DE LA » DISSOCIETE » Par Marcel De Corte

Chroniques de

Marcel de Corte

La hantise de la politique

Le bonheur collectif

Le collectif n’est rien d’autre que le vide et Socialisme maladie de l’esprit maladie

Christianisme et communisme

Socialisme et christianisme

De l’Europe réelle à l’Europe mythique

Le débat sur l’incivisme

Où va l’islam

L’orthographe et l’éducation

Politique et philosophie

Politique et mystique

L’Islam et le nouvel Islam

Marxisme et nationalisme arabe

L’esclavage collectivist

Ah ! l’opinion, il aurait tant voulu qu’elle l’adorât cette reine du monde ! ( Léon Bloy )

L’homme d’aujourd’hui est libre comme le voyageur perdu dans le désert ( Nicolas Gomez Davila )

I

À l’encontre de l’immense majorité des sociologues d’aujourd’hui (et des clercs de tout plumage, laïcs ou ecclésiastiques, qui ressassent dévotement leurs savantes jacasseries), nous posons en principe immédiatement évident qu’il existe une nature humaine et que la définition de l’homme comme animal social vaut pour tous les temps et pour tous les lieux. S’il est vrai, plus essentiellement encore, que l’homme est un animal raisonnable, sa définition comme dzôon politikon dépendra radicalement de la structure de son intelligence et des différentes catégories de réalités que celle-ci peut viser. Composée d’hommes doués de raison, la société, en tout temps et en tout lieu, est un rassemblement d’êtres humains dont les fonctions dans la Cité se classent selon les divers objets des activités dont leur intelligence est capable.

C’est ce que montre l’histoire. M. Georges Dumézil a prouvé, au terme d’admirables analyses poursuivies durant de longues années, que la société indo-européenne dont nos sociétés occidentales et bon nombre d’autres, asiatiques, américaines, océaniques, sont issues, était fondée sur une division tripartite des fonctions exercées par ses membres et dont la célèbre triade capitoline : Jupiter, Mars, Quirinus, est la projection symbolique dans le domaine religieux. Dans toutes ces sociétés, « les principaux éléments et rouages du monde et de la société sont répartis en trois domaines harmonieusement ajustés qui sont, en ordre décroissant de dignité, la souveraineté avec ses aspects magique et juridique et une sorte d’expression maximale du sacré: la force physique et la vaillance dont la manifestation la plus voyante est la guerre victorieuse, la fécondité et la prospérité » qu’assurent le travail de la terre et l’artisanat. À chacun des dieux de cette trinité correspond la fonction spécifique des trois castes qui composent la société : la caste sacerdotale chargée de mettre la communauté en rapport avec le Divin, la caste des combattants préposée à sa défense, la caste des travailleurs manuels vouée à la production des biens matériels nécessaires à la subsistance de tous ses membres.

Cette tripartition sociale répond exactement aux trois activités propres à l’intelligence humaine et irréductibles les unes aux autres en raison de la spécificité de leurs objets respectifs : contempler, agir, faire.

La première vise à connaître pour connaître, à découvrir les causes et la Cause première de toute réalité, à rassembler les résultats de sa recherche dans une conception globale de l’univers et à transmettre à autrui le contenu par un enseignement approprié.

La seconde a pour fin la réalisation des biens propres à l’homme que la volonté éclairée par l’intelligence recherche inlassablement et dont le meilleur, humainement parlant, est le bien commun, lequel consiste dans l’union des divers membres de la société et dans sa protection contre les menaces de dissolution interne ou externe.

La troisième a pour fonction de transformer le monde extérieur et de produire à partir de cette opération tout ce qui est indispensable à l’homme pour subsister.
Il n’y a pas d’autres activités spécifiquement humaines que celles-là : 1) l’activité philosophique, théologique, scientifique, à quelque degré, si embryonnaire et si mêlé de scories qu’on la trouve, et que les Grecs appelaient du beau nom, aujourd’hui, discrédité, d’activité théorique (theôria) où l’intelligence, dans son effort pour se conformer au réel et pour être vraie, s’humilie pour ainsi dire devant l’Être et devant le Principe de l’Être qui la transcendent ; 2) l’activité pratique que les Grecs appelaient praxis, où, pour se conformer à la définition de l’homme comme animal politique programmée dans la nature humaine, l’intelligence et la volonté intimement fusionnées s’inclinent à leur tour devant cette fin ultime qui, humainement parlant, les dépasse et pourtant les constitue : le bien du tout social dont l’individu fait partie ; et 3) l’activité qu’on pourrait nommer au sens large poétique ou laborieuse, par laquelle l’intelligence et la volonté derechef associées produisent (en grec : poiein et poiêsis) une série d’objets artificiels et extérieurs à l’agent et dont ce dernier a besoin pour vivre.

Telles sont les activités propres à l’homme en tant qu’homme : celle de l’intelligence dont l’objet est le vrai ; celle de l’intelligence et de la volonté conjuguées dont l’objet est le bien de la Cité, sans lequel aucun autre bien humain, si haut soit-il, ne peut exister ; celle de l’intelligence et de la volonté réunies, alliées à la main ou à ses prolongements mécaniques et dont l’objet est l’utile. Telle est aussi leur hiérarchie : au sommet l’activité intellectuelle qui porte sur l’universalité de l’être et du vrai ; au milieu, l’activité intelligente et volontaire dont la fin ultime qu’elle atteint réellement ici-bas, au cours de notre existence terrestre, ne peut être en plénitude que le bien du tout social qui s’impose à elle comme supérieur à n’importe quel bien particulier; à la base, l’activité intelligente, volontaire et manuelle dont la fin est la satisfaction des besoins matériels inhérents à la vie humaine, et qui se trouvent ainsi radicalement particularisés et individualisés : l’individu en chair et en os peut seul consommer les utilités économiques nécessaires à sa substance.

