
99 Trois réformateurs 30
100 Art et scolastique 60
101 Une opinion sur Charles Maurras… pp 25-26
102 Antimoderne 194
103 Art et scolastique pp 60-61
1220
Jacques Maritain et Action fran aise
II est également autres divergences explicites ou implicites Sur
histoire de France les vues de Jacques Maritain ne sont pas conformes
orthodoxie de Action fran aise il tient les traités de Westphalie
pour les funérailles du droit chrétien 104 il porte sur Boniface VIII
un jugement autre que celui de Bainville 105 Sur les juifs sa position est
pas non plus celle du mouvement sa femme Raissa est juive) mais il est
vrai il ne est pas encore exprimé sur le mystère Israël106 entente
cordiale 107 entre Maritain et Action fran aise est donc grosse de nom
breux conflits futurs elle est autant plus elle repose sur une
équivoque fondamentale
Une équivoque fondamentale
Les rapports entre la métaphysique et la politique sont la pierre où
achoppe toute possibilité accord profond entre la politique de Maritain
et la politique de Maurras
Pour le philosophe thomiste le principe essentiel est métaphy
sique abord Au moment de la création de la Revue universelle
relate Massis le mot ordre restait … nos yeux métaphysique
abord car était la notion même de existence et de être qui se
trouvait en jeu 108
Cette idée de la primauté de la métaphysique se retrouve un peu
partout dans son uvre de époque elle est très apparente en parti
culier tout au long Antimoderne elle est affirmée au début des
Réflexions sur intelligence et sur sa vie propre et elle implique la
subordination du politique la politique soumise la morale elle-même
subordonnée la métaphysique110 Sur le plan de la vie chrétienne cette
suprématie du religieux se traduit par la nécessité de obéissance
Eglise Dans la préface du Mystère de Eglise du père Clérissac 1918)
Maritain se livre en rapportant enseignement de son directeur spirituel
une apologie de la vertu obéissance
II le père Clérissac voulait que tout ce qui concerne la vertu obéis
sance fût envisagé une manière très purement surnaturelle ordre ou
le conseil re us un supérieur agissant dans le domaine de son
104 Cf Antimoderne 125 175
105 Cf BARS H.) op cit. 119
106 Cf Ibid Sur la position de Maritain face au problème juif cf Les juifs parmi
les nations Paris Ed du Cerf 1938 Question de conscience Paris Désolée de Brouwer
1938
107 Suivant le mot de Maritain dans Carnet de notes 180
108 De homme Dieu Paris Nouvelles éditions latines 1959 228
109 Op cit.
110 Cf Une opinion sur Charles Mourras… 18 pp 30-31
1221
Philippe Bénéton
autorité légitime peuvent être en eux-mêmes manifestement mal fondés
inopportuns nuisibles aux intérêts ils devraient servir il faut
pourtant déférer moins que acte prescrit ne soit peccamineux
parce ils nous arrivent comme des messagers boiteux de Celui auquel
seul nous obéissons travers les hiérarchies créées et ils dépendent
de ce gouvernement général et obscur de la Providence qui fait servir les
pires infirmités humaines un bien plus grand
Sur le plan de idéologie politique cette primauté de la métaphy
sique se traduit par une interprétation très restrictive de la pensée maurrassienne
Certes Maritain admet fort bien la thèse de Maurras selon
laquelle sa politique est indépendante de sa philosophie Cette indépen
dance procède de la méthode de empirisme organisateur
Les idées politiques de Maurras explique Maritain ne sont pas le résul
tat une éthique elles ne constituent pas proprement parler une
philosophie de la cité une doctrine de la vie sociale liée une certaine
métaphysique ou une certaine antimétaphysique … Vraies ou fausses
les idées politiques de Maurras se présentent nous comme un ensemble
de conclusions acquises par voie inductive et si je puis ainsi parler
immédiates constatations de la raison
Méthode qui est fort raisonnable
Procédant une manière tout empirique et inductive il Maurras
demande observation et histoire de répondre la question sui
vante a-t-il des conditions générales et constantes et quelles sontelles
entraînant la décadence et la corruption du corps social en
a-t-il et quelles sont-elles qui soient liées sa santé et sa prospérité
Bref est-ce qui conditionne le succès un organisme politique Cette
recherche est parfaitement raisonnable Morale du succès Utilitarisme
Non étude des conditions de la santé est-elle une morale de la santé
une éthique posant la santé comme fin dernière
Maritain approuve donc la méthode maurrassienne mais approuvant
il réduit la pensée de Maurras être un appendice une véritable
philosophie de la cité Induites de expérience les idées politiques de
Maurras peuvent être selon Maritain assumées et intégrées dans des
doctrines fort diverses et ne sont les propres aucune en particulier 114
Une véritable science ou philosophie politique doit être éclairée par la
théologie et Maurras étranger aux réalités de la foi exprime que des
111 Préface au Mystère de Eglise du père Clérissac pp xxi-xxil
112 Vn opinion sur Charles Maurras… pp 20-21
113 Op cit. pp 22-23
114 Op cit. 21
7222
Jacques Maritoin et Action fran aise
vérités partielles et secondaires115 Le philosophe thomiste relègue le
doctrinaire nationaliste un rang mineur
Sur tous ces points le postulat initial et ses conséquences la
position de Maurras est on en doute toute différente
Le mot de métaphysique note Jean de Fabrègues apparaît dans le
vocabulaire de Maurras ainsi que celui de moral comme synonyme de
mauvais imprécis irrationnel non soumis ordre qui est celui des
vies humaines étranger au réel connaissable Le politique doit être guidé
par ce qui est certain se régler sur ce qui est proche et mesurable la
contre-encyclopédie que Maurras veut conduire pour premier objet de
débarrasser les esprits des nuées qui leur cachent ces réalités hu
maines il dit premières dans leur ordre.116
En principe cette divergence de préoccupation entraîne pas une
opposition de fond le Politique abord ne contredit pas le Méta
physique abord et comme Maurras reconnaît la légitimité de la pri
mauté du religieux pour les catholiques il semble il ait non contra
diction mais complémentarité En fait cette complémentarité apparente
ne fait que masquer équivoque car la position de Maurras reste incer
taine sur les conséquences de la primauté de la métaphysique tant en
ce qui concerne obéissance Eglise que interprétation de sa propre
pensée
Charles Maurras sans doute se montre soucieux de indépendance du
pouvoir spirituel et approuve les préceptes de Eglise mais il agit ainsi
est il juge institution et son enseignement bienfaisants pour la
société et le pays Sur terre il agisse du spirituel ou du temporel
de ordre moral ou de ordre matériel les vues les intérêts les sugges
tions et décisions du catholicisme concordent avec les intérêts essentiels
de la patrie fran aise et du monde civilisé 118
Le fondement du soutien de agnostique Maurras Eglise romaine
est ainsi la concordance de action spirituelle et de intérêt social Il
là un désaccord théorique avec les catholiques mais ce désaccord
dont Maurras convient exclut nullement un accord pratique puisque
quel que soit le sens donné aux préceptes du pouvoir spirituel la conclu
sion est la même obéissance Seulement et est là où il pro
blème cette entente suppose il ait toujours accord entre la direc-
115 Op cit. pp 40-46
116 Charles Maurras et son Action fran aise 165
117 Cf Roux Marquis de) op cit. pp 40-41 et 122
118 Action fran aise 15 mai 1906 cité par DESCOQS Pedro .) travers oeuvre
de Charles Maurras Paris Beauchesne 1913 106
1223
Philippe Bénéton
tive du pouvoir spirituel et intérêt de la nation Que se passerait-il dans
le cas contraire Que devraient faire les catholiques Action fran aise
écartelés entre obéissance au magistère romain et le souci de intérêt
national La question ne devait pas tarder être résolue
Il est douteux que Maurras donne au principe de obéissance
Eglise la même portée que Maritain il est encore davantage il
approuve interprétation que ce dernier donne de Sa propre pensée
Comment en effet accepterait-il de voir ses idées réduites une annexe
une véritable philosophie politique sa doctrine considérée comme une
simple préparation empirique la philosophie politique
Les liens de Jacques Maritain avec Action fran aise comportent
donc une grande part équivoques et illusions n9 idée que Maritain
se fait du maurrassisme est guère conforme orthodoxie fixée par
Maurras la coopération entre le philosophe thomiste et le mouvement
nationaliste est toujours suspendue adéquation entre les directives
spirituelles imposées par Eglise romaine et intérêt national interprété
par Charles Maurras Le témoignage de Raissa Maritain est donc dans
ensemble confirmé par étude des thèses en présence
Il faut noter cependant que les illusions ne furent pas le propre de
Maritain Elles furent abord en grande partie réciproques car si Maritain
dans une certaine mesure se méprenait sur la véritable pensée de
Maurras Action fran aise se trompait sur adhésion de Maritain consi
déré comme un allié alors il était un hétérodoxe autre part les
illusions de Maritain furent largement partagées par de nombreux clercs
dont de très eminents Avant 1914 le père Descoqs examinant la doc
trine politique de Maurras la lumière de saint Thomas concluait dans
le même sens que Maritain quelques années plus tard les idées poli
tiques de Maurras sont separables de sa philosophie elles sont insuffi
santes mais contiennent utiles vérités elles interdisent nullement la
collaboration de catholiques Action fran aise De plus de nombreux
théologiens avant comme après la guerre avaient manifesté leur sympathie
pour les thèses de Action fran aise le père Clérissac 120 le cardinal
Billot le père Pegues le père Garrigou-Lagrange
119 Aux illusions déjà vues on peut ajouter espoir ingénu de la conversion de
Maurras Jacques Maritain cité par MARITAIN ssa) Les grandes amitiés 403 qui
apparaît aussi dans la Réponse Cocteau 133 note)
120 Cf MARITAIN R.) op cit. pp 398 et 399
121 Cf FABR GUES lean de) op cit. pp 284-285
122 Cf la collaboration du père Garrigou-Lagrange la Revue universelle par exem
ple Le gouvernement royal selon Saint-Thomas Aquin XXIV 23) ller mars 1926
pp 620-628)
1224
Jacques Maritain et Action fran aise
Les illusions du philosophe thomiste enfin eurent en aucune fa on
le caractère un aveuglement et dès avant la condamnation Maritain
avait pris conscience des difficultés que posait harmonisation de ensei
gnement de Maurras avec celui de Eglise Ainsi il avait encouragé les
efforts des catholiques maurrassiens qui décidés fonder une poli
tique chrétienne au sein de Action fran aise étaient exprimés dans
La Gazette fran aise 123 Ces efforts avortèrent deux ans après la fonda
tion de La Gazette intervint la condamnation qui allait entraîner la
rupture entre Jacques Maritain et Action fran aise
III LA RUPTURE
En 1926-1927 ouvre une crise entre Action fran aise et le Vati
can qui provoque de nombreux déchirements chez les catholiques Action
fran aise écartelés entre deux fidélités contradictoires Jacques Maritain
est sans aucun doute parmi ceux qui ont vécu le plus intensément ce
drame et il est intervenu directement dans le débat Entre août 1926 et
janvier 1927 est-à-dire entre le début de la crise et la publication de
la condamnation Maritain multiplie les efforts afin éviter rupture
il publie en septembre sa brochure Une opinion sur Charles Mourras et
le devoir des catholiques qui vise apaisement il adresse plusieurs
fois directement Maurras pour lui prêcher obéissance124 Mais ces
efforts sont vains et le janvier La Croix puis Action fran aise pu
blient un décret du Saint-Office daté du 29 décembre qui rend public le
décret du 29 janvier 1914 mettant index sept livres de Maurras 125 et
ajoutant la liste des textes interdits le journal Action fran aise
Maritain doit alors choisir en fait il est très probable il pas
un seul instant hésité Son attitude est dictée par sa volonté obéissance
Eglise affirmée et réaffirmée avec force et constance si autorité
ecclésiastique condamne Action fran aise Maritain ne peut que rompre
avec le mouvement Cette rupture prendra une forme éclatante Ce fut
Primauté du spirituel
123 Cf LOUBET DEL BAYLE Jean-Louis) op cit. 40 pp 44-45
124 Sur ces tentatives de conciliation cf Philippe TON Jacques Maritain et
Charles Maurras dernières relations Contrepoint 11 juillet 1973 pp 139-148
125 Il semble que comme la plupart des contemporains Maritain ait pas été au
courant de existence du décret de 1914 il avait été son attitude égard de Action
fran aise aurait certainement été infiniment moins confiante plus critique
1225
Primauté du spirituel
Terminé le 25 mai Primauté du spirituel paraît en juillet 1927 126
dans la collection du Roseau or dirigée conjointement par Maritain
et Massis Comme il le dira plus tard cet ouvrage est pas un livre
sur la crise de Action fran aise mais un livre sur la primauté du spiri
tuel Maritain en effet entend situer le débat dans le cadre un
problème beaucoup plus large et mettre ainsi en lumière certains prin
cipes essentiels concernant état présent de la civilisation les directions
providentielles de Eglise et la primauté générale du spirituel
Le pouvoir spirituel et obéissance chrétienne
Dans un premier chapitre Jacques Maritain attache analyse du
pouvoir indirect de Eglise sur le temporel pouvoir qui illustre de la
fa on la plus sensible la plus vive la plus significative la primauté du
spirituel 129 Il rappelle tout abord la distinction entre les deux pou
voirs de Eglise Dans le domaine spirituel autorité ecclésiastique
dispose un pouvoir direct est ordre de la foi et des urs
celui du salut où Eglise exerce son magistère infaillible en enseignant
les vérités de foi surnaturelle et naturelle les préceptes et les conseils
contenus dans le dépôt de la révélation divine dont elle la garde 130
En matière temporelle Eglise également un pouvoir mais celui-ci
indirect il concerne en effet le temporel non en tant que tel mais en
tant intéressant le spirituel et ordre du salut 131 Dès un intérêt
spirituel est en jeu dans le temporel Eglise peut intervenir par voie
autorité or importe quelle catégorie oeuvre temporelle … peut
entrer en connexion spéciale avec le bien des âmes 132 et Eglise est
seule qualifiée pour juger de existence de cette connexion de son éten
due et de son degré
Par ce rappel de la doctrine du pouvoir indirect Jacques Maritain
entend bien marquer le principe de la subordination des choses humaines
aux choses divines ce principe appliquant fortiori aux cas où une
mesure en elle-même toute spirituelle des répercussions sur le domaine
126 après BARS H.) op cit. 377