Toute activité étant diversifiée et hiérarchisée en fonction de son objet, il n’est pas étonnant que la tripartition que nous venons de découvrir au sein de l’âme humaine ait engendré son corrélatif trilobé dans la Cité que l’homme, animal politique, bâtit au cours de sa patiente et infatigable recherche du mieux-être. Aussi toute société organisée présente-t-elle en tout temps et en tout lieu, plus ou moins visible, plus ou moins brouillée, la forme d’un trèfle. Il n’est pas étonnant de voir la triade capitoline de M. Georges Dumézil et ses diverses incarnations sociales archaïques se prolonger jusque la fin de l’Ancien Régime dans les trois ordres du Clergé, de la Noblesse et du Tiers-État dont l’articulation constituait la société traditionnelle. À vrai dire, ce n’est même pas de la société traditionnelle qu’on devrait parler, mais de la société éternelle, de toute société digne de ce nom et de la réalité que ce nom signifie. Le dynamisme propre à la nature humaine ne peut se déployer que sub ratione veri ou sub ratione boni honesti ou sub ratione boni utilis – le bonum delectabile s’ajoutant à ceux-ci, selon l’image fameuse d’Aristote, comme au visage la fleur de son teint. Dès lors, au niveau de la nature sociale de l’homme, ce dynamisme ne peut avoir pour effet qu’une société dont les membres voient leurs activités orientées dans l’une ou l’autre de ces trois directions.

C’est ainsi et ainsi seulement que la société se trouve ordonnée et hiérarchisée. Sa structure naturelle répond non seulement à l’ensemble des caractères essentiels à l’homme: intelligence, volonté, corps, mais à leur union, à leur complémentarité, aux relations mutuelles et nécessaires qu’ils nouent entre eux. Pour peu qu’on les examine attentivement, les trois ordres qui composent la société selon la nature et selon l’histoire sont tout aussi inséparables et aussi appareillés l’un avec l’autre que ne le sont les trois formes que nous avons distinguées au sein de l’intelligence unique et indivisible dont chaque être humain est pourvu : l’intelligence spéculative, l’intelligence pratique, l’intelligence poétique. Selon que l’une de ces formes prédominera en tel individu, ce dernier adoptera tel genre de vie, différent de celui de son voisin où tel autre genre de vie prévaudra. La notion de genre de vie n’a rien d’extérieur ni d’arbitraire. Elle se tire de l’objet, de la réalité à laquelle l’homme se voue au cours de son existence.

Dans toute société parvenue à un certain point de maturité, il est facile de discerner, sous les couches sédimentaires, sous les lentes transformations telluriques, sous les plissements, les effondrements et les émergements dus aux séismes et aux cataclysmes de surface, la présence, à des degrés divers, parfois infimes, jamais nulle, toujours effective, de trois classes d’hommes sans lesquelles aucune communauté n’est possible : celle qui les nourrit ; celle qui veille au maintien et à la défense de leur concorde et de leur existence collective ; celle qui leur communique une conception religieuse de la vie et du monde où leurs intelligences et leurs volontés adhèrent à des réalités considérées comme immuables dont tous reconnaissent la transcendance et le lien. Sans la première, aucune communauté ne subsiste ma tériellement ; sans la seconde, aucune communauté ne subsiste historiquement et organiquement ; sans la troisième, aucune communauté ne subsiste spirituellement. Les trois genres de vie que les Pythagoriciens reconnaissaient déjà : la vie contemplative, la vie pratique et la vie « apolaustique » qui procède de l’industrie et du commerce, sont définis par leurs objets, distincts, mais aussi solidaires. Le macrocosme social répond au microcosme humain.
La tendance de toute société est de durer et d’échapper aux coups du sort, à l’arbitraire, à la relativité du temps, comme la nature, principe immobile du mouvement dans l’être où elle siège. Elle a toujours été de se fonder sur un facteur qui échappe radicalement aux caprices des individus et aux inconstances du hasard, à savoir sur la famille, fruit de la nécessité biologique propre à l’espèce humaine comme à toute autre espèce animale, et par là même, sur la naissance, la seule réalité qui, en moi, échappe à l’emprise de mon vouloir, avec ma nature d’homme, ainsi que le montre l’étymologie. C’est pourquoi toute société parvenue à l’existence politique est composée, non point d’individus ou de personnes, ainsi que le croit la mentalité tordue de nos contemporains, mais de familles. On ne fait pas du social avec du personnel ; on ne fait pas du commun avec ce qui est propre à Jean, à Pierre, à Paul, etc… Une telle tentative est rigoureusement contradictoire. On ne fait du social qu’avec du social, comme on ne bâtit un édifice qu’avec des moëllons ou des briques, non avec des grains de sable juxtaposés.

Ainsi établie sur le roc inébranlable de la famille qui lui assure sa continuité biologique, la société politique a toujours essayé de s’éterniser en introduisant dans les trois ordres qui la composent le déterminisme de la naissance. Comme le dit Hôlderlin, « c’est la naissance qui décide en majeure partie de tout le reste ». À l’époque médiévale où la tripartition sociale réapparaît quasiment à l’état pur, chaque être humain naît dans un ordre déterminé et déterminant : on naît orator, homme de contemplation et de prière, en vertu d’une prédestination divine qui situe l’élu dans l’ordre de Melchisedeth ; on naît bellator parce que les aïeux se sont toujours voués à la défense du groupe et en ont toujours transmis l’honneur à chaque génération honor onus; on naît laborator parce que les conditions astreignent ici l’individu aux tâches moins glorieuses mais moins périlleuses de nourrir les membres de la communauté.
Aussi bien le clergé, chaque fois qu’il manquera à sa mission et prétendra substituer son propre verdict aux sollicitations divines, sera-t-il toujours tenté par le népotisme. Pareillement, la noblesse se targuera-t-elle d’un nom prestigieux sans se soucier de la substance que ce nom signifie, et le Tiers se verra irréductiblement figé dans les tâches inférieures propres à son état. Lorsque les ordres qui composent la société se replient sur eux-mêmes, ne s’assignent plus pour fin de servir le bien commun, dressent entre eux des barrières qui empêchent toute possibilité de passage de certains de leurs membres d’un niveau à l’autre selon les requêtes de leur vocation et, du coup, ne laissent pas les meilleurs de leurs membres communiquer entre eux, c’est la sclérose et la mort qui s’installent.

C’est pourquoi les sociétés ont besoin d’un élément coordinateur suprême, d’un régulateur qui sache subordonner le bien des individus et des groupes au bien commun de l’ensemble et aux exigences conjointes de stabilité et de mouvement, d’identité et de différenciation propres à la vie et à son développement organique. Ouk agathore polukoiranié hein koiranos esto, le pouvoir de la multitude n’est point bon, chantait déjà Homère, qu’il n’y ait qu’un seul chef.

Un rapide et supersonique survol de l’histoire montre que les trois ordres qui composent la société se sont souvent réduits à deux. Cela se comprend. Les fins respectives de l’intelligence spéculative et de l’intelligence pratique sont strictement objectives, la première dans la ligne de la connaissance, la seconde dans celle de l’action. La vérité de la connaissance spéculative se définit par la correspondance de la pensée au réel. La vérité de connaissance pratique se tire de sa conformité à la fin ultime qu’elle poursuit et qui ne peut être, dans la vie présente, que le bien commun de la société, l’union, la concorde, l’entente, l’harmonie de tous les éléments qui interfèrent en sa synthèse. Dans le premier cas, l’objet est donné. Dans le second, il est à effectuer, à faire passer dans l’existence : il préexiste à l’action, c’est trop clair, car sans lui et sans l’attirance qu’il exerce, l’action ne pourrait jamais s’accomplir, mais il doit sans cesse être revigoré, réalisé et, pour ainsi dire, ressuscité par des actes, de soi éphémères, qui en renouvellent l’existence et, du coup, l’attraction. L’intelligence poétique, ouvrière, fabricatrice d’objets utiles à la vie de l’agent, ne peut avoir comme fin, quant à elle, que l’agent lui-méme, le.sujet pris comme tel . La magnifique expression populaire le dit : on modifie le monde extérieur, on travaille « pour gagner sa vie », et la vie est ce qu’il y a de plus intensément et de plus radicalement personnel en l’homme, de plus irréductiblement incommunicable. Finis cujuslibet facientis, in quantum facientis, écrit en toute rigueur saint Thomas, est ipsemet. Ainsi le veut la nature des choses : l’intelligence spéculative est axée sur l’universel , l’intelligence pratique sur le public qui en est le corrélatif à l’échelle de l’action, l’intelligence ouvrière sur le privé. L’homme est le seul animal raisonnable, le seul animal politique, parce qu’il est le seul animal capable de mieux vivre. Mais il partage avec les autres animaux, à un degré bien supérieur dû à la précellence de l’intelligence sur l’instinct, l’art de transformer le monde extérieur à son usage, afin de vivre et de survivre. Les fonctions du spéculatif et du pratique se sont ainsi souvent confondues au cours de l’histoire parce qu’elles assurent le mieux vivre, parce qu’elles élèvent l’homme dans la sphère proprement humaine du vrai et du bien universels. Les prêtres furent en même temps des dirigeants politiques, et les dirigeants politiques, plus souvent encore, revêtus, eux ou la Cité qu’ils régissaient, d’une valeur sacrée. Ces fonctions se sont toujours distinguées de la fonction ouvrière fondée sur le vivre. Toute l’histoire de l’humanité en témoigne.

On peut même dire que cette dichotomie fondamentale fut la règle pendant toute l’Antiquité, tantôt avec la prédominance théocratique du religieux sur le profane, comme chez les Juifs, tantôt avec la divinisation de la Cité et le culte des Empereurs, comme chez les Grecs et chez les Romains. L’apparition du christianisme restitua la société à sa tripartition naturelle. Mais le Christ fit infiniment plus que rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, dans un plan qui leur serait horizontalement commun et qu’ils se partageraient selon les normes génératrices d’infaillibles conflits où ils se heurteraient front à front. Avec force, le Christ a proclamé à la fois sa Royauté (« tu l’as dit : je suis Roi ») et le caractère essentiellement surnaturel de son Règne ( « mon Royaume n’est pas de ce monde »). Dans l’escalade des trois tentations auxquelles son humanité se soumet, il avait déjà écarté la plus fascinante, celle qui ne cessera de séduire ses disciples, la royauté messianique universelle dans l’ordre temporel.
Le diable, de nouveau, l’emmena sur une montagne très élevée, et lui montrent tous les royaumes du
monde avec leur gloire omnia regna mundi et gloriam eorum) et il lui dit : Je vous donnerai tout cela si, tombant à mes pieds (cadens), vous vous prosternez devant moi (adoraveritis me). Alors Jésus lui dit : Retire-toi Satan, car il est écrit : Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul (et illi sali servies) ». Les textes sont formels : au-dessus de la société naturelle, et dans un plan distinct à la verticale, il y a désormais une autre société, radicalement surnaturelle en son origine et
en sa fin, où le Christ rassemble, comme enfants de Dieu (filins Dei) « tous ceux qui croient en son nom, qui ne sont pas nés du sang, ni du désir de la chair, ni du désir de l’homme, mais de Dieu même. »
Deux sociétés, l’Église, d’une part, l’État, de l’autre, l’innovation est absolue dans l’histoire de l’humanité. Cette irruption du surnaturel dans la nature sociale de l’homme n’a pas fini de la perturber, sinon même de la détruire, si le surnaturel et le naturel ne restent pas à la fois distincts et complémentaires.