127 Sur la primauté du spirituel Chronique sociale de France 11 novembre 1927
761
128 Primauté du spirituel Paris Pion 1927
129 Op cit.
130 Saint Thomas Somme théologique cité par MARITAIN J.) op cit. 22
131 Op cit. 23
132 Op cit. 42
1226
Jacques Maritain et Action fran aise
temporel133 Mais le pouvoir de Eglise un corollaire obéissance du
chrétien et auteur applique démontrer que dans tous les cas obéis
sance est due Que autorité religieuse agisse dans le cadre de son
pouvoir direct sur le spirituel ou dans celui de son pouvoir indi
rect sur le temporel le chrétien doit obéir Sans doute il est des
matières faillibles ou contingentes où le pape peut changer avis ou
faire erreur il est alors légitime de chercher si on de bonnes raisons
pour cela amener le pape changer sa décision … Mais cela em
pêche pas que tant que ordre est porté il faut obéir 134 Il est un seul
cas où le droit de résistance peut légitimement exercer est celui où
ordre re contient manifestement un péché où il apparaît de toute
évidence et sans contestation possible comme contraire la loi de
Dieu 135 Si donc et là Maritain se réfère la crise présente le
pape portait pour la défense de la doctrine catholique ou de la rectitude
de esprit chrétien un décret que mit une école ou un parti en demeure
de se réformer le seul argument possible invoquer pour justifier un
refus obéissance serait que le pape commande un péché en occur
rence parce que ce parti ne peut pas se réformer sans disparaître et ne
peut pas disparaître sans que la patrie soit assassinée Or un tel argu
ment est ici insoutenable car ce ne serait pas seulement procéder un
renversement de ordre des valeurs en faisant du statu quo un parti
un bien supérieur au bien des âmes et de Eglise ce serait aussi recourir
au droit de résistance dans le cas même où il ne joue pas qui oserait
dire en effet que ce raisonnement est immédiatement évident et incontes
table qui oserait soutenir que acte requis par obéissance est manifes
tement et sans contestation possible contraire la loi divine 130
De plus il est pas possible invoquer une contradiction entre la
sauvegarde du spirituel et les intérêts de la cité une telle contradiction
ne peut exister
Car toutes choses sont ordonnées dans univers Et la cité terrestre
étant … ordonnée par nature au bien moral de être humain et donc
nécessairement ordonnée en fait comme sa fin dernière la vie éter
nelle et au bien de la cité divine il est métaphysiquement impossible
que la cité terrestre obtienne sa fin propre et sa vraie prospérité contre
le bien de Eglise … obéissance aux ordres de Eglise ne peut jamais
compromettre une fa on durable et profonde des intérêts temporels
qui doivent nous être chers en particulier ceux de la cité u7
133 Op cit. 25
134 Op cit. pp 52-53
135 Op cit. 63 cf pp 59-63
136 Cf op cit. pp 62-63
137 Op cit. pp 67-68
227
La crise de Action fran aise
Après ces définitions théoriques Maritain intéresse dans un second
chapitre la crise de Action fran aise non pour expliquer les motifs
et les considérants de la condamnation pontificale car cette explication
relève de autorité ecclésiastique) mais pour en dégager le sens et la
le on 138
Tout abord il applique la théorie des pouvoirs de Eglise la
condamnation du mouvement de Charles Maurras
coup sûr Eglise dans le présent débat entendu intervenir au
nom de son magistère doctrinal et réprouver certaines erreurs un sys
tème idées qualifié par le pape de modernisme politique doctrinaire
et pratique ce qui ressortit son pouvoir direct sur le spirituel et
motive les mesures disciplinaires prises ce titre En même temps toute
fois et par là même que le groupement ainsi frappé applique princi
palement action politique et joue un rôle important dans la politique
de son pays la connexion du spirituel et du temporel entrait en jeu
… La condamnation de Action fran aise qui est un groupement poli
tique non religieux atteint ordre temporel mais elle pour motif et
pour objet formel de parer aux dangers ordre spirituel que Eglise
par la voix du pape déclare apercevoir dans ce groupement Il là
une répercussion de mesures doctrinales et disciplinaires sur le domaine
temporel atteint indirectement et certes une fa on moins grave que
lorsque le pape déposait un empereur ou un roi est au nom des intérêts
du spirituel que la condamnation est portée intérêts dont le pape seul est
le juge suprême.139
Alors pouvoir direct ou et pouvoir indirect Le jeu du pouvoir
direct sur le spirituel est évoqué explicitement mais il est certaines
formules et une référence qui font penser au pouvoir indirect sur le
temporel La connexion du spirituel et du temporel. est au
nom des intérêts du spirituel. la référence aux interventions du pape
pour déposer un empereur ou un roi Il là une certaine équivoque
utiliseront largement les adversaires du philosophe Si le pouvoir
dont relève la condamnation est pas défini avec une clarté parfaite
par contre attitude adopter est indiquée fort clairement II est olair
que la seule attitude possible au regard de la conscience catholique était
obéir quelques sacrifices il en coûtât 140
Obéir est-à-dire non pas abdiquer sa juste liberté en ce qui est
ordre politique mais donner au pape toutes les garanties il pourrait
138 Cf op cit. 74
139 Op cit. pp 76 77 78
140 Op cit. 78
1228
Jacques Maritain et Action fran aise
demander pour la sauvegarde de la doctrine et de esprit catholiques141
Or au lieu de cela Action fran aise après une période de protestation
respectueuse puis attente est engagée dans de violentes controverses
avant de se décider le jour où les condamnations sont arrivées pour la
résistance ouverte autorité de Eglise le Non possumus Action
fran aise avait rencontré sur son chemin la pierre qui sauve ou qui fait
trébucher un choix faire où il fallait que primât nettement esprit
surnaturel Ce choix été fait du mauvais côté 142
La défense du Saint-Siège
Action fran aise on en doute Primauté du spirituel fut mal
accueillie Maurice Pujo dans le quotidien du mouvement intitula sa
critique de ouvrage Démission de intelligence et accusa le philo
sophe de veiller la discipline de Eglise la fa on un adjudant de
quartier 143 Paul Courcoural dans une réponse Jacques Maritain
inspirée par des ecclésiastiques anonymes les théologiens de Action
fran aise décrivit auteur de Primauté du spirituel comme un oppor
tuniste accusa de falsification de textes et opposa très vivement aux
arguments du philosophe 144 Ce fut le début une longue et dure que
relle qui allait se poursuivre tout au long des années 1928 et 1929 et être
jalonnée par de multiples écrits contradictoires Du côté du Saint-Siège
le plus important fut le livre collectif Pourquoi Rome parlé qui parut
la fin de 1927 sous la signature des révérends pères Donc ur Bernadot
et Lajeunie des abbés Lallement et F.X Maquart et de
Jacques Maritain 145 est la demande même de Pie XI que Maritain
fit appel ces collaborateurs pour rédiger cette plaidoirie en faveur du
trône de saint Pierre qui est en même temps un réquisitoire contre les
erreurs de Action fran aise146 Celle-ci bien entendu ne tarda pas
répondre et de nombreux articles virulents de Maurice Pujo parurent
dans Action fran aise articles qui devaient en 1929 être réunis dans
Comment Rome est trompée Quelques mois plus tard les rédacteurs de
Pourquoi Rome parlé répondirent par Clairvoyance de Rome 147 Entre
141 Cf op cit. 81
142 Op cit. 87
143 Action fran aise 18 septembre 1927
144 Le Danger de Action fran aise En réponse Maritain La Rochelle
Rupella 1928 cf en particulier pp 100 237-238…)
145 Paris Spes 1927
146 Cf MARITAIN Jacques) Carnet de notes 213
147 Paris Spes 1929
1229
Philippe Bénéton
la parution de ces ouvrages la polémique était entretenue par de mul
tiples articles qui se renvoyaient des arguments contraires Maritain était
devenu un ennemi que on épargnait guère et le philosophe thomiste
qui est pas pour rien le filleul de Léon Bloy répondait avec vi
gueur dans la Chronique sociale de France ou La Croix 149
Les péripéties de la polémique en fait importent peu essentiel ce
sont les arguments du débat qui se réduisent parfois des attaques
personnelles mais qui malgré tout mettent en jeu le plus souvent des
problèmes de fond
Les attaques personnelles
Action fran aise avait guère de scrupules mettre en cause les
personnes et le philosophe thomiste pour avoir été un ancien allié du
mouvement passé ennemi en fut que plus souvent attaqué On
accusa de reniement opportunisme de présomption 150 on suspecta
son catholicisme a-t-on pas le droit de se demander quelle est la
valeur doctrinale et morale du catholicisme de Maritain petit-fils
un politicien peu estimé et dont la vie publique été funeste né luimême
protestant et contractant un mariage juif avant de trouver son
chemin de Damas sur les pas un catholique aussi particulier que
Léon Bloy 151
Enfin et surtout on accusa avoir pris dans ses trois ouvrages
successifs des positions contradictoires au gré des avis du Saint-Siège
Dans Une opinion sur Charles Mourras… expliqua Maurice Pujo
Maritain démontrait que en son fond la doctrine politique de Maurras
était irréprochable mais Rome ayant fait savoir que ce était pas
Maritain effor ensuite de justifier la condamnation dans Pri
mauté du spirituel par application du pouvoir indirect puis devant
nouveau opposition du Vatican il réunit cinq ecclésiastiques afin
expliquer Pourquoi Rome parlé et notamment de présenter la déci
sion pontificale comme émanant du pouvoir direct152 Largement orches
trée par Action fran aise 153 et Henri Massis en fait écho dans ses
148 Sur la primauté du spirituel Chronique sociale de France 11 novembre 1927
pp 761-763
149 Le joug du Christ La Croix 10 mai 1928
150 Cf COURCOURAL Paul) op cit. 100 cf également du même La fin de la
querelle La Rochelle Rupella 1929 146
151 Puro Maurice) op cit. 17
152 Op cit. pp 12 13 14
153 Cf Action fran aise 19 février 1928 avril 1928 COURCOURAL Paul) op cit.
pp 231 237-238
1230
Jacques Maritain et Action fran aise
souvenirs 154 cette accusation est-elle fondée Les trois publications
où Maritain traité de affaire de Action fran aise sont-elles dans leur
esprit opposées entre elles Le philosophe thomiste est-il en parti
culier contredit sur le problème du pouvoir dont relève la condamnation
pontificale pouvoir direct ou pouvoir indirect
Dans un article de La Croix du 10 mai 1928 Maritain répondit
longuement sur le premier point
Dans notre brochure Une opinion sur Charles Mourras et le devoir
des catholiques publiée après les premiers avertissements pontificaux
nous montrions quelles conditions les idées politiques de Monsieur Char
les Mauras pouvaient selon nous être adoptées par des catholiques et
complétées par eux … Cette brochure qui apparaissait en pleine crise
et qui était ni une défense ni une accusation de Action fran aise mais
un essai apaisement constituait … avis le plus utile on pût faire
entendre aux catholiques Action fran aise parce elle leur montrait
dans une obéissance filiale envers Eglise le seul moyen possible de
sauver leur uvre Dans Primauté du spirituel un moment où bien des
catholiques hésitaient encore sur leur devoir nous avons rappelé cette
nécessité primordiale de obéissance et … nous nous sommes appliqués
suivre le mouvement intérieur par lequel une âme fidèle obéissant
abord sans comprendre … est amenée progressivement comprendre
en obéissant discerner … le bien fondé de intervention pontificale
…)
Enfin tandis que se manifestait une obstination qui ne va rien de
moins que la ruine de beaucoup âmes et une méconnaissance complète
de Eglise du Christ et qui se plaint sans cesse que les raisons de inter
vention pontificale aient pas été expliquées nous avons essayé avec
la collaboration de prêtres et de religieux hautement qualifiés de faire
comprendre aux esprits de bonne foi Pourquoi Rome parlé et de déga
ger pour notre part la véritable signification signification religieuse
nullement politique de la condamnation de Action fran aise
Si dans tout cela il eu changement il est abord et avant tout
du côté de ceux qui affirmant abord leur respect absolu de la disci
pline ecclésiastique … se retournent maintenant avec une apreté et un
acharnement incroyables contre la discipline de Eglise … Pour nous
nous avons aucune peine reconnaître le supplément de lumière que
nous devons la parole du suprême Pasteur un autre côté Action
fran aise par son attitude envers Eglise est chargée elle-même de dissi
per les illusions que nous avions pu nourrir son sujet Il reste que nous
ne nous sommes jamais appliqués son égard avant et pendant cette
crise un seul labeur appeler les intelligences se redresser dans
la doctrine chrétienne intégrale
154 Cf Mourras et notre temps 123
1231
Philippe Bénéton
Maritain ne nie donc nullement que ses positions aient évolué en
raison des interventions de Eglise et de la réaction de Action fran
aise Mais sur essentiel la continuité de sa pensée est incontestable
dans tous les cas il affirmé la primauté du religieux la suprématie
de Eglise la nécessité de obéissance
Cette continuité est-elle aussi manifeste en ce qui concerne la nature
du pouvoir dont relève la condamnation pontificale La question rejoint
le débat de fond
La querelle de fond
Le débat de fond entre Maritain et Action fran aise se ramène en
fait essentiellement trois interrogations une décision religieuse ou
politique pouvoir direct ou pouvoir indirect obéissance ou résis
tance propos desquelles le disciple de saint Thomas va être amené
rappeler et préciser les arguments il avait déjà exposés dans Pri
mauté du spirituel
Une décision religieuse ou politique
Cette poursuite de fins purement temporelles par les moyens
spirituels a-t-elle pas été qualifiée de simonie tous les âges de la
chrétienté 155
Si la condamnation est religieuse dans sa forme elle est poli
tique dans sa matière 156 etc
Là est la première ligne de défense de Action fran aise la décision
du Vatican est ordre politique Certes le mouvement de Maurras se
défend avoir accusé le pape de avoir obéi des motifs poli
tiques 157 mais dans sa présentation de la crise les raisons ordre spirituel
effacent derrière les accusations contre la faction allemande du Vati
can 158 ou la germanophilie du Saint-Siège159
En réplique ce il appelle le présupposé fondamental de Action
fran aise Maritain alors affirme avec force le caractère essentiellement
religieux de intervention pontificale
il agisse de dangers provenant comme de leur source première
du princip intellectuel un chef agnostique il agisse des risques
prochains de déviation de esprit catholique et des erreurs des alté-