À cet égard, et au risque de parcourir les siècles d’une manière abrupte et hâtive qui ferait douter de la pertinence de notre jugement, nous n’hésitons pas à dire que l’histoire de la société se divise en trois périodes hétérogènes.

La première est celle de l’Antiquité païenne où l’individu se subordonne naturellement, spontanément et sans désaveu à la société, comme la partie au tout et comme le bien particulier au bien commun. C’est l’époque où Socrate, condamné à boire la ciguë, refuse d’obtempérer aux objurgations de ses amis qui ont entrepris de le délivrer de sa prison. Désobéir aux lois de la Cité n’est pas seulement un crime, c’est un sacrilège. Il n’y a de morale que politique. Séparer la destinée de la personne de celle de la Cité est inconcevable, non seulement en esprit, mais en fait. C’est pourquoi l’Antiquité grecque et romaine, en sa maturité dorée, ignore tout de notre morale individualiste. Agir moralement ou conformément au bien, c’est agir civiquement, c’est agir conformément au seul bien qui transcende ici-bas la personne : le bien commun. Aristote, disciple fidèle de Platon sur ce point, proclame que la politique est la science architectonique par excellence. Il la situe au sommet de la hiérarchie de toutes les connaissances propres à l’homme en tant qu’homme, et même, en un sens, au-dessus de la science spéculative dont la possession est, en quelque sorte, nous dit-il, « plus qu’humaine », en raison du mouvement qui la porte vers l’inaccessible cause transcendante de l’être qui est Dieu. Disjoindre son sort de celui de la Cité est une aberration, une folie dont l’acte est immédiatement sanctionné par l’exil que les Anciens considéraient comme le pire châtiment. L’âme païenne d’un Victor Hugo ne s’est point trompée là-dessus

Ah ! N’exilons personne ! Car l’exil est impie.

L’activité de contemplation, la plus haute qui soit, n’est l’apanage que de quelques-uns : les Sages. Et encore ! L’objet suprême de leur sagesse ne se révèle à eux qu’en de rares moments. Aussi la rarissime sagesse spéculative doit-elle, humainement parlant, céder la place à la sagesse pratique, à la politique. Le Bien commun de l’univers reste, pour les happy few, distinct du bien public comme celui-ci du bien privé. La tripartition des fonctions humaines est respectée, en théorie, au double sens du mot, mais, en fait, la métaphysique, le religieux, se confondent pour l’immense majorité avec le seul bien dont la transcendance imite la transcendance divine : le bien commun de la Cité. On s’explique alors pourquoi l’Antiquité a divinisé non point les Sages, mais les Héros défenseurs et illustrateurs de la Cité : la Politique absorbe en elle le domaine séparé, interdit et inviolable qui fait l’objet d’une révérence religieuse, et s’identifie au Sacré. En dehors de son enceinte vénérable, il n’y a plus que le profane, il n’y a plus que ce qui est étranger à la religion et à la société confondues, il n’y a plus que le privé, l’individuel, la recherche de la nourriture et des biens matériels, l’économique.

L’invocation d’Antigone aux lois non écrites n’a rien d’une revendication de la conscience individuelle contre la loi commune, ainsi que tous les ignares le pensent, elle n’est point l’expression d’un conflit entre la société et « le droit imprescriptible de la personne humaine », elle traduit simplement l’antagonisme qui subsistera toujours au long de l’Antiquité entre l’élément religieux et l’élément politique en dépit de leur amalgame. La loi non-écrite est la loi des dieux qui prescrit l’ensevelissement des morts, la loi écrite est la loi de la cité à la destinée de laquelle Créon préside et qui a elle aussi une valeur transcendante à toute revendication personnelle. L’opposition entre Antigone et Créon est le résultat de la rémanence de la distinction entre l’objet de l’intelligence spéculative et l’objet de l’intelligence pratique, entre le religieux et le social que l’Antiquité païenne a toujours voulu fusionner l’un avec l’autre, en fonction de leurs transcendantes à ses yeux identiques l’une à l’autre.