155 Action fran aise 30 septembre 1927 cité dans Sous la terreur recueil articles
de Action fran aise) Versailles bibliographie des uvres politiques 1929 61
156 PUJO Maurice) op cit. 51
157 Cf Action fran aise et le Vatican 309
158 Action fran aise 16 octobre 1926 cité dans Sous la terreur… 120
159 Cf Sous la terreur… introduction de Léon Daudet COURCOURAL P.) op cit.
pp 94-96
1232
Jacques Maritoin et Action fran aise
rations effectives de là doctrine et de la pratique catholiques qui dérivent
de là dans le mouvement lui-même de Action fran aise et qui se
trouvent placés sous le signe une conception naturaliste de la cité et
de la culture Eglise catholique était en droit de faire valoir contre
Action fran aise un certain nombre de griefs Ces griefs sont ordre
essentiellement religieux Il en eux cela est fort clair de quoi rendre
un mouvement condamnable.100
Après avoir rappelé les déclarations du pape où il ressort il ne
est préoccupé dans cette affaire que de la gloire de Dieu et du bien des
âmes Maritain distingue le parti Action fran aise qui conviait des
incroyants sur un programme action immédiate de école Action
fran aise qui voulait sans doute se restreindre des constatations
empiriques où des hommes essentiellement divisés quant la métaphy
sique et la religion pussent néanmoins se rencontrer mais qui en
même temps et aide de ces mêmes constatations … entendait consti
tuer une doctrine et la plus systématique qui soit 161 Or la condamna
tion ne touche que école et non le parti est un acte religieux par
son motif formel et atteignant de soi une chose elle-même spirituelle je
veux dire un certain enseignement théorique et pratique dangereux pour
intégrité de la foi et de la morale 162
Pouvoir direct ou pouvoir indirect
Du caractère essentiellement spirituel de la décision du pape découle
la nature du pouvoir dont elle relève est le pouvoir direct sur le spi
rituel Ce que Maritain affirme citant un texte de Primauté du spirituel163
Or les membres de Action fran aise pour discréditer argumentation
du philosophe opposent justement sur ce point Primauté du spirituel
Pourquoi Rome parlé affirmant que Maritain interprétait intervention
pontificale dans le premier livre en fonction du pouvoir indirect et dans
le second en fonction du pouvoir direct Quatre mois après la parution
de Primauté du spirituel auteur est expliqué sur la signification de
son ouvrage
Primauté du spirituel est pas un livre sur Action fran aise est
un livre sur la primauté du spirituel La doctrine du pouvoir indirect
est traitée dans le premier chapitre que comme exemple le plus
fort de cette primauté et comme un cas typique et eminent des problèmes
auxquels donnent lieu les rapports du spirituel et du temporel cela est
indiqué expressément dans avant-propos Il est clair que le droit
160 Pourquoi Rome parlé 329
161 Pourquoi Rome parlé 338
162 Op cit. 349
163 Ibid
1233
Philippe neton
de Eglise tel il apparaît dans la doctrine du pouvoir indirect applique
fortiori Primauté 25 aux cas où une mesure elle-même toute spiri
tuelle des répercussions sur le domaine temporel
Tel est bien le cas de la condamnation de Action fran aise Cette
condamnation ressortit au pouvoir direct de Eglise sur le spirituel Au
premier abord on pu penser elle ressortissait au moins par un côté
du pouvoir indirect rationae peccati sur le temporel une considé
ration plus attentive il apparaît elle été prononcée en vertu
du pouvoir direct doctrinal et disciplinaire sur le domaine spirituel
est ce que ai marqué nettement dans mon livre 76 … ai même
eu soin pour éviter tout malentendu de ne pas employer une seule fois
le mot de pouvoir indirect dans le chapitre consacré la condamnation
de Action fran aise.164
Pourtant involontaire ou délibéré il eut malentendu La question
débattue sans aucun doute prêtait car la distinction est délicate entre
les répercussions sur le temporel une mesure spirituelle prise au titre
du pouvoir direct et intervention sur le temporel faite au nom du
pouvoir indirect qui met en jeu des intérêts spirituels ouvrage éga
lement dans une certaine mesure prêtait qui comportait certaines
formules ambiguës et dont le plan induisait facilement le lecteur en
erreur après avoir lu le premier chapitre consacré la doctrine du
pouvoir indirect il concluait en effet tout naturellement que auteur
appliquait dans le chapitre suivant consacré la crise elle-même la
doctrine définie précédemment Le livre en fait se ressent du changement
opinion de auteur en cours même de rédaction Changement opinion
dont Maritain explicité les raisons et les circonstances dans une lettre
écrite en juillet 1971
Ma lettre Maurras en date du 11 janvier 1927 165 montre bien
ce moment je pensais que la condamnation de Action fran aise relevait
du pouvoir indirect sur le temporel est que une part je voyais
dans ce pouvoir exemple le plus frappant attestant la souveraine indé
pendance de Eglise du Christ égard du monde et que autre part
je cédais sans en rendre compte impression que la doctrine du
pouvoir indirect avait chance être la plus facilement comprise par des
esprits pour lesquels le temporel importait avant tout et qui avaient le
devoir obéir Eglise quel que fût le déchirement intérieur éprouvé
par eux Mais au cours de la rédaction de Primauté du spirituel une
réflexion plus attentive avait déjà fait changer opinion … il
agît uniquement du pouvoir direct sur le spirituel en ai été de plus
164 Sur la primauté du spirituel Chronique sociale de France 11 novembre 1927
pp 761-762
165 Cette lettre été publiée dans Contrepoint art cité pp 144-148
1234
Jacques Maritoin et Action fran aise
en plus profondément persuadé … De fait dans la longue audience que
aie eue avec Pie XI et qui est origine de Pourquoi Rome parlé
celui-ci tout en me montrant les livres de Maurras étalés sur une table
et me disant il les avait tous lus lui-même avait confirmé en termes
admirables où je sentais passer la voix de Pierre le caractère purement
religieux de la condamnation.166
Obéissance ou résistance
Jacques Maritain est élevé contre ce il nommé la casuistique
de la résistance et sur ces thèmes du droit de résistance des limites
de obéissance est développée une longue et âpre polémique entre le
philosophe thomiste et les théologiens de Action fran aise Ces
derniers pour justifier la résistance recoururent de multiples arguments
et firent appel de nombreux docteurs de Eglise Parmi toutes ces
tentatives de justification dont il est impossible de voir ici le détail
deux semble-t-iil méritent une mention particulière parce que souvent
reprises La loi pontificale oblige pas en raison des inconvénients
que son application comporte est la référence au principe de théolo
gie Lex non obligat cum tanto incommodo 167 Le précepte ecclésias
tique oblige pas parce il est contraire intérêt de la France et
que nous devons faire passer le bien de la patrie tel que nous le voyons
avant observance un simple précepte positif ecclésiastique 168 Maritain
répliqua dans Pourquoi Rome parlé en récusant aussi bien le
premier que le second argument
II agit ici non pas une loi générale dont application doit être
faite tel ou tel cas particulier mais une loi déjà précisée une déci
sion une sentence disciplinaire école de Action fran aise représente
une personne morale qui une condamnation précise est directement
appliquée Il serait absurde invoquer dans un cas pareil adage qui
autorise par accord tacite avec le législateur surseoir aux applications
une loi générale quand elles deviennent trop onéreuses Personne osera
soutenir une condamnation juste mais très onéreuse oblige pas.169
hypothèse une opposition entre le devoir religieux et le devoir
patriotique ne tient nullement dès lors il agit un vrai devoir reli
gieux … Une prescription donnée pour le bien des âmes ne peut pas
porter préjudice la patrie il peut arriver que par une répercussion
sur les choses temporelles elle porte préjudice certains intérêts immé
diats et apparents de la nation jamais elle ne portera préjudice ses
166 Lettre de Maritain auteur le 11 juillet 1971
167 Cf COURCOURAL P.) op cit. pp 147-161
168 Op cit. 210
169 Pourquoi Rome parlé 365
1235
Philippe Bénéton
intérêts réels et durables Elle les assure au contraire Car la rectitude
des intelligences et des coeurs et la justice qui ensuit dans la cité est
elle-même un élément primordial du bien de la patrie.170
La résistance est une faute obéissance un dû
Dans sa défense du Saint-Siège Jacques Maritain donc repris
pour la plus grande part des arguments déjà exposés dans Primauté du
spirituel Son objet premier toujours été de démontrer la légitimité
sur le plan du droit de intervention du pape et surtout nécessité de
obéissance des chrétiens Sans doute il évoqué le problème de fait les
erreurs ou dangers de Action fran aise qui ont motivé sa condamnation
la diffusion un esprit pernicieux au sein du mouvement esprit dont
origine est incroyance du chef de Action fran aise la transposition
de vérités partielles en doctrine suffisante est-à-dire la transformation
de empirisme organisateur en un système complet171 Mais essentiel
ses yeux est pas là essentiel est obéissance Et la faute capitale
de Action fran aise est le refus obéissance Ce qui importe dans
épreuve est la manière dont lle est supportée Elle est même
employée par définition que pour éprouver les dispositions des
urs
Par sa résistance Action fran aise confirmé opportunité de la
condamnation 173 elle justifié posteriori la décision du pape en même
temps elle dissipé les illusions du philosophe
Obéissance et illusion tels sont en définitive les deux mots clefs qui
caractérisent les relations entre Jacques Maritain et Action fran aise
obéissance est par sentiment obéissance égard du père
Clérissac que le disciple de saint Thomas est politiquement rapproché
des amis de Charles Maurras est aussi par obéissance Eglise et
son chef il rompu avec le mouvement est enfin sur obéissance
porté essentiel du débat qui opposé ses dirigeants au moment
de la crise obéissance été la fois la base de la collaboration et
origine de la rupture
illusion en fait des illusions réciproques nées de équivoque de
la collaboration et de ambiguïté de adhésion Par sa collaboration avec
170 Pourquoi Rome parlé pp 370-371
171 Cf Primauté du spirituel pp 89-90 Pourquoi Rome parlé pp 335-339
172 Primauté du spirituel 79
173 Cf Pourquoi Rome parlé 335
1236
Jacques Maritoin et Action fran aise
Action fran aise Maritain accrédité image un philosophe engagé
dans le mouvement alors il entendait conserver son indépendance
égard de toute politique et de tout parti il entretenu ainsi involon
tairement une équivoque qui explique que beaucoup aient pu voir en lui
en 1927 un disciple ingrat qui renie son maître alors il restait fidèle
lui-même Le philosophe thomiste en effet et est là ambiguïté de
adhésion sans doute jamais été maurrassien ou plus exactement
adhéré un maurrassisme hétérodoxe très limité réduit des
considérations subsidiaires Massis sans doute bien vu essentiel quand
il noté un soir de 1932 après une conversation avec son ami Ceux
qui croient sa formation maurrassienne de Jacques Maritain … se
trompent Tout son développement intellectuel philosophique est accom
pli comme si Mourras avait pas existé
Après la rupture les relations entre Jacques Maritain et Action
fran aise sont devenues lointaines et hostiles Par son rapprochement avec
la gauche politique par son attitude face la guerre Espagne il
encouru les accusations et les invectives de ses anciens amis âpreté de
ces attaques Louis Salieron par exemple le traita en 1936 de mar
xiste chrétien 175 explique probablement la sévérité des jugements
que Jacques et Raissa portèrent plus de quinze ans après la crise sur le
mouvement de Charles Maurras
hui plus que jamais écrit Maritain vers 1942-1943 je bénis
intervention libératrice de Eglise qui en 1926 dénoncé les erreurs
de Action fran aise et la suite de laquelle ai examiné enfin les
doctrines de Maurras et vu ce elles valaient … Au moins ai-je pu
depuis bientôt vingt ans combattre sans répit les idées et les hommes
dont avais vu de près la maïf aisance et qui devaient finalement accro
cher au pouvoir la faveur de la défaite de la patrie et trahir âme de
la France.176
1926-1927 marque donc un tournant très net dans les affinités
et les sympathies politiques du philosophe Tournant ces années le
sont également en ce qui concerne ses intérêts intellectuels est en effet
partir de ces années que Maritain ne se cantonne plus dans des travaux
ordre avant tout spéculatif mais aborde directement les problèmes que
posent la situation temporelle des chrétiens organisation politique de
la cité De ces réflexions naîtront la Lettre sur indépendance 1935)
174 Maurras et notre temps 123
175 Revue hebdomadaire 22 août 1936 cité par BARS H.) op cit. 139
176 Jacques Maritain page de journal cité par MARITAIN Raïssa) op cit. pp 403-404
7237
Philippe Bénéton
Questions de conscience 1938) De la justice politique 1940 et sur
tout Humanisme intégral 1936 et après la guerre Homme et Etat
1951)
Il donc eu évolution dans ses préoccupations a-t-il eu rupture
dans sa pensée Il apparaît nettement que la collaboration fut en grande
partie un malentendu et que la rupture de fait entre Maritain et Action
fran aise ne marque pas une rupture intellectuelle dans la pensée du
philosophe la condamnation de Rome été un révélateur mettant
en évidence les divergences et désaccords entre deux philosophies poli
tiques inconciliables celle de aritain et celle de Maurras De plus dans
les années qui suivirent la crise de 1926 la réflexion de Maritain sur
les problèmes de la cité fut davantage un approfondissement une
rupture Si Maritain en effet modifié sa conception de la démocratie la
continuité de pensée sur les problèmes de philosophie politique est
dans ensemble frappante la primauté du religieux se retrouve tout au
long de son uvre avant comme après la crise de mai 1926 la critique
de la notion de souveraineté est amorcée dans Trois réformateurs avant
de affirmer dans Homme et Etat la distinction de la personne et de
individu affirmation de la fin personnaliste de la société se trouvent
dans Trois réformateurs avant être reprises dans Humanisme intégral
idéal de la nouvelle chrétienté est esquissé dans Primauté du spiri
tuel avant être développé dans Humanisme intégral..
Jacques Maritain reste fidèle lui-même avant comme après la
crise préoccupé avant tout de éternel mais après la crise plus
avant ouvert aux angoisses du temps Dans tous les cas il pour fin
de travailler réconcilier le monde la vérité
177 MARITAIN Jacques) Religion et culture Paris 1946 85

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Le syncrétisme bouddhiste-shintoïste

Le syncrétisme bouddhiste-shintoïste

LEXIQUE> Le syncrétisme bouddhiste-shintoïste

Une petite chapelle de la divinité protectrice shintoïste dans le temple bouddhiste Shôren In

Pendant très longtemps, le syncrétisme régnait sur la spiritualité japonaise. Déjà en Inde, le bouddhisme a largement accueilli les divinités hindoues comme adeptes qui travaillent au service du bouddha par leur capacité surhumaine. Il lui était donc plutôt naturel de trouver les divinités autochtones japonaises incorporées dans son temple.

Le bouddhisme est apporté au Japon au 6e s. par les Coréens. Pas plus tard qu’au 8e s., l’empereur Shômu voulait faire croire à ses sujets que la divinité ancestrale de la famille impériale, la déesse Amaterasu, était identique au bouddha Vairocana, considéré comme le bouddha suprême par l’école Kegon (cn: Huayan) dont il était adepte. Aux siècles suivants, les divinités autochtones étaient souvent considérées comme présences locales et temporelles des bouddhas ou d’autres divinités bouddhistes, existences plus universelles. Le bouddhisme et le shintoïsme se mélangeaient donc très souvent, coexistant dans un même sanctuaire sans faire de querelles ou presque.