Avec le Christianisme commence la seconde période de l’histoire de la société. Le Christianisme inaugure un type de société absolument unique dans l’histoire : une société surnaturelle de personnes individuellement appelées à participer à la vie divine. L’Église est constituée par le peuple des baptisés. Elle ne baptise que des personnes, elle ne baptise pas des groupes, des collectivités, des peuples, des nations. Le baptême est une nouvelle naissance à une nouvelle vie, à la vie de la grâce toute naissance, comme toute mort, est individuelle; on naît seul, on meurt seul et les groupes n’entrent pas dans l’immortalité bienheureuse. Au surplus, la grâce implique la réponse personnelle de l’homme à l’appel personnel de Dieu. Proprias oves vocat nominatim, est-il dit du Bon Pasteur : il appelle chacune de ses brebis par leur nom. Le salut est individuel. Il n’est pas accordé à la société, sous quelque forme humaine que celle-ci apparaisse : famille ou, à la limite, l’humanité. C’est une métaphore pure et simple que le « salut de l’humanité ». Celle-ci n’est pas prise en tant qu’entité collective, mais en tant que somme des élus individuels. Elegi vos, je vous ai choisis individuellement, un à un, dit le Christ à ses disciples. Le communautaire dans l’Église surgit de l’adhésion de chaque être humain individuel à la Vérité révélée et de sa relation propre avec Dieu, qu’il s’agisse du chrétien saisonnier et réduit à sa plus simple expression, ou du plus grand des mystiques et de la Très Sainte Vierge Marie. Ce qui est vrai du laïc chrétien l’est davantage encore des membres du clergé proprement dit : chacun d’eux est appelé par vocation personnelle, à recevoir le sacrement de l’Ordre. L’Église visible et invisible est une société de personnes.
C’est la seule société de personnes possible, et elle est possible, sans blesser le principe de contradiction, parce qu’elle se situe au niveau du mystère de l’élection divine : en se donnant comme objet d’amour à chacun des membres de son Église en particulier, le Christ les réunit tous et les fait communiquer en sa Personne, selon la prodigieuse formule de Bossuet : « L’Église est Jésus-Christ répandu et communiqué ». La personne ne pourrait jamais par elle-même entrer en relation réelle, profonde, ontologique, avec la personne du prochain sans la grâce dispensée par l’unique Médiateur c’est d’abord parce qu’elle communie avec le prochain en qui Dieu est présent, comme il est présent en elle-même, et que son être et celui du prochain se rejoignent ainsi en Dieu. Nous ne pouvons surnaturellement aimer notre prochain que si nous aimons Dieu et que si Dieu nous aime. Du moi au toi l’abîme est infranchissable si Dieu lui-même ne vient le combler. C’est le sens exact du commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Aimer surnaturellement le prochain, c’est aimer sa relation surnaturelle à Dieu qui le constitue et c’est l’aimer du coup comme soi-même dont l’être est relié surnaturellement à Dieu. Dieu est le principe surnaturel du tiers-exclus, l’intermédiaire obligé entre la personne et la personne, parce qu’il est en moi, comme en toi, selon la belle formule de Claudel, quelqu’un qui est en moi, et en toi, plus moi-même et toi-même que toi et que moi.

C’est pourquoi le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde. En ce monde, une société de personnes est rigoureusement impossible parce qu’elle impliquerait communication entre des êtres incommunicables. Aussi bien l’amour surnaturel du prochain n’est-il jamais ici-bas qu’imparfait, terriblement imparfait, sauf chez les saints. C’est au-delà de la mort, qu’il nous sera possible d’aimer parfaitement autrui parce que Dieu sera « tout en tous ».

L’Église, nouvel Israël, nouvelle figure terrestre du Royaume, fondée sur Pierre qui en reçoit les clefs, est donc une société structurellement et ontologiquement distincte de la société dont nous sommes membres au titre d’animal politique. Elle est une communauté de personnes vouées à la vie surnaturelle, tandis que la société est une communauté de familles et de groupements divers dont la fin est le mieux vivre temporel de leurs membres. L’histoire du Moyen Âge est celle de leur rencontre ou, plus exactement, de la naissance de l’Église et de la renaissance de la société à travers les ruines de la Cité antique.

Si paradoxale qu’en soit en apparence l’assertion à nos oreilles modernes étourdies par le vacarme de l’Histoire, le Christianisme, en dépit de sa radicale nouveauté, n’a nullement bouleversé le trinôme social traditionnel. Il l’a au contraire consolidé. Par sa nette distinction entre le surnaturel et le naturel, il établissait une démarcation tranchée entre le sacré et le profane, entre le clergé préposé à lui seul à la diffusion de l’Évangile, à la célébration de la Sainte Messe, à la distribution des sacrements, d’une part, et, de l’autre, la noblesse et le tiers-état commis, le premier à la défense du bien commun de la société, le second à l’entretien de ses membres. Ce n’étaient point là, répétons-le, des classes au sens marxiste du terme, ni des divisions arbitraires. Les trois ordres sont des états, des statuts, des cadres juridiques rassemblant tous ceux qui en font partie à l’exclusion des autres.

En raison même de leur condition respective (du latin condere, fixer, établir) et des exigences objectives de leurs fonctions qui les mettent en rapport avec des réalités hétérogènes le bien commun surnaturel, le bien commun temporel et le bien privé temporel, les membres de la société ne changent pas de cadre au gré de leur fantaisie ou de leur subjectivité. Comme le remarque Jules Monnerot, cette époque est celle « où chaque couche de la société accepte sa place et chaque individu sa situation… Avant le XVIIIe siècle, l’idée de société dans la pensée européenne ne se distingue pas de l’idée de société acceptée. L’état normal d’une société est l’acceptation par chaque homme de la place où Dieu l’a mis ». La royauté universelle du Christ ne s’étend pas seulement sur l’Église, société surnaturelle, mais sur toutes les communautés naturelles et sur leur rassemblement en une Cité temporelle ordonnée de telle sorte qu’elle puisse impartir à ses membres dans l’union et dans la paix les biens dont ils ont besoin pour vivre et pour mieux vivre. La grâce n’abolit pas la nature, mais au contraire la consolide comme nature, restaure son ordre perturbé par le péché originel, source de tous les désordres, et rend l’animal politique davantage apte à réaliser son essence.
Le Moyen Âge a donc pu connaître d’innombrables conflits entre les divers ordres de la société, dont la querelle entre le Sacerdoce et l’Empire ou la lutte des corporations contre la féodalité ne sont pas les
moindres, il n’a jamais succombé à la Subversion. Les accès de fièvre éruptive, les révoltes y ont été nombreuses. Il n’y eut jamais apparence même de cette fièvre continue, consomptive et permanente, signe avant-coureur et infaillible de la mort des sociétés, qu’on appelle Révolution. Les divers ordres de la Cité n’étaient jamais en état de dissidence les uns par rapport aux autres. Les sécessions qui se manifestaient étaient des hérésies religieuses et, si leurs ondes sismiques se propageaient dans la société profane, leur épicentre se trouvait dans la foi et non dans la nature sociale de l’être humain qui, sous leur branle, restait pleine de vitalité. La société médiévale a toujours respecté, malgré ses tares, cet « état de réciprocité de services » et ces « servitudes dérivées de l’inégalité naturelle » qui, selon la juste formule de Maurras, constituent la société des hommes. Des individus, aussi nombreux qu’on voudra, ont pu essayer d’en rompre le tissu, ils n’ont jamais voulu édifier un système social destiné à mettre la société en harmonie avec leur propre rupture et à la justifier, ni bâtir une Cité nouvelle, effet de leur propre volonté autonome, libre à l’égard de toutes les nécessités de la nature.