Les Japonais tendent cependant à insister trop sur leur tolérance religieuse basée sur le polythéisme traditionnel. En fait, la promiscuité des divinités n’exclut jamais la lutte pour la suprématie entre elles. Et les courants au penchant plus ou moins monothéiste, comme l’école de Shinran, ou de Nichiren, ont tous une tendance à révérer une seule divinité de leur choix et refuser les autres. En revanche, Dôgen, maître zen qui a fondé l’école Sôtô au Japon, révérait une divinité syncrétique comme protectrice de son temple Eihei Ji, malgré sa tendance puriste à l’égard du dogme.

En effet, le Japon a connu une guerre civile de caractère fort religieux au 16e s.. La bourgeoisie de Kyôto influencée par l’école de Nichiren s’est battue très violemment contre les paysans adeptes posthume de Shinran. Le temple Hongan Ji, dirigé par les arrière-petits-fils de Shinran, a ensuite réussi à organiser les paysans dans beaucoup de régions, et pouvait ainsi mobiliser une véritable troupe invincible pendant plusieurs décennies pour tourmenter les seigneurs qui voulaient imposer leur loi. La ferveur religieuse aveugle, l’esprit djihadiste, et la dévotion exclusive l’emportaient souvent sur la tolérance jusqu’à la fin du 17e s.. Le syncrétisme ne doit donc pas être considéré comme la règle d’or qui régnait toujours et partout au Japon.

Mouvement de purification religieuse. Un prêtre shintoïste et ses hommes brûlent les écritures saintes au bonze qui pleure.

Avec la montée du nationalisme au 19e s., les shintoïstes ont commencé à réclamer la purification religieuse. C’est à partir de la Restauration en 1868 que le gouvernement a fait expulser les éléments bouddhistes des sanctuaires shintoïstes. Dans certains endroits, le mouvement populaire de purification alla plus loin, jusqu’à détruire les temples bouddhistes. Les sanctuaires shintoïstes n’ont donc plus de caractère syncrétique ou guère, tandis qu’il y a toujours de petites chapelles des divinités shintoïstes protectrices au sein des temples bouddhistes. Elles leur auraient certes servi comme telles, sous l’oppression exercée par les nationalistes…

F. TAMON

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Mythe et metaphysique:une introduction à la philosophie par Georges Gusdorf

Mythe et metaphysique:une introduction à la philosophie par Georges Gusdorf

Georges GUSDORF
Professeur à l’Université de Strasbourg
Professeur invité à l’Université Laval de Québec
(1953)
MYTHE
ET MÉTAPHYSIQUE
INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE
Avec l’ajout du texte “
Rétractation 1983
”, publié en 1984.
Un document produit en
version numérique par Loyola Leroux, bénévole,
professeur de philosophie retraité de l’enseignement
Cégep de Saint
-Jérôme, Qc.
Page web
. Courriel:
leroux.loyola@hotmail.com
Dans le cadre de: « Les classiques des sciences sociales »
Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean
-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web:
http://classiques.uqac.ca/
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul
-Émile
-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi
Site web:
http://bibliotheq
ue.uqac.ca/
Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie.
(1953)
2
Politique d’utilisation
de la bibliothèque des Classiques
Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est inte
rdite,
même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for-
melle, écrite, du fondateur des Classiques d
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-Marie Tremblay, sociologue.
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nnel-
le et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des
fins com-
merciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute
rediffusion est également strictement interdite.
L’accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisa-
teurs. C’est notre mission.
Jean
-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur et Président
-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie.
(1953)
3
Cette édition électronique a été réalisée par Loyola Leroux, bénévole, pr
o-
fesseur de philosophie retraité du Cégep de Saint
-Jérôme, à partir de :
Georges Gusdorf
MYTHE ET MÉTAP
HYSIQUE. INTRODUCTION À LA
PHILOSOPHIE.
Paris
: Flammarion, Éditeur, 1953, 267 pp. Collection : Nouvelle Bibliothèque
scientifique.
À cette édition, nous avons ajouté le texte de l’auteur intitulé “
RÉTRACT
A-
TION
1983” in
Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie
, pp. 7-
49.
Paris
: Flammarion, 1984, 366 pp. Collection : Champs.
[Autorisation formelle le 2 février 2013 accordée par les ayant
-droit de
l’auteur, par l’entremise de Mme Anne-
Lise Volmer
-Gusdorf, la fille de l’auteur,
de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]
Courriels
: Anne
-Lise Volmer
-Gusdorf
:
annel
ise.volmer@me.com
Michel Bergès
:
michel.berges@free.fr
Professe
ur, Universités Montesquieu-
Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capi
tole
Polices de caractères utilisée :
Pour le texte: Times New Roman, 14 points.
Pour les notes de bas de page
: Times New Roman, 12 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word
2008 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format
: LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.
Édition numérique réalisée le 26 août 2013 à Chicoutimi, Ville
de S
aguenay, Québec.

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Persée : Trinité et naissance mystique chez Eckhart et Tauler par Jean Reaidy-deux hérétiques inspirés par le cordonnier Jacob Böehme (graphie incertaine ) ,jamais déclarés « Bienheureux » à la différence de Henri Suso et de Ruysbroeck l’admirable

Persée : Trinité et naissance mystique chez Eckhart et Tauler par Jean Reaidy-deux hérétiques inspirés par le cordonnier Jacob Böheme,jamais déclarés « Bienheureux » à la différence de Henri Suso et de Ruysbroeck l’admirable

Revue des Sciences Religieuses
Trinité et naissance mystique chez Eckhart et Tauler
Jean Reaidy
Résumé
La mystique de la naissance, selon Eckhart et Tauler, présuppose nécessairement une théologie trinitaire originaire. Le naître
originaire est un naître éternel et continuel dans l’Abîme abyssal de la vie trinitaire. Naître de Dieu en Dieu, c’est laisser Dieu
naître en nous tel qu’il s’engendre lui-même en lui-même. L’homme, engendré du Père dans le Fils par l’Esprit, est enfanté sans
cesse là où le Père ne cesse de s’engendrer lui-même et d’engendrer son Fils dans la communion avec l’Esprit dans son Fond
sans fond qui est le Principe de la Déité. Le fait d’écouter le Verbe éternel dans le Silence du Père par l’Esprit nous donne de
naître en tant que parole divine. Conformément aux intuitions d’Eckhart, Tauler nous dit que l’engendrement de l’âme dans la
vie trinitaire fait d’elle une âme maternelle, paternelle, filiale, spirituelle, c’est-à-dire le Lieu de la naissance trinitaire. Naître
mystiquement à l’image du naître trinitaire est la condition de toute divinisation et de toute communion vivante universelle.
Abstract
Mystical birth, according to Eckhart and Tauler, presupposes necessarily Tri nity’s theology. The eternal birth is a continual birth
in God’s abyssal Abyss. To be born from God in God, it’s to let God be born in us such as he engenders himself in himself. The
man, engendered from the Father in the Son by the Spirit, is ceaselessly engendered mere where the Father does not stop
engendering himself and engendering his Son in the community with the Spirit in his bottomless Bottom which is the Principle of
the Godhead. Listening to the eternal Word in the Silence of the Father by the Spirit lets us be born as a divine word. Tauler tells
us that the soul’s engendering in the God’s life makes of it a maternal, paternal, filial and spiritual soul, i.e. Trinity’s birth
exemple. To be mystically born in the condition of divinisation’s theology and of living universal communion.
Citer ce document / Cite this document :
Reaidy Jean. Trinité et naissance mystique chez Eckhart et Tauler. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 75, fascicule 4,
2001. 700e anniversaire de la naissance de Jean Tauler. pp. 444-455.
doi : 10.3406/rscir.2001.3596
http://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_2001_num_75_4_3596
Document généré le 01/10/2015
Revue des sciences religieuses 75 n° 4 (2001), p. 444-455 \
TRINITE ET NAISSANCE MYSTIQUE
CHEZ ECKHART ET TAULER
La mystique de la naissance, selon Eckhart et Tauler, trouve ses
racines dans une théologie trinitaire originaire, puisque c’est dans le
naître trinitaire que toute naissance trouve son Lieu initial. Mais
qu’est-ce qui rend possible la révélation d’une telle naissance divine ?
Seul Celui qui vit dans le sein paternel éternellement nous l’a
révélée (1).
Eckhart, en se référant à l’évangile de Saint Jean (2), écrit : « C’est
dans ce sens qu’il faut entendre la parole de Notre-Seigneur : « Tout
ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai révélé. » Qu’est-ce donc
que le Fils entend de son Père ? Le Père ne peut qu’engendrer, le Fils
ne peut qu’être engendré » (3). Et Eckhart ajoute : « Le parler du Père
est son engendrer, l’acte d’entendre du Fils est son se trouver
engendré » (4).
I. LE NAÎTRE TRINITAIRE
Si le Père ne peut qu’engendrer, c’est parce qu’il est «pur
engendrer » (5). « Le mot « Père », écrit Eckhart, donne à entendre la filiation,
le mot « Père » indique un pur engendrer » (6). Être « pur engendrer »,
s’engendrer soi-même, et engendrer, c’est ce qui manifeste la paternité
du Père. Si le Père ne cesse d’oeuvrer, c’est parce qu’il ne peut pas
cesser d’engendrer. « Notre nom, c’est que nous devons être engendrés,
et le nom du Père est « engendrer » » (7). C’est pourquoi, « le plus noble
désir de Dieu est d’engendrer » (8) du fait qu’il « a toute sa joie dans
(1) Cf. Jn 1, 18.
(2) Cf. Jn 15, 15.
(3) Eckhart, Sermon 29, trad, de Libéra, Paris, Flammarion, 1993, p. 330.
(4) Eckhart, Sermon 27, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière, Albin Michel,
1998, p. 247-248.
(5) Souligné par nous.
(6) Eckhart, Sermon 4, trad, de Libéra, p. 245.
(7) Eckhart, Sermon 13, trad. Ancelet-Hustache, 1. 1, Paris, Seuil, 1974, p. 128.
(8) Eckhart, Sermon 11, trad. Ancelet-Hustache, p. 115.
TRINITÉ ET NAISSANCE MYSTIQUE 445
la naissance » (9). Et de plus : « Tout ce qui est en Dieu, cela le meut
à engendrer ; oui, de par son fond et de par son essentialité et de par
son être le Père se trouve mû à engendrer » (10). L’intériorité du Père
est le Fond sans fond de la Déité là où Y Opérer initial (1 1), c’est-à-dire
la non-opération au-delà de toute opération considérée comme
Opération originaire n’est autre que Pengendrement par et dans sa vie même.
En engendrant son propre Abîme, le Père demeure en lui-même et
en demeurant en lui-même, il s’auto-engendre et engendre (12),
puisqu’il reste, selon Eckhart, Unité absolue en jaillissant en lui-même.
« C’est dans cette Pureté que Dieu, le Père éternel, puise la plénitude
et l’abîme de toute sa déité. Cet abîme, II l’engendre aussi dans son
Fils unique, pour que nous soyons aussi le même Fils. Mais, pour Lui,
engendrer c’est demeurer en Lui-même et demeurer en Lui-même c’est
engendrer hors de Lui-même. Tout cela reste l’Un jaillissant en Luimême
» (13).
Et Eckhart ajoute : « Dieu s’engendre à partir de lui-même dans
soi-même et s’engendre à nouveau dans soi » (14).
Il y a à la fois cette demeurance en soi et ce jaillissement continuel
en soi qui décrit ce mouvement immanent sans mouvement, l’Archi-
Mouvement de l’Archi-Événement de la venue du Père en lui-même.
Le dynamisme immanent à la vie du Père comme dynamisme de
son auto-engendrement est ce dynamisme fondé sur le demeurer en soi
(9) Eckhart, Sermon 59, trad. Ancelet-Hustache, t. 2, 1978, p. 194. Voir aussi
Sermon 51, trad, de Libéra, p. 344 : « Toute la joie du Père, toute sa tendresse et
tous ses sourires ne s’adressent qu’au Fils. En dehors du Fils le Père ne connaît rien
de rien. Il trouve, en effet, tant de joie dans son Fils qu’il n’a pas besoin d’autre
chose que d’engendrer son Fils ».
(10) Eckhart, Sermon 39, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière, 1999, p. 71.
(11) Cf. Eckhart, Sermon 31, trad, de Libéra, p. 22 : « Qui me demanderait,
écrit Eckhart, ce que faisait Dieu dans le ciel, je dirais : il engendre son Fils et
l’engendre de façon pleinement nouvelle et dans la fraîcheur et a si grand plaisir en
cette oeuvre qu’il ne fait rien d’autre que d’opérer cette oeuvre. »
(12) Eckhart, Sermon 51, trad, de Libéra, p. 344-345 : « Nos maîtres nous
enseignent que tout ce qui est connu ou né est une image ; ils disent : pour pouvoir
engendrer son Fils unique, le Père doit engendrer sa propre Image qui demeure au
fond de lui-même. L’Image telle qu’elle a été en Lui dé toute éternité, c’est sa forme
qui demeure en Lui-même (forma illius). La nature l’enseigne, et cela me paraît tout
à fait juste, il faut tenter de montrer ce qu’est Dieu à l’aide de comparaisons, tantôt
celle-ci, tantôt celle-là. Toutefois, comme II n’est Lui-même ni ceci ni cela, le Père
ne trouve satisfaction en rien, II se retire dans sa primauté, au plus intime de luimême,
dans le fond et le noyau de sa paternité, où il a été de toute éternité en
Lui-même et où II jouit de Lui-même dans sa paternité, Père en tant que Père de
Lui-même dans l’unique Un. »
(13) Eckhart, Sermon 28, trad, de Libéra, p. 326. Voir aussi le Sermon 29 qui
définit le Père comme un « Un pur jaillissant en Lui-même » (Ibid., p. 328).
(14) Eckhart, Sermon 43, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière, 1999, Albin
Michel, p. 93.
446 J. REAIDY
présupposé par le jaillir de soi en soi et le retour à soi dans l’unité
plénière à soi.
C’est dans ce même dynamisme d’auto-engendrement paternel que
le Fils est engendré sans cesse et « sans relâche » et que l’Esprit ne
cesse de « fleurir ».
Le jaillissement du Fils (15) de l’intériorité vivante paternelle est
jaillissement dans le jaillissement en soi paternel, ce jaillissement en
soi présuppose le demeurer en soi originaire du Père, de sorte qu’un
tel jaillissement filial demeure solidaire du retour du Fils au Père par
l’Esprit, ce retour lié au retour du Père incessant à lui-même et sa
rentrée à chaque fois renouvelée en lui-même. L’Esprit, lui aussi, flue
du Père et du Fils dans le même mouvement de leur venue éternelle
en eux-mêmes dans l’unité parfaite et reflue dans le Père et le Fils en
vivant en eux dans l’unité de l’essence divine (16).
Et pour insister sur l’unité originaire dans la vie trinitaire que
présuppose tout engendrement, Eckhart dit : « s’il naît en toi autre que
le Fils, tu n’as pas non plus le Saint-Esprit, et la grâce n’opère pas en
toi. Car l’origine du Saint-Esprit, c’est le Fils. Si le Fils n’était pas, le
Saint-Esprit non plus ne serait pas. Le Saint-Esprit ne peut avoir nulle
part son émanation ni sa floraison, si ce n’est à partir du Fils. Là où
(15) Cf. Maître Eckhart, Le grain de sénevé, Strophe I, Paris, Arfuyen, 1996,
p. 1«5 Ôi le trésor si riche
où commencement fait naître commencement
Ô le coeur du Père
d’où à grand-joie
sans trêve flue le Verbe !
et pourtant ce sein-là
en lui garde le Verbe. C’est vrai. »
(16) Sur la différence entre Déité et Dieu cf. Eckhart, Traités et Sermons, trad,
de Libéra, p. 389. Voir aussi M.-A. VANNIER, « La Déité chez Eckhart », In
Encyclopédie des religions, t. 2, Paris, Bayard Éditions, 1997, p. 1510-1511.
Seule l’unité dans la Déité rend possible la distinction dans la Trinité, puisque,
selon Eckhart et Tauler, l’unité unifie la multiplicité et la distinction présuppose
l’unité. Plus il y a unité, plus il y a distinction. Cela ne peut être vrai que parce que
le Père, le Fils et l’Esprit sont un et que Dieu et l’homme « ne font qu’un » et ne
font pas nombre. (Cf. Eckhart, Sermons 6; 10; 11 ; 13; 14; 32; Tauler, Sermons
11 et 15).
Et concernant la question de la demeurance du Fils et l’Esprit dans le Père unie
à leur jaillissement hors de lui, Eckhart dit : « le Père est un commencement de la
Déité, car il se comprend Lui-même en Lui-même. De Lui sort le Verbe éternel qui
demeure en Lui, et le Saint-Esprit émane des deux en demeurant en eux » (Eckhart,
Sermon 15, trad, de Libéra, p. 315). Et nous lisons, chez Eckhart, ces vers tirés du
Granum sinapis impliquant une vision poétique décrivant le mouvement de la
naissance trinitaire :
« L ‘anneau merveilleux
est jaillissement,
son point reste immobile. » (Strophe III, op. cit., p. 19).
TRINITÉ ET NAISSANCE MYSTIQUE 447
le Père engendre son Fils, là il lui donne tout ce qu’il a selon l’être et
la nature. C’est dans ce don que sourd le Saint-Esprit » (17).
« Tout ce qu’a le Fils, il l’a de son Père, être et nature, pour que
nous soyons le même Fils. Le Saint-Esprit, personne ne l’a non plus,
à moins d’être le Fils unique » (18).
Personne ne peut naître dans l’Esprit Saint, que s’il devient un avec
le Fils Unique. C’est pourquoi plus l’homme est fils du Père dans le
Fils, plus il naît dans l’Esprit et l’Esprit naît en lui, puisque l’Esprit
fleurit là où le Père engendre son Fils en s ‘engendrant lui-même et là
où l’homme est engendré par le Père dans le Fils. Tout cela est possible
parce que le Fils et l’Esprit sont un dans l’unité de la paternité.
Jean Tauler, en parlant des trois naissances tout précisément dans
le Premier sermon, c’est-à-dire de Pengendrement du Fils de toute
éternité dans le sein du Père (19), la naissance du Fils incarné et la
naissance du Fils dans l’âme, nous dit de la première naissance
originaire que le Père, en s’auto-comprenant et en scrutant ses propres
profondeurs, s’exprime lui-même à partir de ce qui est imprimé en lui
et se manifeste dans sa Parole vivante, son Fils unique qu’il engendre
dans sa propre vie. Et l’Esprit s’épanouit de cette étreinte de soi du
Père dans son Fils et l’étreinte de soi du Fils dans le Père, une étreinte
intérieure donnant naissance à cette pleine connaissance de soi du Père
continuelle dans son Fils se traduisant en une pleine « complaisance »
que le Père et le Fils éprouvent en eux-mêmes, une complaisance
éternelle et à jamais nouvelle. « Cette complaisance, écrit Tauler,
s’épanche en un amour ineffable qui est le Saint-Esprit ».
« Quelle est donc, écrit Tauler, la propriété que nous devons
considérer et étudier dans le Père engendrant son Fils ? Le Père, en vertu
même de sa propriété personnelle de Père, rentre en lui-même avec
son intelligence divine. Dans une claire compréhension, il pénètre en
lui-même le fond essentiel de son être éternel et, par cette simple
compréhension, il s’exprime parfaitement dans une parole qui est son
Fils ; c’est en effet dans la connaissance que le Père a de lui-même que
consiste précisément la génération de son Fils dans l’éternité. Le Père
demeure en lui-même en vertu de l’unité de l’essence, et il sort de
lui-même en vertu de la distinction des personnes.
Ainsi donc, le Père prend conscience de lui-même, se connaît, puis
il sort de lui-même en engendrant sa propre image, celle même qu’il
(17) Eckhart, Sermon 11, trad, de Libéra, p. 290-291.
(18) Eckhart, Sermon 29, trad, de Libéra, p. 330.
(19) Cf. Jean Tauler, Sermon 29, Paris, Cerf, 1991, p. 218 : « C’est sûrement
dans ce fond que le Père du ciel engendre son Fils unique, cent mille fois plus vite
qu’il ne faut pour cligner de l’oeil, d’après notre manière de comprendre, dans le
regard d’une éternité toujours nouvelle, dans l’inexprimable resplendissement de
lui-même. »
448 J. REAIDY
a d’abord reconnue et saisie en lui-même. Il rentre alors de nouveau
en lui-même par une parfaite complaisance en son être. Cette
complaisance s’épanche en un amour ineffable qui est le Saint-Esprit (20).
C’est ainsi que Dieu demeure en lui-même, sort de lui-même et rentre
en lui-même. Voilà pourquoi toutes les sorties ne se font que pour des
rentrées (21). »
/. 1. Naissance et Don
Que le Père soit « pur engendrer », qu’il s’engendre soi-même et
engendre est lié au fait qu’il est don de soi se phénoménalisant dans
l’enfantement. Dieu est Don et en se donnant à lui-même, il se donne
lui-même complètement et ce qu’il donne, il le donne, nous dit Eckhart,
« sous le mode de l’égalité et sous le mode de l’enfantement. (…) Il se
donne lui-même sous le mode de l’enfantement, car l’oeuvre la plus
noble en Dieu est d’enfanter. » (22)
« Dieu ne peut donner peu ; ou bien il doit tout donner à la fois ou
ne rien donner du tout » (23).
« Le Dessein de Dieu, c’est de se donner à nous entièrement » (24).
Et pour le faire « il créa l’âme si égale et commensurable à Lui qu’il
pût se donner à elle : car ce qu’il lui donne d’autre, elle le tient pour
rien » (25).
En commentant Jn 1, 17, Eckhart écrit : « II dit : « tous les dons ».
(…) Dieu n’aime rien tant qu’à faire de grands dons. (…) « Dons » est le
nom propre des grandes choses, et ils appartiennent à Dieu de la façon
la plus propre et la plus intime » (26), puisque « Dieu ne donne pas
moins que Dieu ».
Sur la question de l’enfantement et sa relation avec le don, Tauler
cite Boëce et Augustin qui disent que « la nature de Dieu, son caractère,
c ‘est de se donner » (27).
(20) La filiation divine, selon Tauler, est filiation dans l’Esprit Saint. L’agir de
l’Esprit Saint dans les enfants de Dieu est un agir en vue de leur naissance. Seul
l’homme mû par l’Esprit est capable de naître spirituellement dans la vie, puisque
c’est l’Esprit qui « témoigne avec nos esprits que nous sommes enfants de Dieu » et
« co-héritiers du Christ » (Rm 8, 16-17) et fait de nous fils du Père dans le Fils (Cf.
Tauler, Sermon 29, op. cit., p. 219-220).
(21) Tauler, Sermon 1, op. cit., p. 15.
(22) Eckhart, Sermon 59, trad. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Albin
Michel, 1999, p. 201.
(23) Eckhart, Sermon 5a, trad, de Libéra, p. 249.
(24) Eckhart, Sermon 11, trad, de Libéra, p. 291.
(25) Eckhart, Sermon 4, trad, de Libéra, p. 245.
(26) Eckhart, Sermon 4, trad, de Libéra, p. 243.
(27) Tauler, Sermon 1, op. cit., p. 14.
TRINITÉ ET NAISSANCE MYSTIQUE 449
Nous sommes donnés à nous-mêmes dans l’auto-donation de Dieu
qui, en nous donnant à nous-mêmes, s’enfante en nous et nous enfante
en lui continuellement tel qu’il s’engendre lui-même en lui-même.
C’est ainsi que tout ce qui est donné par le Père dans toute naissance
filiale n’est autre que sa vie même. Enfanter, c’est vivre complètement
dans … à travers le don de soi à … selon un mouvement intérieur
originaire continuel.
/. 2. Le « Maintenant éternel » de la naissance
Eckhart ainsi que Tauler voient que tout ce qui est intérieur à Dieu
vit dans l’éternité dans ce « maintenant » d’éternité (28) toujours
nouveau et frais.
La toute nouvelle naissance continuellement vivante n’est autre que
ce qui est déjà né depuis toujours dans le Naître éternel et qui ne cesse
de naître dans l’unique mouvement sans mouvement de la naissance
dans la Trinité.
Être engendré dans l’éternel présent du Père (29), c’est être
engendré éternellement, « tous les jours et à chaque instant », « aujourd’hui »
et «de nouveau» (30) d’une façon continuelle dans l’éternité de
l’engendrement du Fils unique (31).
Sur F aujourd’hui divin en relation avec la naissance dans le coeur
du Père, Eckhart écrit : « « Aujourd’hui je t’ai engendré. » « Qu’est-ce
qu’aujourd’hui »? L’éternité. Je me suis éternellement engendré moi
toi, et toi moi (32). »
L’âme doit dépasser tout temps limité pour que le Père puisse
engendrer son Fils en elle en la faisant naître en lui dans l’éternité du
Naître originaire (33). C’est pourquoi, Dieu ne peut envoyer son Fils
pour venir dans l’âme dans la plénitude du temps qu’à condition que
celle-ci soit libérée de toute détermination temporelle.
« Quand nous sommes arrivés au-delà du temps et des choses
temporelles, nous sommes libres et joyeux de tout temps, et c’est alors la
plénitude du temps, et c’est alors que le Fils de Dieu est engendré en
(28) Cf. Eckhart, Sermon 29, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière, p. 260 : « II
(le Père) engendre dans le maintenant et l’aujourd’hui » de l’éternité.
(29) Cf. Eckhart, Sermon 10, trad, de Libéra, p. 284 :« Le jour de Dieu est
là où F âme est dans le jour de l’éternité en un instant essentiel ; c’est là que le Père
engendre son Fils unique dans un instant présent, et c’est là que l’âme renaît en