Jamais le christianisme médiéval n’a mis en doute la nature sociale de l’homme. La déclaration péremptoire de saint Paul : « Vous n’êtes pas à vous-même » n’a pas seulement une valeur surnaturelle. L’obligation, le fait d’être obligatus, lié, attaché à autrui est essentiel à la nature de l’homme. L’homme appartient d’abord à Dieu, il est l’obligé de Dieu, il est par rapport à Dieu dans une condition d’appartenance d’où dérivent des convenances à son égard, des règles de conduites, des devoirs. La vertu de religion consiste à rendre à Dieu le culte qui lui est dû en raison de cette obligation, de ce fait d’être lié à Dieu d’une manière radicale. La raison humaine reconnaît cette situation parce qu’elle reconnaît ce qui est, parce qu’elle voit que la nature de l’homme est d’être en société avec Dieu et que c’est là un fait permanent, constitutif de son essence même, jamais assujetti à un changement ou à une mutation quelconque.
Certaines créatures par rapport à nous participent à cette transcendance divine à laquelle nous sommes ontologiquement rattachés. Ce sont nos parents, nos aïeux, nos maîtres, nos bienfaiteurs et tous ceux dont nous recevons quelque chose du seul fait que nous vivons avec eux dans une même communauté de destin. Nous sommes leurs obligés, nous leur sommes redevables de la vie, de la culture, de la civilisation, de la paix, du bien commun sans lequel aucun bien privé n’existe, etc…, parce qu’ils nous donnent tous ces biens, parce que nous recevons d’eux toutes les possibilités d’achèvement concret, effectif, tangible de notre nature d’homme. D’autre part, dans la mesure où nous sommes leurs obligés, nous devons continuer leur oeuvre, imiter ce qu’ils ont fait, nous mettre à leur suite.

La stabilité des ordres ou des états en dérive, ainsi que l’équilibre de la société globale.

L’obligation envers autrui qui se retrouve en toute société réelle est un fait de nature qui tisse entre les membres d’une communauté, de bas en haut, et du haut en bas, une série de devoirs réciproques. Le serf nourrit le seigneur, mais le seigneur est à son tour l’obligé du serf et lui doit aide et protection. Le serf et le seigneur doivent assurer la subsistance du curé et la splendeur du culte rendu à Dieu, mais le curé leur doit l’orthodoxie de la foi et la validité des sacrements.

La nature de l’homme étant celle d’un être obligé, il en résulte des devoirs : à un bien reçu correspond un bien rendu ou, à tout le moins, l’inclination spontanée à reconnaître et à récompenser (à compenser en retour) le bienfait d’une manière quelconque. Dès que l’homme vient au monde il est par nature en situation d’obligé, il est par nature un sujet de devoirs envers autrui. Pour le christianisme médiéval, le devoir social est premier. La foi chrétienne n’a jamais imaginé une déclaration quelconque des droits de l’homme et du citoyen. La société est un tissu d’obligations mutuelles entre les ordres qui la constituent. C’est le constat d’une sorte de lien nuptial ou de cordon ombilical qui nous attache constitutivement les uns aux autres et que la liberté de l’individu peut couper aussi souvent que son caprice le décidera, mais dont il ne peut nier que verbalement l’existence parce que celle-ci se reconstitue aussitôt après sa cassure.

La troisième période de l’histoire de la société moderne ou de ce que nous appelons encore de ce nom commence ici. Aux artères vivantes de la société organique rompues par l’individualisme vont faire place les chaînes insupportablement lourdes de toutes les formes du socialisme. Les appareils de prothèse se substituent aux membres et aux organes de l’homme. Le résultat s’étale sous nos yeux : nos contemporains ne marchent plus qu’à l’aide de béquilles de plus en plus nombreuses, de plus en plus onéreuses. Ruunt in servitutem. À cor et à cri, les hommes d’aujourd’hui exigent de l’État né de leur folie qu’ils les multiplie et les rende plus pesantes et plus dispendieuses encore. Un nouvel esclavage anonyme, mécanique, inhumain, s’instaure avec l’assentiment enthousiaste de ses victimes. En quelques siècles, l’humanité est passée de l’état de société à son contraire, hypocritement et dérisoirement nommé socialisme. Quels qu’en soient les lieux et les temps, la lenteur ou la rapidité du processus, la transition est toujours et partout la même : c’est l’individualisme dissociateur, la méthode identique : la substitution de l’artifice à la nature, et le résultat pareil: la réduction de l’animal politique à la bête de troupeau.