Dieu. »
(30) Ps 2, 7 ; He 1, 5. Cf. Tauler, Sermon 70, op. cit., p. 569.
(31) « C’est de cela que Notre Seigneur dit : « Tu me nommeras Père et ne
cesseras d’entrer à la poursuite de ma hauteur; mais je t’ai engendré aujourd’hui
par mon Fils et dans mon Fils » » (Jr 3, 19 ; Tauler, op. cit., p. 219).
(32) Sermon 14, trad, de Libéra, p. 309.
(33) Cf. Sermon 38, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière, p. 60.
450 J. REAIDY
toi. J’ai dit un jour : quand le temps tut rempli, Dieu envoya son
Fils » (34). Et il ajoute dans un autre Sermon : « J’ai dit un jour ici
même : Dieu envoya son Fils dans la plénitude du temps de l’âme,
quand elle a dépassé tout temps. Quand l’âme est vide du temps et du
lieu, alors le Père envoie son Fils dans l’âme » (35).
/. 3. La naissance dans le Silence
Eckhart ainsi que Tauler parlent de cet enfantement du Verbe et de
l’homme dans le silence paternel. Il y a une connexion originaire entre ?
écouter dans le silence le parler du Père et être engendré. Eckhart dit : I
« Le parler du Père est son engendrer, l’acte d’entendre du Fils est son \
se trouver engendré » (36). En écoutant le Père dans le silence de la I
Déité, le Fils est engendré comme Parole du Père dans le parler paternel. \
Le parler (37) du Père parlant le Verbe est l’engendrer du Père engen- [
drant le Fils. Être Parole, c’est écouter dans le silence le parler de |
l’engendrer. C’est ainsi qu’être engendré dans le Verbe, c’est être
enfanté dans le parler du Père et par là même être parole divine. Le
Père nous parle quand il nous enfante dans son Verbe par l’Esprit. « Le
Père lui-même, ajoute Eckhart, n’entend rien que ce même Verbe, il
ne connaît rien que ce même Verbe, il ne prononce pas rien que ce
même Verbe, il n’engendre rien que ce même Verbe. Dans ce même
Verbe le Père entend et le Père connaît et le Père s’engendre lui-même,
et aussi ce même Verbe et toutes choses, et sa Déité jusqu’en son fond,
lui-même selon la nature et ce Verbe avec la même nature dans une
autre Personne. (…) Dans ce Verbe, le Père prononce mon esprit et ton
esprit et l’esprit de tout être humain, semblable à ce même Verbe. Dans
cette même Parole, tu es et je suis naturellement fils de Dieu comme
ce même Verbe » (38). Dans la mesure où le Père prononce son Verbe
dans l’homme tel qu’il est médité, écouté et connu par lui et en lui,
l’homme naît comme verbe et comme « ad-verbe à côté du
Verbe » (39). Naître dans le Verbe et comme verbe divin, c’est naître
comme fils (40). L’homme ne peut attirer le Verbe pour qu’il naisse
(34) Sermon 11, trad, de Libéra, p. 290.
(35) Sermon 4, trad, de Libéra, p. 246.
(36) Eckhart, Sermon 27, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière, p. 247-248.
(37) Eckhart, Sermon 9, trad, de Libéra, op. cit., p. 280 : « (….) Mais il est
encore un troisième Verbe, qui reste non-dit et impensé et ne sort jamais, mais
demeure éternellement dans celui qui le dit ; il est reçu sans discontinuer dans le
Père, qui le dit, et reste à l’intérieur ».
(38) Cf. Eckhart, Sermon 49, trad. Ancelet-Hustache, t. 2, p. 119-220.
(39) Cf. Eckhart, Sermon 9, trad. Ancelet-Hustache, p. 104.
(40) Cf. Eckhart, Sermon 12, trad, de Libéra, p. 296 : « Qui veut entendre le
Verbe de Dieu doit s’être entièrement laissé : dans le Verbe éternel, ce qui entend
est identique à ce qui y est entendu. Tout ce qu’enseigne le Père éternel, c’est son
être, sa nature et toute sa déité ; II nous le révèle entièrement dans son Fils unique
et nous enseigne que nous sommes le même Fils. »
TRINITÉ ET NAISSANCE MYSTIQUE 451
en lui que dans la mesure où il devient le lieu du silence de la Déité,
c’est-à-dire le Lieu du parler paternel et de son Verbe. Tauler écrit
dans ce sens : « Tu ne peux pas entrer dans l’intériorité du Verbe qu’en
laissant toute la place à l’écoute. Et c’est là que le Verbe t’enfante par
sa Parole vivante une fois que tu l’attires par ton silence » (41).
II. La naissance de Dieu dans l’âme
Dieu, écrit Eckhart, «m’engendre en tant que Lui-même et II
s’engendre en tant que moi-même » (42), puisque « tout ce que Dieu
opère est Un » (43). Dans la mesure où Dieu naît dans l’homme,
l’homme naît en Dieu. Mais pour que Dieu naisse dans l’homme, il
faut que ce dernier ne laisse pas naître en lui autre chose que Dieu
lui-même. C’est pourquoi, il faut qu’il se libère du néant créé pour
s’enfoncer dans l’abîme incréé. «S’écouler dans le fond » (44) là où
le Père engendre sans cesse son Fils, c’est fluer du Père et refluer dans
sa vie avec le Fils et par l’Esprit selon le mouvement primordial de la
venue de Dieu en nous et notre venue en lui.
Et si quelqu’un, écrit Tauler, veut sentir sa naissance en Dieu, il
faut « qu’il se tourne vers l’intérieur, bien au-dessus de toute l’activité
de ses facultés extérieures et intérieures, (…) et qu ‘il se plonge et
s’écoule dans le fond. La puissance du Père vient alors, et le Père
appelle l’homme en lui-même par son Fils unique, et tout comme le
Fils naît du Père et reflue dans le Père, ainsi l’homme, lui aussi, dans
le Fils, naît du Père et reflue dans le Père avec le Fils, devenant un
avec lui » (45).
(41) Tauler, Sermon 1, p. 17.
(42) Eckhart, Sermon 6, trad, de Libéra, p. 262. Nous nous contentons de
signaler, dans ce cadre, l’importance des travaux élaborés par Michel Henry portant
sur la phénoménologie de la naissance et s’inspirant de la pensée eckhartienne. Voir
M. Henry, « Phénoménologie de la naissance », In Alter 2 (1994) ; C’est Moi la
Vérité, Paris, Seuil, 1996 et Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil,
2000.
(43) Idem.
(44) Tauler, Sermon 70, p. 569 : « Si l’esprit se plonge pleinement et se fond,
avec ce qu’il y a de plus intime, dans le plus intime de Dieu, il y sera recréé et
renouvelé, et l’esprit est d’autant plus inondé et surinformé par l’esprit de Dieu qu’il
a suivi plus régulièrement et plus purement ce chemin et qu’il a eu Dieu plus
exclusivement en intention. Dieu se répand alors en lui, comme le soleil de la nature
répand sa lumière dans l’air. L’air tout entier est pénétré de lumière et aucun regard
ne peut saisir et discerner où se distinguent l’air et la lumière. Et qui donc pourrait
établir une séparation dans cette divine et surnaturelle unité d’union par laquelle
l’esprit est attiré et absorbé dans l’abîme de son principe ? »
(45) Tauler, Sermon 29, op. cit., p. 218 ; Sermon 62, p. 509 : « Quand l’homme,
par tous ses exercices, a entraîné l’homme extérieur dans l’homme intérieur et
raisonnable, quand ensuite ces deux hommes, c’est-à-dire les facultés sensibles et
celles de la raison, sont pleinement ramenées dans l’homme le plus intérieur, dans
452 J. REAIDY
L’homme, en venant dans l’intériorité paternelle et en devenant un
dans la paternité (46), dans la filiation du Fils et dans la spiritualité de
l’Esprit, ne cesse de naître et de refluer dans le Père à l’image du Fils
par l’Esprit. Et à ce niveau, toute sortie n’est qu’une rentrée, puisqu’en
sortant du Père, l’homme, comme le Verbe éternel et l’Esprit, demeure
dans le sein paternel (47).
La venue du Père dans l’intériorité humaine est liée à l’appel
paternel de l’homme par son Fils, pour qu’il se plonge dans ce silence
paternel (48) initial là où il ne cesse de s’engendrer lui-même et
d’engendrer et là où « le Verbe habite dans le Silence de la Déité ».
Naître en Dieu exige alors, selon Tauler, une naissance dans le
plein silence ouvert à l’écoute du Verbe, une pauvreté (49), un
détachement (50), un amour fontal et une négation du néant que présuppose
toute unité (51) dans la nudité de la Déité, une totale passivité vis-à-vis
du don de soi divin, un agir dans l’Esprit, un dépassement de la
temporalité extérieure en vue d’une plongée dans l’éternité de Dieu et une
le mystère de l’esprit, où se trouve la véritable image de Dieu, et quand l’homme
ainsi recueilli s’élance dans l’abîme divin dans lequel il était éternellement en son
état d’incréé, alors, si Dieu trouve l’homme venant de Lui en toute pureté et
détachement de ce qui n’est pas Dieu, l’abîme divin s’incline et descend dans le fond
purifié qui vient à Lui, et il donne au fond créé une forme supérieure et, par cette
forme supérieure de vie, il l’attire dans l’incréé, de telle sorte que l’esprit n’est plus
qu’un avec Dieu. »
(46) Eckhart, Sermon 51, trad, de Libéra, p. 344-345.
(47) Cf. Eckhart, Sermon 14, trad, de Libéra, p. 309 : « Saint Jean dit : « A
ceux qui l’ont reçu, il a donné le pouvoir de devenir fils de Dieu. Ceux qui sont fils
de Dieu n’ont tiré leur naissance ni du sang ni de la chair, ils sont nés de Dieu »
(Jn 1, 12-13), non pas hors de Lui, mais en Lui. »
(48) Tauler voit également que l’engendrement du Fils par le Père est engendrement
dans le silence initial du Père. Être engendré par le Père dans le Fils, c’est
laisser le silence du Père épouser notre silence.
L’âme est attirée vers le silence du Verbe là où il est engendré incessamment
par le Père et attire le Verbe pour qu’il naisse en elle dans son propre silence. « Le
Verbe éternel, écrit Tauler, sortant du coeur de son Père. C’est au milieu du silence,
au moment même où toutes les choses sont plongées dans le plus grand silence, où
le vrai silence règne, c’est alors qu’on entend en vérité ce Verbe, car si tu veux que
Dieu parle, il faut te taire ; pour qu’il entre, toutes choses doivent sortir » (Tauler,
Sermon 1, p. 20).
(49) Cf. Tauler, Sermon 8, op. cit., p. 59-60 ; Sermon 71, p. 576-577 ; Eckhart,
Sermon 52.
(50) Cf. Tauler, Sermon 11, p. 89 : « Dieu exige alors de l’homme un
détachement plus grand que jamais (…), plus de pureté, de simplicité, de vraie liberté,
d’unité, de silence intérieur et extérieur, une profonde humilité et toutes les vertus
qui s’épanouissent dans la facultés inférieures. C’est ainsi que l’homme devient le
familier de Dieu, et de là naît un homme divin. »
(51) Cf. Tauler, Sermon 11, p. 88 ; Sermon 51, p. 418 ; Sermon 66, p. 541 :
« On doit alors, dans un éclair, tout reporter dans le fond et devenir un seul esprit
avec Dieu, car Dieu est un esprit [un] et on devient un seul avec lui. »
TRINITÉ ET NAISSANCE MYSTIQUE 453
crucifixion de toute jouissance du créé extérieur en vue de naître dans
le souffrir du Crucifié.
Tout cela trace le chemin sans chemin du retour qui mène l’âme,
à la fois créée et in-créée, à se noyer dans son abîme in-créé uni à
l’Abîme divin non-né là où le Père ne cesse d’engendrer son Fils (52)
en elle et de l’engendrer en lui. Et c’est là que sa vérité créée devient
une seule unité avec sa vérité in-créée, puisqu’elle n’est plus alors
qu’une seule vérité unifiée, divinisée (53), « déiforme » et « déicolore
» (54) et que tout ce qui naît en elle en tant que non-né (55)
co-appartient à l’« engendrer » même de la vie de Dieu.
Le dynamisme intérieur du retour de l’âme à elle-même est ce
dynamisme de son retour à son origine dans le même mouvement
immanent avec lequel l’Origine ne cesse de retourner en elle-même et
son chemin de retour à Dieu est ce chemin de son enfantement en lui
et l’enfantement de Dieu en elle.
Eckhart nous dit, à ce niveau, que comme « Dieu s’engendre à partir
de lui-même dans soi-même et s’engendre à nouveau dans soi » (56),
l’âme elle aussi « s’engendre soi-même dans soi-même et s’engendre
à partir de soi et s’engendre de retour dans soi » (57). Et c’est dans ce
sens que « l’âme à partir de soi engendre Dieu à partir d’elle ; elle le
fait pour qu’elle engendre Dieu à partir de Dieu en Dieu ; elle le fait
pour qu’elle engendre Dieu à partir d’elle là où elle est de la couleur
de Dieu : là elle est une image de Dieu » (58).
L’âme enfante dans la mesure où elle est enfantée, car c’est à elle
qu’est donnée la puissance de celui qui l’enfante (59). Et c’est dans ce
(52) Cf. Tauler, Sermon 15, p. 112.
(53) Cf. Tauler, Sermon 41, p. 334 : «L’homme à ce moment s’abîme si
profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien,
qu’il en perd tout ce qu’il a jamais reçu de Dieu ; il renvoie purement tout ce bien
à Dieu qui en est l’auteur ; il le rejette comme s’il ne l’avait nullement acquis, et il
se trouve ainsi anéanti et nu autant que ce qui n’est rien et n’a jamais rien acquis.
C’est ainsi que le néant créé s’enfonce dans le néant incréé, mais c’est là un état
qu’on ne peut ni comprendre, ni exprimer.
C’est ici que se vérifie la parole du prophète dans le psaume : « L’abîme appelle
l’abîme. » L’abîme créé appelle en soi l’abîme incréé, et les deux abîmes ne font
plus qu’une seule unité, un pur être divin. Là l’esprit s’est perdu dans l’esprit de
Dieu, il s’est noyé dans la mer sans fond. Voir Tauler, Sermon 44, p. 356.
(54) Tauler, Sermon 41, p. 332-333.
(55) Sur la question de la non-naissance comprise comme naissance originaire
éternelle, cf. Eckhart, Sermon 52.
(56) Sermon 43, trad. G. Jarczyk & P.-J. Labarrière, 1999, p. 93.
(57) Ibid., p. 96.
(58) Ibid., p. 97.
(59) Eckhart, Sermon 2, trad, de Libéra, p. 233 : « Le Père éternel engendre
sans cesse son Fils éternel dans cette puissance (de l’âme), en sorte que cette
puissance collabore à l’engendrement du Fils et d’elle-même en tant que ce Fils, dans
l’unique puissance du Père ». Tout ce que le Père opère est un. C’est ainsi qu’en
454 J. REAIDY
sens qu’elle devient une « mère spirituelle » (60) et enfante Dieu dans
sa propre intériorité.
Une telle approche mystique trinitaire de la naissance nous aide à
méditer le sens intérieur de plusieurs axes théologiques :
l’Incarnation (61), la rédemption, la théologie de la croix (62), la théologie de
la création, la Filiation divine (la divinisation), la dimension eschatologique
du présent éternel de tout engendrement en Dieu et la
communion universelle vivante (63).
Pour récapituler, nous disons que l’ engendrement est l’opération
intérieure originaire de la vie du Père, l’Opération initiale comprise
comme venue incessante de soi à soi dans la passivité de soi à soi et
la donation de soi à soi comme donation de toutes choses à ellesmêmes.
C’est dans l’épreuve de soi qui est épreuve de son Fils vivant
engendrant son Fils dans le fond de l’âme, cette dernière par la puissance du Père
qui enfante en elle son Fils et l’enfante enfante en retour le Fils et elle-même par la
même puissance du Père d’une façon mystique. Et c’est dans ce sens que Eckhart
parle de l’âme vierge qui est « femme » comme le Lieu où Dieu devient fécond en
elle et lui donne d’enfanter en retour « Jésus dans le coeur paternel de Dieu » (Cf.
Eckhart, Sermon 2, trad, de Libéra, p. 231). Tauler, pour sa part, a parlé de la
fécondité virginale de Marie comme le modèle de la puissance de l’enfantement de
l’âme virginale.
Marie, avant de donner naissance à son Fils selon la chair, a été donnée à
elle-même à travers une naissance spirituelle dans son Fils. Le Père a engendré en
elle mystiquement son Fils dans l’Esprit et par là, il l’a engendrée en lui et un tel
engendrement est uni à l’engendrement éternel du Fils dans le sein de son Père.
(60) Tauler, Sermon 1, p. 19-20.
(61) Comment lire l’incarnation selon une telle vérité mystique ? Eckhart nous
éclaire sur la dimension sotériologique de la naissance en écrivant : « Pourquoi Dieu
s’est-il fait homme ? Pour que je naisse Dieu, le même Dieu » (Eckhart, Sermon
29, trad, de Libéra, p. 330).
L’incarnation veut dire, en d’autres termes, que le Père engendre en nous son
Fils afin que nous naissions Fils du Père dans le Fils tel que le Fils unique ne cesse
de naître dans la vie du Père par l’Esprit.
(62) Tauler lit la théologie de la croix à travers la naissance dans la souffrance
du Crucifié. Naître dans la croix de Dieu, naître dans le souffrir divin, souffrir Dieu,
être souffert par Dieu et naître comme souffrance, c’est naître en Dieu en souffrant
son propre souffrir, sa Croix et sa Gloire.
Eckhart nous dit concernant cette question que « tout ce que l’homme de bien
souffre pour Dieu, il le souffre en Dieu et Dieu est avec lui, souffrant dans sa
souffrance. Si ma souffrance est en Dieu et si Dieu souffre avec moi, comment
souffrir peut-il m’être une souffrance, si souffrir est Dieu ? En vérité, de même que
Dieu est la vérité, et où je trouve la vérité, je trouve mon Dieu qui est vérité, de
même, ni plus ni moins, quand je trouve une souffrance uniquement pour Dieu et
en Dieu, je trouve ma souffrance en tant que Dieu » (Eckhart, « Le livre de la
consolation divine», in Les Traités, trad. Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1971,
p. 131). Souffrir en Dieu, c’est souffrir Dieu tel que nous sommes soufferts dans sa
propre vie.
(63) C’est ainsi que tout ce qui vit naît et tout ce qui naît vit et est vie dans la
Vie et est tout en tous.
TRINITÉ ET NAISSANCE MYSTIQUE 455
en lui dans l’Esprit que le Père s’étreint lui-même et se donne à tout
ce qui vit par lui et en lui selon un don de soi continuel. Le Père naît
en lui-même et par lui-même sans cesse et il engendre son Fils sans
arrêt et tout ce qui vit de la vie paternelle naît dans le Fils et par
l’Esprit dans le même dynamisme d’engendrement intérieur lié à la
vie trinitaire. Accueillir le don de soi du Père comme ce qui nous
donne à nous-mêmes dans le Fils par l’Esprit, c’est se recevoir soimême
comme fils dans la vie paternelle. L’unité entre Dieu et
l’homme est communion dans la grande profondeur d’une même
naissance.
Le tout débute par cette naissance éternelle ou cette non-naissance
qui est une co-naissance, puisque toute naissance dans la vie de Dieu
co-appartient originairement à la naissance de Dieu en lui-même. La
naissance temporelle est tension vers la naissance éternelle et exige
la dé-naissance rendue possible par le détachement, la pierre
angulaire d’une re-naissance considérée comme naissance continuelle et
renouvelée dans la vie même de Dieu et l’intensification du
mouvement immanent du retour au coeur trinitaire, le Lieu vivant de la
naissance originaire étemelle. En bref, il s’agit d’une naissance par,
dans et avec Dieu d’une façon continuelle. Tout débute
originairement par la naissance et ne cesse de débuter, une naissance de Dieu
et une naissance de l’homme et de toutes choses selon une naissance
une.
En écho des mystiques rhénans, Angélus Silesius nous dit :
« Naître de Dieu, c ‘est être Dieu entièrement.
Dieu n’engendre que DIEU ; s’il t’engendre comme fils,
Tu seras Dieu en Dieu, Seigneur sur le trône du Seigneur » (64).
Jean Reaidy
(64) Angélus Silesius, Le pèlerin chérubinique, Sixième livre, Paris, Cerf, 1994,
p. 375.