S’il est malaisé, sinon impossible, de déterminer l’origine radicale de cette redoutable maladie de la société, tant elle tient aux profondeurs de la nature humaine et aux insondables décrets de la Providence qui, selon l’adage, efface pour mieux écrire, il est permis au moins d’en fixer approximativement l’acte de naissance et d’en souligner les causes les plus visibles.

À cet égard, les historiens sont à peu près unanimes: la dislocation de la société occidentale (et par elle de toutes les autres sociétés de la planète) a commencé à la Renaissance, s’est continuée dans la Réforme, a éclaté avec la Révolution française et se prolonge en notre fin de siècle dans les formes astucieuses ou violentes de la Subversion de toutes les valeurs que le génie de Nietzsche – décadent et le contraire d’un décadent, comme il disait lui-même – a diagnostiquée.

La Renaissance – au-delà des splendeurs artistiques qui en dissimulent le processus – inaugure l’ère de l’individualisme. Depuis Jacob Burkhardt [historien suisse (1818-1897), auteur de La Civilisation de la Renaissance italienne, Ndle], il n’est personne qui nie cette évidence. Nous n’hésitons pas pour notre part à en trouver la cause dans le christianisme, non point dans le christianisme pris en tant que vecteur surnaturel qui joint les âmes à Dieu, ni dans l’armature sociale de l’Église, ni dans ses dogmes, sa liturgie, ses sacrements, mais dans le christianisme désurnaturalisé, sécularisé, humanisé, privé de son foyer divin de gravitation. Naguère encore l’homme était mis, par la grâce de l’unique Médiateur et de l’unique Église, seul à seul avec Dieu et, par Dieu, avec les membres des diverses sociétés dont il fait partie, avec la nature, avec l’univers. Le voici désormais, parce que la verticale du surnaturel s’abaisse à l’horizontale du temporel, seul à seul en face de chacun de ses semblables, en face du monde, en face de l’immensité du cosmos, sans intermédiaires capables de lui faire comprendre qu’il se trouve situé avec chaque être dans la société, chaque chose dans la nature, dans des communautés de destin concentriques dont l’ultime rayon s’étend à l’infini.

Bien plus, le voici seul en face de lui-même, prenant pour la première fois conscience de soi, se prenant pour la première fois comme centre. On connaît la formule: au théocentrisme se substitue l’anthropocentrisme. Au Dieu fait homme, lentement, implacablement, fait place l’homme qui se fait Dieu, non pas par la médiation du Christ et de l’Église au niveau surnaturel et de l’éternité, mais par les seules forces de sa propre excel lence au niveau de sa seule vie dans le temps. Excédé d’être une créature, l’homme se veut créateur. Comme l’écrit Eugenio Garin, la Renaissance est « un passage de la vision de l’être fermé sur lui-même à la réalité de l’homme-poète, c’est-à-dire créateur, à l’homme qui n’a pas à contempler un ordre donné, à incarner une essence préétablie de toute éternité, mais qui a des possibilités infinies, qui est virtualité sans limites. Le monde, loin d’être figé dans des normes fixes, est malléable à l’infini. »

Une telle exaltation de l’homme n’a rien de païen. Les Grecs ne craignaient rien tant que l’hybris, la démesure qui prétend égaler l’homme aux dieux. Les Romains n’ont jamais cessé de croire à l’absolue transcendance du Divin, même quand il s’incarnait dans la personne de leurs empereurs. L’origine de cette glorification de l’homme est chrétienne. Pour que la seconde personne de la Sainte Trinité ait revêtu la condition humaine par amour de l’homme, il fallait bien que l’homme fût en quelque sorte consors divinae naturae, et il l’est, au sens plein du terme, mais strictement par la grâce. Que l’ancrage de l’homme dans le surnaturel vienne à se briser, l’idée de sa divinisation subsiste en lui. L’empreinte du sceau de Dieu à l’image duquel il a été créé et racheté subsiste en lui, en creux et il ne peut en remplir la prodigieuse profondeur qu’en imagination, par les constructions de son esprit, autrement dit par lui-même. On n’échappe pas au christianisme, même et surtout en le reniant. L’homme qui n’adore plus Dieu ne peut adorer que soi-même. Il doit être son propre Créateur et le Créateur du monde, en tendant d’être, comme à l’époque contemporaine, son propre Rédempteur et le Rédempteur de l’humanité.

Pour que cette première révolution se réalisât, il est trop clair que la notion de vérité devait prendre un sens nouveau, inédit dans l’histoire humaine. La vérité ne consistera plus désormais dans la correspondance de la pensée au réel, mais au contraire dans la conformité du monde extérieur à la pensée de l’agent créateur qui l’ajuste à son idée et à ses désirs. Ce qui importe dorénavant, ce n’est plus de contempler ce qui est, ni d’adapter l’action humaine à sa fin réelle et au Souverain Bien auquel l’homme est ordonné, plais à l’inverse de soumettre l’objet au sujet lui-même et à son activité transformatrice et dominatrice. Tous les humanistes, et singulièrement Pic de la Mirandole insistent sur la liberté qu’a l’homme de se construire lui-même et de construire le monde qui l’entoure, de se façonner son être et de façonner les choses à sa guise, comme si la nature de l’homme et du monde était un pur devenir docile aux formes que la pensée et la volonté aspirent à lui imposer. L’homme est maintenant le maître et l’artisan souverain de son être et de l’être de toutes choses. On peut condenser en une formule ce retournement de la hiérarchie des trois activités fondamentales de l’intelligence humaine : à l’intelligence spéculative et à l’intelligence pratique (au sens aristotélicien de l’adjectif) qui s’estompent de plus en plus se substitue l’intelligence poétique, artisanale, ouvrière, transformatrice de l’homme et du monde. Au lieu du Contempler, de l’Agir, qui rétrogradent à l’arrière-plan, une place démesurée, exclusive, est accordée au Faire, à l’idée de la plasticité des choses que l’homme transforme et domine à son gré. La poésie, dans toute l’extension du terme, est le moment suprême et le centre de l’expérience que l’homme créateur a de soi. Poésie est Théologie, dira Boccace, et Musato affirme même qu’elle évince et remplace la Théologie

Quisquis erat vates, vas erat fille dei,

Illa igitur nobis stat contemplanda POESlS

Altera quae quondam Theologia fuit.

La conséquence est immédiate : l’activité poétique de l’homme va s’incarner dans la fabrication d’une Cité nouvelle dont il est à la fois l’artisan et la fin. Machiavel tient tout entier en ce projet dont l’histoire n’avait jamais connu d’exemple et qui fait de lui l’homme politique par excellence des temps modernes. La Cité est désormais faite pour le Prince, que le Prince soit telle personne déterminée ou cette foule d’individus sans visage et sans nom que l’on ose encore appeler aujourd’hui peuple.

Il n’est point besoin de chercher midi à quatorze heures pour le comprendre. Une fois l’intelligence contemplative et la raison pratique éliminées au seul bénéfice de l’intelligence fabricatrice, il n’y a plus, il n’y a rigoureusement plus de mode commun ni de fin commune des conduites humaines. L’intelligence des hommes se libère de la contrainte du réel qu’elle n’a pas fait, la volonté des hommes s’émancipe de la nécessité du Souverain Bien et d’un bien commun qui n’est pas son oeuvre. Tout ce qui transcende et, par là même, rassemble les individus s’évanouit. Il ne reste plus aux hommes que de transformer la nature et la société comme l’artisan le fait de la matière qu’il travaille pour assurer sa subsistance, laquelle est privée par définition dès qu’elle échappe au devoir d’assurer le bien commun de la société, reflet d’un univers où chaque réalité resplendit la lumière de Dieu unique. L’individu ne recherche plus, à titre privé ou en se joignant temporairement à d’autres, que son bien propre.
La Renaissance n’est pas seulement l’éclatante période où tous les arts de l’activité poétique de l’homme se sont librement déployés, elle est le premier moment de la technique triomphante dont nous savons aujourd’hui qu’elle emprisonne la planète en ses rêts. La primauté ne revient plus à l’intelligence contemplative et au monde commun où toutes les intelligences contemplatives s’enracinent, ni à la raison pratique obéissant chez tous les hommes à l’impérieuse attraction du Bien commun naturel ou surnaturel, mais à l’intelligence technique qui se fabrique un monde et une société désormais sans mystère et qu’elle connaît à fond puisque ce monde et cette société ne dépendent plus que de son pouvoir créateur. Il n’y a plus de nature des êtres et des choses qui résiste à l’investigation de l’intelligence. Il suffit de trouver une technique appropriée pour comprendre ou plus précisément pour prendre les divers secteurs du réel en ses filets. Il suffit de disposer d’un bon Discours de la Méthode. Il suffit de découvrir par l’analyse patiente des faits les techniques qui rendent l’homme avisé capable de conquérir et de garder le pouvoir sur les autres hommes que sa seule personne privée rassemble en une « pseudo-société ». La société ne provient plus d’une nature sociale de l’homme inexistante, mais de la volonté de l’individu ou des individus. L’exaltation de l’individu qu’on reconnaît unanimement à la Renaissance est essentiellement liée à la suprématie de la technique, aux divers arts qui transforment la matière et qui produisent des biens matériels utiles. Utiles à qui ? La réponse s’impose immédiatement : à l’individu, car l’utile est personnel, privé, propre à l’un, impropre à l’autre et l’être humain individualisé par son corps matériel est seul capable de produire et de consommer des biens matériels. Le règne de la technique est le règne de l’individu ou des individus juxtaposés dans une collectivité, projection géante de la personne, et que le droit moderne nomme précisément personne morale.

Comment en est-on arrivé là ? Redisons-le inlassablement : par la sécularisation du christianisme qui, une fois amputé de sa Fin surnaturelle ultime, érige infailliblement l’individu en fin. C’est le christianisme qui est à l’origine de la royauté universelle de la technique dont la Renaissance claironne la nouveauté, mais ce christianisme n’est plus celui dont le Christ a répandu la Bonne Nouvelle dans le monde ; ce n’est plus le christianisme du salut surnaturel de la personne, mais celui du salut de l’individu tout court qui, s’instituant comme fin de tous ses actes, ne peut plus recourir qu’à la seule intelligence technique, fabricatrice d’objets qui lui sont utiles. De fait, le développement fabuleux de la technique a son centre dans l’Occident christianisé. Les Grecs et même les Romains n’ont jamais célébré la technique comme la forme la plus haute de l’intelligence parce qu’ils n’étaient pas personnalistes, parce qu’ils ne connaissaient pas « l’éminente dignité de la personne humaine », parce qu’ils ne connaissaient que la majesté transcendante du bien commun et de la Cité.

Texte extrait de – DE LA DISSOCIETE –

Editions Remi Perrin.

Marcel de Corte

Biographie..

De la dissociété..

Fin d’une civilisation..

Philosophie des moeurs contemporaines..

Mutation de l’homme..

Sauver notre civilisation..

Sur le totalitarisme
de l’égalité..

L’homme contre
lui-même..

L’esprit de droite
et l’esprit de gauche..

Gustave Thibon

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