:)

Qu’est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes par Maurice De Wulf

Persée : Qu’est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes Maurice De Wulf

Qu’est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses
et incomplètes
Maurice De Wulf
Citer ce document / Cite this document :
De Wulf Maurice. Qu’est-ce que la philosophie scolastique ? Les notions fausses et incomplètes. In: Revue néoscolastique.
5ᵉ année, n°18, 1898. pp. 141-153.
doi : 10.3406/phlou.1898.1597
http://www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1898_num_5_18_1597
Document généré le 16/10/2015
VIL
Qu’est-ce que la philosophie scolastique ?
Les Notions fausses et incomplètes.
I.
Que diriez-vous d’un auteur qui définirait en ces termes la
philosophie grecque : * La philosophie grecque est la
philosophie professée à l’agora, aux carrefours des villes grecques,
plus tard dans des établissements spéciaux, appelés Lycées,
Gymnases, Académies, depuis l’établissement jusqu’au déclin
de ces écoles, c’est-à-dire jusqu’au jour où un esprit nouveau,
l’esprit moderne, inspirant des décrets impériaux, viendra
interdire à ces établissements la conduite des intelligences » ?
Or, c’est bien en termes semblables, qu’à la première page
d’une histoire universellement appréciée, M. Hauréau parle
du mouvement d’idées auquel il a consacré une vie de
recherches. « La philosophie scolastique, dit-il, est la
philosophie professée dans les écoles du moyen âge depuis
l’établissement jusqu’au déclin de ces écoles, c’est-à-dire jusqu’au
jour où la philosophie du dehors, l’esprit nouveau, l’esprit
moderne, se dégageant des liens de la tradition, viendront
lui disputer et lui ravir la conduite des intelligences. » l)
Et, logique avec lui-même, le savant médiéviste croit
1) Hauréau, Histoire de la Philosophie scolaetique, 1. 1. Paris, 1872, p. 36.De
même, dans le Dictionnaire des sciences philosophiques, il écrit, au mot
scolastique : La scolastique est la philosophie qu’on professait dans les écoles
du moyen âge.
142 M. DE WULF.
que l’art inventé par Gutenberg a porté le coup de grâce à
la philosophie scolastique. Jusque là, en effet, la rareté des
manuscrits obligeait les masses studieuses, avides de savoir,
d’entreprendre de longs voyages pour suivre les leçons des
écoles publiques. « Dès que la presse eut multiplié les
exemplaires des anciens textes et même des gloses modernes, on
put, sans fréquenter les écoles, conduire ses études jusqu’aux
limites de la science… Autrefois, on accourait à Paris de tous
les points de l’Europe pour venir assister aux leçons des
maîtres les plus renommés ; désormais abandonnées par les
écoliers, les chaires publiques le seront bientôt par les professeurs
eux-mêmes, et de jour en jour on en verra décroître le
nombre. Ainsi finit l’enseignement oral, ou scolastique. La
philosophie ne sera plus didactiquement professée hors des
couvents, hors des collèges, et elle n’obtiendra la faveur d’un
asile dans ces maisons administrées par l’Église que sous la
condition d’une entière dépendance. » *)
Si la scolastique n’est autre chose que la philosophie
professée dans les chaires du moyen âge, il semble étrange qu’elle
ait été étouffée par les progrès d’un art, si bien fait pour
décupler la puissance de l’enseignement oral.
Est-il vrai que l’invention de l’imprimerie ait marqué la fin
de l’enlorescence des écoles en Occident ? Dans tous les pays
d’Europe, n’avons-nous pas vu surgir de nombreuses
universités, postérieures au xvie siècle ? Et, aujourd’hui même,
l’accroissement indéfini de puissance que les machines
perfectionnées assurent à la presse contemporaine, amène-t-il le
dépeuplement-‘progressif des centres d’enseignement ? La
publication toujours croissante des livres n’empêchera jamais
la jeunesse de se grouper autour des chaires, pas plus qu’elle
n’éloignera les foules de la tribune des orateurs, parce que la
parole est douée d’un pouvoir de communication persuasive
que le meilleur des livres ne possède point.
‘) Ibid., p. 38.
qu’est-ce que la philosophie scolastique ? 143
Mais la définition que donne M. Hauréau de la scolastique
nous suggère une autre remarque. Elle est purement verbale.
Scolastique dérive de scola, école. Dire que la philosophie
scolastique est « la philosophie enseignée dans les écoles »,
c’est presque une tautologie.
D’autres ne sont pas plus profonds quand ils disent: « La
scolastique est une philosophie empruntant la langue
péripatéticienne » l) ou bien « une philosophie enseignée sous forme
de syllogismes » 2).
Il est intéressant de rapprocher cette définition de celle que
l’on donne communément du moyen âge lui-même.
« II n’y a pas de terme, écrit M. Godefroid Kurth, sur
la définition duquel règne un accord plus parfait que celui
de moyen âge. Le moyen âge, nous dit-on de toutes parts,
est une époque intermédiaire entre l’antiquité et les temps
modernes. C’est la définition que donnent tous les
dictionnaires et toutes les encyclopédies, tous les manuels et
tous les résumés. N’en demandez pas une autre aux
médiévistes les plus érudits ; quelque divers que soient leurs points
de vue dans l’appréciation du moyen âge, ils sont unanimes
lorsqu’il s’agit de le définir, et tous nous répondent, avec un
ensemble qu’on rencontrerait difficilement sur une autre
question, que le moyen âge est une époque intermédiaire. r> 3)
C’est dire, en d’autres termes, que le moyen âge est un âge
moyen.4)
Ainsi ce n’est pas seulement la philosophie que l’on traite
l) Voyez, par exemple, Huet, Recherches historiques et critiques sur la vie,
les ouvrages et la doctrine de Henri de G and, p. 95. Gand, 1838.
£}  » La seolastique est moins une philosophie particulière qu’une méthode
d’argumentation sèche et serrée, sous laquelle on a réduit l’aristotélisme,
fourré de cent questions puériles. „ Diderot (OEuvres, t. XIX, p. 362).
3) G. Kurth, Qu’est-ce que le moyen âge ? (Discours prononcé à Fri bourg,
au Congrès scientifique international des catholiques, le 19 août 1897).
Bruxelles, 1898, p. 3.
*) Id., Ibid., p. 12.
144 M. DE WULF.
puérilement, c’est tout ce qui constitue le moyen âge, son
art, sa religion, sa politique, sa vie sociale. Un préjugé
colossal pèse sur l’époque qui sépare l’antiquité païenne de la
Renaissance. On est convenu, ce semble, de ne pas prendre
au sérieux les oeuvres de ce temps.
Quelle est l’origine de ce préjugé £
M. Kurth, dans le discours que nous avons cité tantôt,
montre à l’évidence que la définition verbale du moyen âge est
due à la transposition d’une classification philologique sur le
terrain de Y histoire. En étudiant le développement de la langue
latine depuis ses origines jusqu’à leur temps, les philologues
du xvie siècle y avaient marqué trois phases : la phase du
latin classique, s’étendant depuis les origines de l’État romain
jusqu’à Constantin le Grand; la phase du latin barbare,
embrassant à leurs yeux, non seulement le latin défiguré que
parlèrent les peuples germaniques, mais encore le latin
savant tel qu’il fut conservé dans les livres, après la création
des langues modernes ; enfin la phase de la renaissance ou
de la latinité régénérée par l’humanisme.
Pour marquer ces trois âges du latin, on les appela
respectivement <• haut âge ou âge supérieur, moyen âge et âge
inférieur ou infime. » l)
Calquant leurs divisions sur celles des philologues, les
historiens s’habituèrent à regarder comme intermédiaires, au
point de vue général de la civilisation, les siècles intercalaires
au point de vue de la latinité.
Une confusion semblable entache les définitions de la
scolastique que nous avons relevées. En histoire de la
philosophie comme en histoire générale, nos contemporains sont
les tributaires inconscients d’un âge ignorant et injuste. Les
pédagogues du xvie siècle définissaient la philosophie scolas-
1) G. Kurth, Qu’est-ce que le moyen âge ? p. 14 à 16.
qu’est-ce que la philosophie scolastique ? 145
tique, qu’ils détestaient d’instinct sans la connaître, par
Y êtymologie du mot et Yappareil extérieur de V enseignement.
Dès le début du moyen âge, on appelait êcolâtre, scolasticus1),
le titulaire d’un enseignement. Le scolasticum officium
était un poste d’honneur, une dignité ecclésiastique, avec ses
privilèges et ses insignes. 2)
D’autre part, les humanistes s’imaginaient que les procédés
en usage dans ces écoles avaient été de tout temps ces formes
abusives d’une logique dévergondée qui abondent dans les
gloses des xve et xvie siècles.
La philosophie moderne reçut en legs de la Renaissance le
mépris hautain que celle-ci affecte pour la scolastique ; durant
la longue nuit de mille ans, la spéculation lui apparut tout au
plus comme un divertissement monacal, un jouet grossier dont
l’humanité doit rougir. Les honteuses calomnies des Vives,
des Nizolius ont déteint sur les jugements des encyclopédistes;
le xvine siècle a mis à la mode les puérilités de Diderot et de
Voltaire.
On les retrouve sous la plume de Brucker, le premier
historien de ce siècle, qui consacre un petit paragraphe de
sa grande. Historia critica Philosophiez à ce qu’il appelle
YkpiuTOTiloaavid. de la scolastique. 3)
lies Allemands ont appelé cet indifférentisme : Der Sprung
ûber das Mittelalter, le saut par dessus le moyen âge.
On s’imaginait, en effet, que sur l’espace d’environ douze
cents ans, depuis la fermeture des écoles grecques par Justinien
en 529, jusqu’à la publication du Discours de la Méthode en
!) Pour Cicéron, le scolasticus est l’homme versé dans l’art de bien parler
et de persuader par son enseignement — ad persuadenduni concinnus»
politus e schola.(In Pisowew, 25). Cfr.PsEUDO-AuGUST.Prmdpta dialedica 10:
 » Nam cum scolastici non solum proprie, sed et primitus dicantur ii qui
adhuc in scola sunt, omnes tamen, qui in litteris vivunt, nomen hoc usurpant.»
2) Fulbert de Chartres offre à Hildegaire la férule des écoles et les
tablettes, scolarum ferulam et tabulas. Clerval. Les écoles de Chartres au
moyen âge, du V& au XVI® siècle. Paris, 1895, p. 31.
3) Period. II. Pars 2. lib. 2. c. 3. sect. 3.
146 M. DE WULP.
1637, l’humanité engourdie avait cessé de penser par ellemême
et de poser devant sa réflexion souveraine les grands
problèmes qui jusque là avaient agité les esprits. Avec des
préjugés aussi naïfs, il n’était pas difficile de prendre Descartes
pour un être surhumain qui avait réappris au xvne siècle et
à la société moderne la science sublime étouffée par le
cléricalisme médiéval.
Grande fut la stupéfaction, quand ce pseudo- dégénéré
moyen âge révéla ses trésors artistiques, littéraires,
philosophiques, aux nombreux chercheurs qui s’occupent
aujourd’hui à gratter la poussière séculaire qui le recouvre. On
comprit peu à peu qu’il n’y avait pas d’ « entr’acte » médiéval
et que la trame de la pensée ne s’était pas interrompue *).
Sanseverino, Jansen, Trendelenburg, Ehrle, Denifle, Rubczinsky,
Baeumker, Picavet, Hauréau lui-même — pour ne
citer que des contemporains — ont démontré que la
scolastique constitue un mouvement d’idées aussi complexe, aussi
digne d’attention que les plus belles synthèses de l’antiquité.
Le -fil de la tradition qui séparait la philosophie antique de la
philosophie moderne est renoué, et rien ne ressemble moins
à une léthargie intellectuelle que le brillant épanouissement
des idées au xme et au*xvne siècle.
S’il en est ainsi, le moment n’est-il pas venu de rectifier les
définitions en cours de la scolastique, non point en y apportant
quelque réforme de détail, mais en y introduisant un ordre
d’idées nouveau ?
Toute définition extrinsèque est forcément banale, elle
n’apprend rien parce qu’elle ne peut rien apprendre. Une
forme quelconque ne peut-elle pas s’appliquer à n’importe
quel fond ? N’est-il pas vrai de dire que le syllogisme
i)  » Si la philosophie est, comme nous l’avons définie, une libre recherche,
nous pouvons dire qu’il y a, depuis l’édit de Justinien (529) jusqu’à la
Renaissance au xve siècle, une sorte d’entr’acte, pendant lequel il n’y a pas, à propreQU’EST-
CE QUE LA PHILOSOPHIE SCOLA.STIQUE l 147
s’adapte à tout corps de doctrine l) ? Et enfin, l’enseignement
oral ne peut-il pas servir de véhicule aux doctrines les plus
opposées ?
De fait, au moyen âge, les chaires ont été mises tour à tour
au service de la vérité et de l’erreur.
La philosophie scolastique ne vit pas de formules vides et
creuses, « sans idées, tirant des conséquences à l’infini, sans
vérifier les principes qui demeurent au-dessus de l’examen*2).
Ces formules recouvrent des doctrines ; — comment en serait-il
autrement ? C’est par ces doctrines qu’il faut juger la
scolastique, et non par ses étiquettes extérieures ou par les
instruments de sa propagation ; il faut pénétrer dans l’édifice au
lieu de le contourner et d’en décrire la façade. Aux définitions
tirées de Vétymologie ou de l’appareil extérieur des écoles, il
faut substituer la définition doctrinale.
La scolastique a des préoccupations dominantes, des allures
originales, un génie propre. Elle constitue un ensemble
organique de doctrines nettement caractérisé. Ce sont ces
doctrines qu’il faut connaître pour entrer en contact avec l’âme
même de la scolastique.
II.
Outre les définitions extrinsèques que nous venons de
relever, il en est une autre, non moins fausse et non moins
accréditée chez les historiens de la philosophie : c’est la définition
ment parler, de philosophie. Durant toute cette période, en effet, l’humanité,
en Occident, est soumise, pour la spéculation, aux dogmes dont l’ensemble
constitue la doctrine chrétienne, et, pour la morale, à la discipline
ecclésiastique fondée sur ces dogmes. (1 faudrait donc, dans une histoire de la
philosophie, franchir cet intervalle de huit ou neuf siècles et passer directement
à l’étude des recherches qui ont préparé l’avènement de la philosophie
moderne. Penjon, Précis dliistoire de la Philosophie, Paris, 1897, p. 165 „.
1) M. Huet va jusqu’à dire que dans la scolastique il y a contradiction entre
le fond et la forme, parce que des idées platoniciennes (fond) sont revêtues
d’une langue péripatéticienne (forme). Op. cit., p. 95.
2) Fouillée, Histoire de la Philosophie. Paris 1883, p. 198.
148 M. DE WULF.
chronologique. Elle assimile la philosophie scolastique*à la
philosophie du moyen âge, comme si la scolastiq’ue avait, à
elle seule, alimenté les spéculations médiévales *).
Que faut-il penser de cette identification ?
A priori, elle doit inspirer nos défiances. Qu’on y songe !
Le moyen âge, au sens large du mot, comprend les quinze
premiers siècles de notre ère ; au sens plus restreint de l’histoire
des idées, il embrasse la période s’étendant de Charlemagne
à la Renaissance (ixe-xve s.). Or, est-il croyable que pendant
ce long écoulement de sa vie, l’humanité se soit reposée dans
une même conception philosophique, la scolastique, et que
pas une voix contradictoire ne se soit élevée au milieu d’un
concert unanime de pensées? Mais ce serait là un phénomène
sans pendant dans l’histoire ! Comment ! Toute civilisation
apparaît comme un complexus effrayant de mouvements
d’idées qui se croisent, s’entrechoquent, se combinent ou se
repoussent. En littérature comme en peinture, en politique
comme en religion, en science comme en philosophie, il y a eu
de tout temps des systèmes dominateurs, il n’y eut jamais des
systèmes monopoleurs. Sur le terrain des arts les romantiques
et les classiques, en politique les démocrates et les
aristocrates, en religion les hétérodoxes et les orthodoxes
entretiennent de perpétuels débats ; quant à la philosophie, depuis
que le monde est monde, elle semble être, de tous les
départements de l’activité humaine, celui où se réalise le plus à la
lettre cette parole des livres inspirés : mundum tradidit disputationi
eorum.
L’histoire nous l’atteste, au moyen âge pas plus que dans
l’antiquité et l’ère moderne, on n’a assisté au spectacle de
l’absolutisme d’une théorie philosophique.
Il suffira d’un exemple pour le démontrer. Le prince des
scolastiques, saint Thomas d’Aquin, professe une philosophie
‘) Cousin, Histoire générale de la Philosophie, Paris, 1864, p. 189. — Ueberweg,
Geschichte der Philosophie, Berlin, 1886, II, p. 127, etc., etc. Cfr. note
de la page 149.
QU’EST- OE QUE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE ? 149
profondément individualiste, où la substantiate des êtres
contingents est vigoureusement affirmée vis-à-vis de la
personnalité de l’Être absolu. Rien n’est plus contraire à la doctrine
du Docteur angélique que la confusion panthéistique de Dieu
et des créatures. Or, le panthéisme est professé au temps de
saint Thomas, à Paris même, dans des chaires voisines de la
sienne. L’averroïsme, dont Siger fut le leader pendant la
seconde moitié du xine siècle, inscrit le panthéisme à la
première page de sa synthèse philosophique. Dira-t-on que cette
doctrine mérite le nom de doctrine scolastique au même titre
que celle de saint Thomas? L’histoire proteste contre ces
assimilations, et saint Thomas entend si peu se trouver en
compagnie de panthéistes qu’il écrit un opuscule de imitate
intellectus contra Averroïstas.
Aux paroles se joignent les faits. Aux xme et xive siècles,
les « vrais » scolastiques remuent ciel et terre pour extirper
l’averroïsme des écoles, et leurs agitations aboutissent à des
prohibitions officielles, périodiquement renouvelées dans
l’université de Paris.
Mais, dira-t-on peut-être, ne pourrait-on se servir du
terme scolastique comme d’une grande étiquette couvrant
Yensemble des doctrines du moyen âge ? l) On lui conserverait
alors sa signification chronologique, tout en admettant la
diversité des systèmes médiévaux. C’est provoquer à plaisir
le chaos des idées, et donner à des choses contradictoires
une appellation identique, au mépris de toutes les règles du
langage humain. S’il est accordé qu’il y a au moyen âge non
pas une philosophie, mais des philosophies, opposées entre
elles, irréductibles à des communs principes, il faut donner à
chacune de ces philosophies une dénomination distincte.
l) M. Picavet : *’ La scolastique, au sens restreint du mot, désigne les
recherches spéculatives du îxe au xve siècle, où, à côté de quelques données
scientifiques, dominent la philosophie et la théologie. „ Abélard et Alexandre
de Halès, créateurs de la méthode scolastique, Paris, 1896.
M. Hauréau :  » Tous les systèmes sont représentés dans la philosophie
scolastique, elle n’est donc pas un système. „ (Dictionnaire des sciences
philosophiques, in verbo scolastique.)
150 M. DE WULF.
Une convention ratifiée par les siècles appelle scolastiques
les doctrines des saint Anselme, des saint Thomas, des
Duns Scot. Respectons cette convention : appliqué aux
doctrines ennemies, le nom de scolastique ne peut être qu’un
sobriquet.
Dans tout parti où l’on a le respect d’un programme, le
culte d’une idée, il faut savoir, à un moment donné, rompre
avec des dissidents.
A tous les siècles du moyen âge, à côté de la doctrine que
nous appellerons scolastique, il y a eu une ou plusieurs
doctrines que nous appellerons antiscolastiques. L’hégémonie des
intelligences est une conquête qui n’est jamais pacifique ; le
royaume intellectuel souffre violence.
Le panthéisme est la forme principale de Tantiscolastique ;
il se développe parallèlement à la scolastique. Au ixe siècle,
nous le voyons apparaître, à la cour même de Charles le
Chauve, professé par Jean Scot Érigène, qu’on peut appeler le
premier et le plus redoutable des antiscolastiques du prémoyen
âge. l) Car les écrits de Scot Érigène, malgré des prohibitions
réitérées, s’infiltrent dans les écoles d’Occident ; le xne siècle
les lit et voit naître le plus vil des panthéismes, le panthéisme
matérialiste. Pour David de Dinant, en effet, la matière et
Dieu sont identiques et constituent le fond de toutes choses.
« Error fuit Davidis de Dinanto, qui stultissime posuit Deum
esse materiam » , dit saint Thomas. 2) Le germe du panthéisme
s’était maintenu dans les écoles, au moment où l’introduction
!) Presque tous les historiens du moyen âge rangent Jean Scot Érigène
parmi les scolastiques! V. p. ex. Penjon, op. cit. p. 175; Rehmke, Grundriss
der Gesch. d. Philosophie, Berlin, 1896, p. 89 ; Ueberweg, op. cit., p. 130.
 » Chose remarquable ! Non seulement Scot Erigène est le père de la
philosophie scolastique, mais il semble qu’il en renferme en lui tous les
développements. „ Saint René Taillandier, Scot Erigène et la philosophie
scolastique, Paris 1843. Rien n’est plus faux que cette classification.
2) Summa Theol. I. q. III. a. 8. in corp.
qu’est-ce que la philosophie scolastique ? 151
des oeuvres nouvelles d’Aristote préparait l’apogée de la
pensée scolastique ; et c’est sans contredit la raison pour
laquelle l’Averroïsme obtint si facilement droit de cité en
Occident. Il a survécu aux xine et xive siècles ; dans les
universités italiennes du xve siècle, le nom d’Averroës est dans
toutes les bouches, et c’est pour entendre ses théories
négatrices de l’immortalité personnelle et de la vie future que les
auditoires passionnés poussent ce cri frénétique : « Parleznous
de l’âme, parlez-nous de l’âme. »
Le panthéisme n’est pas la forme unique de l’antiscolastique.
Les nombreuses hérésies qui ont travaillé tout le moyen
âge, impliquent la plupart un système de philosophie en
opposition avec celui des scolastiques.il suffira de citer l’hérésie des
Cathares, où se perpétuent les doctrines de Lucrèce et d’Epicure,
et contre laquelle Alain de Lille, au xne siècle, doit encore
diriger son Ars catholicoe fidei.
A la fin du moyen âge, les systèmes se multiplient, la mêlée
des idées devient générale. Le mysticisme allemand, la
théoso’phie de Bovillus et de Giordano Bruno, le platonisme
de Bessarion et de Marsile Fîcin, le pseudo-aristotélisme
d’Achillinus et de Niphus, le pythagoréisme cabalistique de
Reuchlin, et bien d’autres doctrines se donnent la main pour
combattre la doctrine traditionnelle.
Ce n’est pas tout. L’assimilation des termes : philosophie
scolastique et philosophie médiévale vient se heurter à une
autre difficulté. La philosophie médiévale, en effet, ne
comprend pas seulement les synthèses qui se développent en
Occident. Parallèlement à la marche du génie occidental, se
poursuivent deux autres courants dont des travaux récents
mettent en évidence la force et l’orientation; c’est, d’une part,
la philosophie byzantine, d’autre part la philosophie asiatique.
Bannie d’Athènes et d’Alexandrie, la philosophie grecque se
transplanta dans la capitale de l’empire d’Orient. Elle s’y
152 • M. DE WULF.
maintint pendant tout le moyen âge, mais son développement
fut irrégulier, lent, comme le génie byzantin lui-même/
Bien que Byzance pût recueillir l’héritage des idées antiques
dans leur langue originale, l’infiltration de la philosophie
grecque y fut beaucoup moins profonde que dans la
civilisation arabe, où cependant le fonds grec devait subir tant de
transvasements.
Cependant cette philosophie suit une marche autonome, elle
accuse les pulsations d’une civilisation spécifique. Comparez
au ixe siècle le patriarche Photius et le palatin Scot Érigène,
ou bien au xne siècle Michel Psellus, professeur à l’Académie
de Constantinople, premier ministre de Michel Parapinakes, —
et Jean de Salisbury, familier des écoles de Paris, homme de
confiance du Vatican et de la Cour d’Angleterre : vous saisirez
sur le vif combien le génie pompeux et, souvent vide de Byzance
diffère de la froide et spéculative raison de l’Occident.
Que dire du faisceau de doctrines disparates qu’on réunit
sous le nom de philosophie asiatique ? — la science
arménienne illustrée par David l’arménien ; le courant d’idées
persan inauguré par les réfugiés de la philosophie grecque
à la cour de Chosroës Nuschirwan et dans les académies de
Nisibis et de Gandisopora ; la culture syrienne si florissante
aux écoles de Resaina, de Chalcis et d’Edesse ; enfin et
surtout le brillant épanouissement du péripatétisme arabe,
dans le royaume d’Asie et dans celui d’Espagne.
Tous ces peuples, depositaires.de la tradition grecque, ont
leur mode de penser distinct, résultant des multiples influences
de leur constitution propre, de leurs relations scientifiques,
de leurs institutions religieuses, politiques, sociales, voire
même du climat et du milieu physique où ils évoluent.
Pendant toute la période antérieure au xme siècle, les
courants occidental, byzantin, arabe, se développent avec une
entière indépendance. Paris, Byzance et Bagdad sont trois
centres intellectuels, ignorants l’un de l’autre, et nous y ren’
^ qu’est-ce que la philosophie scolastique ? 153
II
coîîtrons simultanément au ixe siècle trois personnalités, Jean
Scot’.Érigène,- Photius, Alkendi, qui professent des idées
diverses, en commentant les mêmes sources, et cela sans
même se douter que d’autres cieux abritent des émules de
leurs travaux philosophiques.
Si l’on croit pouvoir appeler du même nom de scolastiques
des philosophies aussi disparates, il n’y a pas de raison
d’exclure de , cette *• classification les philosophies chinoise et
indienne, puisqu’au pays de Bouddha, toute tradition
philosophique n’a pas été détruite au moyen âge.
En résumé, la scolastique n’est pas l’ensemble des doctrines
qui se sont fait jour au moyen âge; elle n’est. qu’une des
nombreuses écoles du temps, si l’on veut « l’École » par
excellence, parce qu’elle est la plus belle, la plus puissante et la
plus universellement répandue en Occident.
(à suivre.) M. De Wulf.
REVUE NEO-SCOLASTIQUE. 11

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